vendredi 19 juin 2009

Le dérangement




« Ma petite Louisa, je mène une vie fantastique. Je ne sors plus jamais, je me lève vers onze heures du soir quand je me lève ; ce qui me console que vous ne soyez pas à Paris c’est que si vous y étiez je ne vous verrais jamais ; toujours à la merci d’une crise imprévue, je n’ose plus donner aucun rendez-vous. Enfin une vie charmante. Mais je travaille [...] Je crois bien que depuis votre départ je suis sorti une fois. Et encore parce que la duchesse de Gramont est morte et que j’ai voulu tâcher d’aller à son enterrement. J’ai eu bien du chagrin de cette mort. Tout ce que je peux répondre aux gens qui me demandent de sortir pour aller les voir c’est que je tâcherai d’aller à leur enterrement. Ainsi ils préfèrent que je sorte le plus tard possible et en fait d’enterrement préfèrent encore que ce soit eux qui aient le dérangement d’aller au mien. »
 

Marcel Proust à Louisa de Mornand, 
le samedi 5 août 1905


mercredi 17 juin 2009

Les seuls humains




[À propos de la remise solennelle des insignes de chevalier de la Légion d’honneur au commandant Alfred Dreyfus :]

 

« Il est curieux de penser que pour une fois la vie ― qui l’est si peu ― est romanesque. Hélas depuis ces dix ans nous avons eu tous dans nos vies bien des chagrins, bien des déceptions, bien des tortures. Et pour aucun de nous ne va sonner une heure où nos chagrins seront changés en ivresses, nos déceptions en réalisations inespérées, et nos tortures en triomphes délicieux. Je serai de plus en plus malade, les êtres que j’ai perdus me manqueront de plus en plus, tout ce que j’avais pu rêver de la vie me sera de plus en plus inaccessible. Mais pour Dreyfus et pour Picquart il n’en est pas ainsi. La vie a été pour eux “providentielle” à la façon des contes de fées et des romans feuilletons. C’est que nos tristesses reposaient sur des vérités, des vérités physiologiques, des vérités humaines et sentimentales. Pour eux les peines reposaient sur des erreurs. Bienheureux ceux qui sont victimes d’erreurs judiciaires ou autres ! Ce sont les seuls humains pour qui il y ait des revanches et des réparations. » 

Marcel Proust à Madame Straus, 
le samedi soir 21 juillet 1906


samedi 6 juin 2009

Multanime


« Et celui qui s’arrêtait à ces misérables subtilités de maniaque, c’était le même homme qui, quelques heures auparavant, avait senti son cœur palpiter d’une naïve émotion de bonté à la lueur d’un sourire imprévu. Ces crises contradictoires composaient sa vie, une vie illogique, fragmentée, incohérente. Il avait en lui toutes sortes de tendances, la possibilité de tous les contraires, et, entre ces contraires, une infinité de degrés intermédiaires, et, entre ces tendances, une infinité de combinaisons. Selon les temps et selon les lieux, selon le heurt accidentel des circonstances, d’un fait insignifiant, d’un mot, selon des influences internes beaucoup plus obscures encore, le fond permanent de son être revêtait les aspects les plus changeants, les plus fugitifs, les plus étranges. En lui, un état spécial correspondait à chaque tendance spéciale en la renforçant, et cette tendance devenait un centre d’attraction où convergeaient les états et les tendances directement associés, et l’association se propageait de proche en proche. Alors son centre de gravité se trouvait déplacé ; sa personnalité devenait une autre personnalité. Des ondes silencieuses de sang et d’idées faisaient fleurir, sur le fond permanent de son être, soit graduellement, soit tout d’un coup, des âmes nouvelles. Il était multanime. » 

Gabriele d’Annunzio, L’intrus (L’innocent), 1892 
cité en note par Philip Kolb, correspondance de Proust, IV




mercredi 3 juin 2009

Le sel de la terre





« Ne soyez pas blessée de la comparaison, Madame, car cet homme qui n'osait pas tourner le cou de peur de s'enrhumer est le plus grand poète de notre temps. Ce pauvre maniaque est la plus haute intelligence que je connaisse. Supportez d'être appelée une nerveuse. Vous appartenez à cette famille magnifique et lamentable qui est le sel de la terre. Tout ce que nous connaissons de grand nous vient des nerveux. Ce sont eux et non pas d'autres qui ont fondé les religions et composé les chefs-d'œuvre. Jamais le monde ne saura tout ce qu'il leur doit et surtout ce qu'eux ont souffert pour le lui donner. Nous goûtons les fines musiques, les beaux tableaux, mille délicatesses, mais nous ne savons pas ce qu'elles ont coûté, à ceux qui les inventèrent, d'insomnies, de pleurs, de rires spasmodiques, d'urticaires, d'asthmes, d'épilepsies, d'une angoisse de mourir qui est pire que tout cela […] » 

(Le docteur du Boulbon, dans Le côté de Guermantes)




lundi 1 juin 2009

Inspirez




"Je suis inanimé, stupide, absolument privé d'enthousiasme. Excellent état pour écrire." 

Léon Bloy, Mon journal, 1er juin 1899