lundi 26 janvier 2015

Un jeu mortel





« Qui que je sois, mon histoire commencera toujours de la même manière : il me faudra d’abord faire ceci, puis cela, puis autre chose et autre chose encore ; mais toujours les mêmes choses, invariablement les mêmes, et toujours dans le même ordre. À force, bien sûr, je connais le programme par cœur. Alors je cours, je me précipite sous la douche – pourtant mes indicateurs de propreté ne sont pas si alarmants ; je vais vite rebondir cinq ou six fois sur le trampoline – impossible de faire moins ; je fais vite le tour de la maison pour aller causer un brin avec la brunette sportive ou avec le gars à la casquette, quelques mots suffiront bien ; et hop là je ramasse deux ou trois ordures pour la forme, pas besoin d’en faire plus. Et comme même en courant, tout cela prend un temps fastidieux, eh bien de l’index gauche je l’accélère – le temps. » 

Philippe Annocque, Vie des hauts plateaux, fiction assistée 
(éd. Louise Bottu, 2014), p. 105 

Littérature expérimentale, dixit l’auteur lui-même. On sent bien à lire (avec entrain) cet étrange livre qu’il y a une astuce et même plusieurs, une contrainte, des lois — un régime, dans les deux sens du mot : ici, la fiction est à la diète, elle ne dispose pour séduire que de quelques éléments frustres, inlassablement recombinés. D’ailleurs ses personnages fantomatiques meurent souvent d’inanition, à deux pas d’un Frigidaire plein qu’ils sont pour quelque mystérieuse raison incapables d’ouvrir. Philippe Annocque les a disposés sur son tapis de jeu, chaque page est une nouvelle partie à la fois déroutante et prévisible, tant sont volontairement limités l’éventail des actions possibles et les ressources du style. Ce recueil de fragments est le jeu d’un enfant mais un enfant tout de même extrêmement inquiétant, malgré l’humour et la placidité apparente du ton. Un enfant sans repères, dirait-on : son identité, celle des autres, son statut (vivant, mort, mort-vivant), son âge, son sexe, rien n’est assuré. Il ne cesse de le répéter, l’existence (ou la société ? elle aussi a ses jeux) est un jeu de rôles moyennement drôle. Binaire à pleurer. Asphyxiant — l’air est rare sur les hauts plateaux. Sinistre au fond. Ce qu’on s’amuse !



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