[Dans une grotte écartée en Turquie, à Héraclée du Pont, l'auteur étant seul avec un guide qui n'a pas souvent l'occasion d'en décadenasser la grille]
Est-ce que je veux vraiment voir l’endroit par où Héraclès s’est extirpé des Enfers, ainsi que le gouffre où coule le véritable Achéron ? Le guide après coup paraît regretter sa proposition, mais trop tard. Devant ma détermination, il en est réduit à rajuster son blouson et à en remonte la fermeture Éclair jusqu’au col. Revenu à la hauteur du pilier, il s’arrête devant une fissure verticale, si étroite que je n’aurais jamais soupçonné qu’elle pût receler quelque profondeur. Puis, en se plaçant de profil, et après s’être contorsionné comme un serpent, il disparaît à l’intérieur de la faille. Inquiet à l’idée de me laisser distancer par le faisceau de la lampe électrique qu’il a allumée pour l’occasion et de me retrouver seul dans le noir, je me précipite à sa suite. Le goulet est si resserré que je suis obligé d’expirer tout l’air que j’ai dans les poumons pour pouvoir me faufiler entre les deux parois qui me pressent à la fois la poitrine et le dos. En forçant, j’arrache à moitié les boutons de ma chemise, raclant et essuyant de ma veste les murs suintant d’humidité. Au sortir de ces rétrécissements, plusieurs fois je manque de perdre l’équilibre. Glissant sur les rochers ronds et polis, je patauge dans les flaques. Héraclès, somme toute, ne devait pas être si baraqué pour s’être introduit par un si mince interstice.
Après plusieurs minutes de reptation, nous parvenons enfin dans une petite salle […] Puis, sur la gauche, [le guide] me montre un autre couloir, au bout duquel s’ouvre un autre boyau, encore plus étroit. D’un geste de la main, il me fait signe qu’il descend en droite ligne jusqu’à une rivière souterraine qui serpente dans les ténèbres et serait le véritable Achéron. Mettant sa paume en cornet autour de son oreille, il me fait comprendre que, en y prêtant attention, on entend l'eau du fleuve invisible qui roule dans l'obscurité […] Je tends à mon tour l’oreille, incapable de discerner si les bruits d’eau que je perçois proviennent de cette rivière mythique ou des ruissellements qui sont partout ici en abondance. Comment ne pas être dévoré par la curiosité ? En me courbant, je m’approche le plus que je peux de l’ouverture et scrute l’ombre épaisse. L’orifice étant situé à ras de terre et d’à peine cinquante centimètres de diamètre, je vois bien qu’il faudrait que je me mette à quatre pattes, puis sans doute à plat ventre pour m’introduire dans ce passage détrempé et boueux, avec le risque d’être entraîné à cause de la pente, et sans avoir rien à quoi me retenir, dans le courant de l’eau noire. Éventualité qui, bien sûr, suffit à me terrifier. La luminosité déclinante de la pile de mon guide, son air d’abord impatient puis franchement hostile lorsque je m’approche du trou, l’absence de corde, et la totale improvisation d’une expédition qui s’apparente plus à la spéléologie qu’à l’enquête littéraire me persuadent d’en rester là.
En reprenant le chemin du retour, à la fois soulagé de m’extraire sain et sauf de ce gouffre, et malgré tout dépité, avec même un léger pincement au cœur de déception de n’avoir pas contemplé de mes yeux la rivière souterraine, je suis au moins persuadé d’une chose : la véritable entrée des Enfers, pour peu qu’on veille s’en approcher au plus près, est bien là […] Tout est ici conforme à la topographie du mythe : une caverne et un vallon sauvage et boisé, un lac souterrain, un fleuve inacessible coulant sourdement dans les ténèbres, à la fois sans origine ni embouchure reconnues. On ne peut pas faire plus vraisemblable.
Alain Nadaud, Aux portes des enfers (Actes Sud, 2004), p. 269-272
Illustration : la Bouche de l'Ogre du Parc des Monstres (1550), à Bomarzo
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