samedi 16 mai 2015

Une chose qui roule avec les yeux bandés


Plusieurs années j’ai conservé avec moi dans ma bibliothèque le livre destiné aux lycéens et étudiants que je m’étais offert lorsque je réfléchissais à ma future carrière : Les Métiers de l’édition et des livres. Dans mon exemplaire était surligné au Stabilo jaune en guise de menace le salaire annuel que ne parvient pas à dépasser une majorité des écrivains de littérature : 3 000 F [“3 000 F par an” surligné en jaune], alors que les nègres, qui écrivent vite et bien dans le but de payer leur loyer, ont un tel rendement que pour écrire des quantités de vies de stars et de navigateurs, des romans policiers, des essais politiques, ils ne sont finalement qu’une dizaine à Paris. 

Je notai dans mon cahier ce premier résultat de recherche : Dix loyers seraient semble-t-il financés à Paris par d’exceptionnelles aptitudes pour le métier d’écrire. 



[…] Pour juger de l’écart, voici la définition de l’écriture déduite des expériences que j’avais menées dans mon propre bureau […] : une chose qui roule avec les yeux bandés, une chose qui a été kidnappée et qui voyage à l’arrière d’une Mercedes noire en direction d’une fermette isolée sur des routes et des sentiers qu’elle ne doit pas voir parce qu’il lui est interdit de repartir dans l’autre sens. C’était mauvais signe du point de vue métier, c’était tout le contraire d’une vie de star ou de navigateur, et de ce fait j’admirais que cette activité qui s’en va dans l’inconnu à côté de types à lunettes fumées répondant aux questions par des grognements soit à la fois pour certains privilégiés une activité qui se passe facilement et en plein jour, quelque chose comme un plan de montage de meubles Ikea. Ainsi travaillent les nègres, selon leur génie supérieur de l’organisation […] 

Emmanuelle Pireyre, Comment faire disparaître la terre ? (Seuil, Fiction & Cie, 2006)



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