jeudi 11 novembre 2010

Du meilleur genre




Quant au roman noir, je n’y connais à peu près rien. Considérant tout ce qu’il y avait à lire, j’ai dû faire le choix de l’impasse sur les innombrables volumes de la Série noire, c’était toujours ça de moins, choix teinté reconnaissons-le d’un certain mépris, bien partagé je crois, ce n’est pas un genre noble, n’est-ce pas, et puis l’on en bouffe du matin au soir, du polar, au cinéma, à la télé, ça suffit comme ça : on en connaît tous les tics par cœur, les clichés, les figures imposées, n’a-t-on pas lu un seul roman dit policier. On en a pourtant savouré sans retenue le fin pastiche dans certains livres de Jean Echenoz, par exemple. Et justement, voilà qu’on tombe, il y a deux semaines, sur un roman noir postfacé par ce même Echenoz. Fatale, que ça s’appelle. En lettres sanglantes sur fond noir. Carrément. On se dit pourquoi pas. Ce n’est pas la première fois qu’on entend parler de Jean-Patrick Manchette, on le sait estimé, let’s go.



 
"— Je suis content de vous avoir ramassée sur la route, cria-t-il de la cuisine. Je voulais vous revoir. Je pense que vous êtes énigmatique. Êtes-vous énigmatique ?

Aimée ne répondit rien. Le baron réapparut avec un autre plateau sur quoi reposaient le thé et les tasses.
— Je manque actuellement de lait et de sucre, hélas, dit-il. Je suis désolé des conditions dans lesquelles je vous suis apparu la première fois, je veux dire la bite à la main. C’est moi qui dois vous paraître énigmatique.
— Bof, dit Aimée, ça peut aller.
" 


Je suis conquis. Manchette est un styliste, ça saute aux yeux. Pour peu qu’on ait de la tendresse pour la famille des flaubertiens, on ne peut qu’accueillir à bras ouverts ce cousin-là : il n’a pas si mauvais genre. Mon vieux Gustave, ta descendance est aussi variée qu’admirable. Il y a dans Fatale une scène de réunion champêtre, interrompue par la mort brutale d’un bébé, qui a la sécheresse venimeuse des meilleures pages de L’Éducation. 


La Série Noire refusa Fatale, d’ailleurs, et significativement. On y mourait trop peu (nonobstant un carnage final), c’était un poil abstrait. C’était l’avant-dernier livre de Manchette, à son corps défendant : l'épuisement (il a beaucoup écrit pour vivre), la dépression et un cancer l’avaient décidé à sa place. Né à Marseille en 42, il rend l’âme à 53 ans, alors qu’il reprenait du poil de la bête après un épisode agoraphobique et travaillait à un ambitieux cycle romanesque dont il n’existe qu’un premier volet inachevé, La Princesse du sang. Les notes préparatoires de ce livre rédigé aux deux tiers environ montrent que Manchette attachait la plus grande importance à la construction, l’efficacité, l’habileté de sa narration, s’interrogeant sur ce que le lecteur doit savoir ou pas à tel ou tel moment, la fermeté de sa storyline, comme il dit, en vieux cinéphile qu’il est, et scénariste consommé. Toutes choses dont je dois bien avouer que je me fous un peu.

C’est plutôt bien, La Princesse du sang, on s’y poursuit comme des Indiens, la mitraillette au poing, dans une forêt cubaine, en marge de l’Histoire, mais ce qui me séduit là, encore, c’est la plasticité de la phrase de Manchette, l’avancée imperturbable du récit, l’héroïne trop belle pour être vraie, fantasme de celluloïd tendrement moqué par l’ironie toujours aux commandes ; je me fiche bien de savoir pourquoi ces gens se courent après. Agents triples, obscurs complots, leurres divers — la situation est confuse est désespérée et c’est tout ce qu’on a besoin de savoir, il me semble. 
La portée critique de Manchette, politique c’est certain, d’extrême-gauche il paraît bien, possiblement situationniste, je ne la conteste pas, elle m’inspirerait même de la sympathie, mais si j’ai lu successivement et presque sans pause La Position du tireur couché (1981 et dernier livre publié de son vivant, magnifique), Le Petit Bleu de la côte ouest (1976, sans doute mon préféré), Morgue pleine (1973, la première aventure du détective Eugène Tarpon), L'Affaire N'Gustro (1971, sans doute le plus drôle), Ô dingos, ô châteaux ! (1972, le plus “seventies” de tous, où l’invraisemblance confine à l’onirisme), Nada* (1972, où en grand frère accablé il pince la joue des terroristes), Que d’os ! (1976, la seconde aventure de Tarpon et la meilleure) et jusqu’à Laissez bronzer les cadavres (1970, une bonne vieille série B haletante écrite en collaboration avec Jean-Pierre Bastid, son premier roman noir publié sous son nom après quantité de choses plus ou moins alimentaires) — si j’ai dévoré ces romans, disais-je, c’est parce que Manchette a du style, tout bonnement, et plus précisement celui d’un rêveur et d’un révolté qui ricane froidement, par pudeur, si vous voulez, et que c’est une catégorie d’écrivains qui a toute mon affection.
 

"Les bûcherons étaient huit. Ils campaient sous une grande bâche montée sur des pieux. Ils avaient des couvertures dégueulasses et des matelas de rameaux et de feuilles. Ils disposaient de pain rassis, d’un peu de vin d’Algérie, de fromage, de mauvais café, de plusieurs grands sacs de légumes secs et de trois revues pleines d’illustrations pornographiques obscènes. Ils étaient équipés de haches et de scies et de deux tronçonneuses Homelite. Ils séjournaient illégalement en France, n’avaient aucune sorte de sécurité sociale et touchaient un peu plus de la moitié du SMIC pour un travail de soixante à soixante-dix heures par semaine. Ils donnèrent à Gerfaut du pain et de la soupe aux pois, puis deux cachets d’aspirine dans du vin. Ils ne savaient que faire de lui. Comme il grelottait et suait terriblement, ils le roulèrent dans deux couvertures qui sentaient mauvais.
— Quelqu’un va venir, dit à Gerfaut celui des bûcherons qui parlait le mieux le français.
Puis ils prirent leurs haches, leurs scies et leurs tronçonneuses et s’éloignèrent entre les arbres. La lumière du matin était assez belle, pour ceux qui aiment ça.
" 
(Le Petit Bleu de la côte ouest)


 
Plus précisément encore : le style de Manchette est volontiers décrit comme béhavioriste. C’est-à-dire que les mouvements de l’âme de ses personnages nous sont inconnus : le texte dit ce qu’ils font, très rarement ce qu’ils pensent. On voit tout de suite ce qu’on y gagne sous le rapport de la rapidité et de la concision, et les livres de Manchette sont de formidables mécaniques. Mais ce qu’on y gagne surtout, ce sont les joies de la perplexité, d’exquises ambiguités, l’angoissante poésie de comportements rendus opaques, absurdes. Ces joies et cette poésie très particulières sont à leur sommet dans les trois derniers livres de Manchette, lesquels je recommanderais avant tout ; dans Le Petit Bleu de la côte ouest, cavale où la mélancolie domine, dans Fatale, le plus malicieusement littéraire, dans La Position du tireur couché, où ce point de vue faussement objectif est poussé dans ses retranchements (cas de le dire : c’est le plus stylisé de tous).

Qu’on ne s’y trompe pas cependant : cette froideur et cette noirceur, qui sont celles de l’acier dont on fait les flingues (et l’œuvre de Manchette contient tous les calibres imaginables : dans une de ses nouvelles, Le discours de la méthode (1980), un tueur utilise vingt-quatre armes différentes (j’ai compté), par ordre de taille, pour tuer une seule personne commençant par un pistolet Kolibri chargé d’une balle de 2,7 mm et, après que la tête de sa victime a éclaté d’un coup de revolver Brand, se réservant pour lui-même une cartouche de 15 mm, “la plus grosse munition du monde”), cette froideur et cette noirceur sont graissées, si l’on peut dire, par un constant humour rageur, tour à tour misanthropique ou politique, on y revient, un humour de sale gosse revenu de tout mais tremblant de colère quand même, ma foi assez irrésistible.


Dans son unique pièce de théâtre, Cache ta joie ! (1979), qui narre l’ascension et la chute d’un groupe de rock banlieusard, cet humour n’avance plus masqué et se risque à la farce, comme dans ce dialogue entre un des musiciens et leur futur producteur, Charles, qui vient de lui faire passer un contrat :
 

"CHARLES. Alors ?
MUSICIEN. Le texte n’est pas clair, et conséquemment nous inquiète. Nous ne comprenons pas bien la clause au sujet des droits de reproduction mécanique dans tous les pays de langue française, “sauf la Turquie”. Que signifie “sauf la Turquie”  ?
CHARLES. Réfléchissez, voyons. Est-ce qu’on parle français en Turquie ?
MUSICIEN. Généralement pas.
CHARLES. Alors vous voyez bien !
MUSICIEN (qui ne voit pas :) Oui... Oui... Admettons. Mais ce qui nous soucie davantage encore, ce sont les paragraphes intitulés respectivement : “Maîtrise de l’image” et “Droit d’entubage systématique”...
CHARLES. Pour ce qui est du droit d’entubage, c’est tout simple. Imaginez que vous preniez un agent pour étudier ce contrat...
MUSICIEN. C’est possible, ça ?
CHARLES. Dans l’abstrait ! Seulement dans l’abstrait ! Imaginez-le. Il vous faudrait alors engager un deuxième agent pour négocier le contrat d’agent du premier, et un troisième agent pour négocier le contrat du deuxième, et ainsi de suite ! Ça n’a pas de fin ! Le droit d’entubage systématique est une clause qui vous protège, et qui vous garantit que je serai seul à vous prendre du blé. Je vous laisserai d’ailleurs cinquante pour cent de nos revenus. C’est équitable, ça, non ?
MUSICIEN. Et si on ne veut pas se faire entuber du tout ?
CHARLES. Va à l’usine.
MUSICIEN. Évidemment, quand on pose une question stupide, on reçoit une réponse à la con."

Manchette a également tenu un journal, dont le premier volume a paru en 2008. Il commence ainsi :

"Jeudi 29 décembre 1966
Aujourd’hui, ces temps-ci, je ne suis probablement sain tout à fait ni de corps ni d’esprit.
"

Il en interrompra l’écriture le 20 avril 1995 et mourra le 3 juin suivant, dans la nuit.



* Nada est devenu un film en 1974, je l'ai regardé dans la foulée du livre. Hélas sur ce coup-ci le regretté Claude Chabrol, malgré l'excellente composition de Maurice Garrel, a manqué de moyens comme d'inspiration, on peut s'en passer. (Et c'est l'adaptation d'un de ses romans que Manchette jugeait la moins à la ramasse ; cet amoureux du cinéma n'a pas eu de chance avec lui. Je ne me souviens pas que Trois hommes à abattre, Pour la peau d'un flic ou Le Choc soient de bons films, encore moins qu'y transpire quoi que ce soit du génie propre de Manchette.)



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