vendredi 19 octobre 2012

Une espèce de regret du futur




« Donc, Livre est synonyme de Hélas, ou de finitude. Il y a une élégie dans la limitation. La raison de l'élégie ne réside pas dans la finitude négative, l'imperfection, le regret de s'arrêter. Elle réside plutôt dans une espèce de regret du futur. Comment l'expliquer ? Le fait de s'arrêter, et d'achever le travail implique l'infinité de l'avenir. Ou l'indéfinité. L'avenir s'ouvre comme un dieu sans dieu, qui refait le métier. L'arrêt est pathétique dans l'instant où il change l'avenir en présent. Pour autant, le présent n'est pas changé en passé. Car le livre est là, de la terre brûlée non révolue, de l'espace, un enclos de signes foncés. [...] Dieu est incapable de dire Hélas. » 

Philippe Beck



samedi 13 octobre 2012

Loin de la lumière




« Et donc je me suis dit que je m'étais égaré mais que ce n'était pas très grave. Qu'en gros il me suffisait de monter pour revenir sinon à ma voiture, du moins à la route. Incidemment, je me suis demandé ce que je faisais là, dans un trou au bord d'un torrent et loin de la lumière, qui ne se rappelait à moi que par des flaques espacées où se révélaient parfois des choses qui bougeaient vaguement dans l'humus. Et puis je me suis dit que c'était comme ça, que je n'avais qu'à faire ce que j'avais décidé. Et c'est en réfléchissant un peu à ça encore que j'ai pensé fugitivement que je n'avais pas envie de retourner à la voiture, en fait, et que j'allais rester ici et me laisser pousser la barbe.
 
Ça m'a passé. Je n'avais rien à faire ici plus qu'ailleurs. En revanche, j'étais fatigué. » 

Christian Oster, Rouler (2011)



jeudi 11 octobre 2012

Une preuve du refus


« Restait maintenant le problème de rentrer et de l'envie modérée que j'en avais. Toutefois, on s'approchait de dix-huit heures, et, en regardant la carte, je n'ai pas trouvé de destination proche qui m'ait paru valoir la peine. Je n'étais pas très attiré par les Baux depuis que Malebranche m'avait vanté leur charme. Il y avait bien un village, tout près, jusqu'où il m'eût amusé de pousser, surtout à cause de son nom, Aureille, mais j'ai eu peur d'être déçu. En même temps, je n'attendais rien de spécial de quoi que ce soit, et, si j'évoque ici la crainte que je pouvais nourrir d'une déception, ce n'était pas réellement par rapport à un enjeu. Je n'attendais rien en vérité d'un village comme Aureille. Ce que je veux dire, c'est que si j'avais été dans un état normal, légèrement porté par la vie, par exemple, j'en aurais probablement attendu quelque chose, et c'est par rapport à ce quelque chose en soi que j'avais peur d'être déçu. Pas pour moi, donc, ni pour Aureille. Mais pour ce que cette déception, objective, en somme, aurait signifié de négatif et, partant, d'inutilement noir, comme une preuve du refus que peut opposer le monde. Je ne voulais pas être, non la victime, mais le témoin de ça. Je suis donc rentré. » 

Christian Oster, Rouler (2011)



jeudi 4 octobre 2012

Mélodie de l'arrière-fond





[Musique : Igor Ballereau]



« Sinon, s’il n'y a pas une profonde douleur pour rendre les humains également silencieux, l’un entend plus, l’autre moins, de la puissante mélodie de l’arrière-fond. Beaucoup ne l’entendent pas du tout. Eux sont comme des arbres qui ont oublié leurs racines et qui croient à présent que leur force et leur vie, c’est le bruissement de leurs branches. Beaucoup n’ont pas le temps de l’écouter. Ils ne veulent pas d’heure autour d’eux. Ce sont de pauvres sans-patrie, qui ont perdu le sens de l’existence. Ils tapent sur les touches des jours et jouent toujours la même monotone note diminuée. » 


Rilke, Notes sur la mélodie des choses



lundi 1 octobre 2012

Incongru et charmant





C’est à Bénerville que je rencontrai pour la première fois Marcel Proust, il y a une vingtaine d’années. Je sortais avec Robert Gangnat de la villa qu’il avait louée cet été-là au bord de la route de Villers, lorsque je vis venir à nous un homme d’aspect incongru et charmant. Marcel Proust arrivait à pied de Cabourg, exprès pour inviter mon ami à dîner au Grand Hôtel où il séjournait. J’ignorais alors jusqu’à son nom. Mais je fus frappé de l’extrême tendresse de son regard, et aujourd’hui encore je le revois tel qu’il m’apparut avec ses vêtements noirs étriqués et mal boutonnés, sa longue cape doublée de velours, son col droit empesé, son chapeau de paille défraîchi trop petit, qu’il portait très en avant sur le front, ses épaules hautes, ses cheveux épais et drus, ses escarpins vernis couverts de poussière. Cet habillement pouvait être ridicule sous ce soleil : il ne manquait pas pourtant d’une certaine grâce touchante. Une certaine élégance s’en dégageait et aussi une grande indifférence à toute élégance. Il n’y avait nulle extravagance de sa part à avoir entrepris cette longue course à pied. Il n’y avait, à cette époque, aucun autre moyen pratique de franchir les dix-sept kilomètres qui séparaient Cabourg de Bénerville. Mais cet effort qu’il dut faire et dont la fatigue se lisait sur son visage, attestait bien sa « gentillesse ». Il nous conta sa route avec une malice exquise, sans se douter que ce voyage, par cette chaleur, était une grande preuve d’amitié. Il s’était à plusieurs reprises arrêté dans différentes auberges pour y boire du café et reprendre des forces. Tout ceci fut dit avec simplicité, et je fus tout de suite séduit. Avec la divination qu’on lui connaît, il comprit très vite que je souhaitais, avec une impatience de jeune homme, qu’il m’invitât […] 

Le dîner devait avoir lieu quelques jours plus tard […] Marcel Proust nous accueillit avec une courtoisie que je croyais ne plus exister. Arrivés les premiers, il nous donna les noms de chacun de ses convives — M. B. , M. S. Il nous fit le portrait de chacun, et son histoire. Mais surtout il nous parla longuement du vieux marquis de N. qui devait être des nôtres. Ce personnage semblait intéresser tout particulièrement sa curiosité et sa bonté. Ruiné, abandonné de sa femme et de ses enfants après une existence bien remplie de femmes et de jeux, ataxique, à moitié paralysé, il voguait comme une épave dans cet immense hôtel, moqué du personnel, au milieu de l’indifférence de tous. Marcel Proust l’entourait avec une attention discrète. Ce malheureux infirme ne pouvait marcher que de biais et, commandant mal ses mouvements, devait en quelque sorte fixer sa chaise et s’y jeter pour s’y asseoir. Marcel savait, sans que le marquis s’en rendît compte, placer toujours cette chaise de la façon qui pouvait lui faciliter le plus cette opération. Il en fut de même tout le temps du repas, où il sut aider tous ses gestes. Mais surtout il ne cessa de porter la conversation sur le terrain où le vieux marquis pouvait retrouver le plus d’existence. Et je puis bien dire que ce mannequin usé, vidé, dont nous n’aurions su voir que les ridicules, nous apparut grâce à lui un homme de grande aristocratie et de beaucoup d’esprit […]


On parla voyages… et comme le nom de Constantinople fut prononcé, je me souviens qu’il récita une longue page de Loti. Alors, dans l’enthousiasme où m’avait mis ce dîner, cette compagnie, ce que j’entendais, qui excitait ma curiosité au plus haut point, pour lui marquer toute ma sympathie, ma tendresse naissante, je m’émerveillais de cette mémoire et de cette page. Il me regarda d’un air amusé et se tut, mais plus tard, au moment de nous quitter, il me dit : « Lisez l’Indicateur Chaix, c’est bien mieux… » 

Gaston Gallimard, Première rencontre

(hommage paru dans La NRF du 1er janvier 1923)