jeudi 28 août 2014

Oikawa Motoyuki





"Dans la sixième malle, Daimler tombe sur un livre qu’on lui avait dédicacé, et braque sur lui sa torche électrique. C’est un livre qui a été publié en 1970 chez Simon and Schuster (“quand j’avais six mois”, ricane Daimler, mélancolique), et intitulé Poems by Children of Japan. C’est un livre qui lui a été donné, vers 1975, par la traductrice. La dédicace est en japonais, et Daimler n’a jamais su ce qu’elle voulait dire. Daimler est ému.
 


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 — Raah ! sursaute Daimler qui vient de retrouver le poème qui l’avait mis par terre, à l’époque.
 
Le poème est signé par un certain Oikawa Motoyuki, âgé de neuf ans.
 I thought (Je pensai, traduit Daimler mentalement)
 Horses run the fatest (Que c’étaient les chevaux qui couraient le plus vite) 
But giraffes seem to be (Mais, d’après ce qu’on raconte, ce qui reste à être vérifié, il semble que les girafes soient)
 The fatest of all (Les plus rapides).
 
— Pour un coup dur, c’est un coup dur, se dit Daimler, assis sur une malle.
 
So I wished (Alors, comme ça commençait à bien faire, et qu’il fallait pas exagérer, j’ai souhaité, j’ai émis le souhait suivant)
 May giraffes die (Que les girafes meurent, qu’elles crèvent sur place, ces grandes bringues, et tous les petits connards avec).
 
— Non mais, dit Daimler.
 
Il referme la malle et la porte de la cave.
 
— Très bien, ce Motoyuki, au fond, dit-il en arrivant au rez-de-chaussée. 


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 — Que les girafes meurent, rugit Daimler dans l’ascenseur.
"   

Frédéric Berthet, Daimler s’en va (1988)





dimanche 24 août 2014

Le grand baratineur suprême




"— Un jour que j'étais en train de manger un steak à la provençale, je me suis mis à méditer sur l'existence de Dieu. Et j'ai pensé, le monde existe puisque nous le voyons. Si pour faire une simple boule de mortier il faut un maçon, de l'eau et du ciment, il est évident que pour faire le monde, il a fallu une quantité prodigieuse de matériaux et l'intervention d'un "super sujet". Mais alors que je me penchais sur l'origine de ces matériaux et la généalogie du thaumaturge en question, je me retrouvai nez à nez avec un mystère insondable : si le néant n'engendre que du néant, cela veut dire que la causalité est antérieure à l'intention. Désespéré, j'en oubliai mon bifteck, aussi coriace et absolu que la notion de Dieu elle-même, et me tournai avec délectation vers la réalité appétissante des pommes de terre sautées dont l'ail et le persil, telle la théologie pour un croyant, me fournirent le lien logique. Je compris que les sens captaient la réalité objective telle qu'elle est, et que la pensée la déformait en la transcendant. Car l'intellect, mes chers amis, est le grand baratineur suprême. Le monde est une conception mentale. Il n'existe pas concrètement, seulement dans notre imagination. C'est pourquoi Dieu n'est pas un sujet, mais un concept parasite qui pèse sur la conscience comme la barbaque sur l'estomac. Ce n'est qu'une apparence. Et comme l'impression n'est pas ce qu'elle prétend être, j'en suis venu à la conclusion que l'idée de Dieu, tout comme le steak, est une chose que l'on consomme mais qui n'en demeure pas moins toxique et décevante."

Op Oloop, p. 145-146




vendredi 22 août 2014

À l'écart des comédies





"Dès qu'il furent sortis, la gouvernante verrouilla la porte, s'en retourna vers le lit et souleva sans hésitation la culotte de Franziska. C'est bien ce qui lui avait semblé. L'odore di femmina, à savoir une odeur génitale, émanait de la fleur de son flux menstruel. 
Pour une Finlandaise aux cheveux, à l'uniforme et aux sentiments blancs comme neige, l'incident était aussi insignifiant qu'un saignement de nez. Elle prit les mesures prophylactiques qui s'imposaient. Car les peuples nordiques n'accordent guère d'importance aux phénomènes physiologiques comme celui-là. À sa place, une gouvernante cannoise, suspicieuse, aurait exercé une friction saphique sur la vulve tuméfiée, puis voyant s'ériger le clitoris par quelque mystérieuse activation des corpuscules de la volupté, aurait conclu à une réaction morbide due à la brusque interruption de la cérémonie des fiançailles. Mais elle, non. Hyperboréenne, elle venait du pays du pull-over et du ski, où les filles robustes vivent à l'écart des comédies de l'amour dans des cabanes en rondins sous un ciel couleur de zinc."

Juan Filloy (1894-2000), Op Oloop (1934)
(traduit de l'espagnol par Céleste Desoille, Monsieur Toussaint Louverture, 2011, p. 62)



jeudi 21 août 2014

Esprits insatisfaits




"La question "Est-ce donc tout ?" a troublé d'innombrables esprits insatisfaits à travers les âges, et, au bout de notre course, semble-t-il, la voilà, toujours aussi déroutante, aussi obstinée. Pour de tels esprits, dont les espoirs ont été déçus, le monde de notre réalité quotidienne n'est rien d'autre qu'une histoire plus ou moins divertissante, ou affligeante, projetée sur un écran de cinéma. L'histoire est cohérente, elle les émeut grandement et pourtant ils ont l'impression qu'elle est factice. La vaste majorité des spectateurs accepte les conventions de l'histoire, s'en fait partie prenante, vit, souffre, se réjouit et meurt en elle et avec elle. Mais l'esprit sceptique dit vigoureusement : "Ceci est un leurre"… Jusqu'ici, la récurrence est apparue comme l'une des lois fondamentales de la vie. La nuit a succédé au jour et le jour à la nuit. Mais dans cette étrange nouvelle phase de l'existence où l'univers bascule, il devient évident que les événements ne se reproduisent plus. Ils suivent leur cours inlassablement vers un insondable mystère, vers une obscurité sans voix et sans limites, contre lesquels l'urgence obstinée des esprits insatisfaits peut bien lutter, mais ne luttera que jusqu'à être elle-même totalement vaincue."

Herbert George Wells, L'Esprit à bout de ressources (1945)
cité par David Lodge in Un homme de tempérament (Rivages, 2012), p. 660



lundi 18 août 2014

Deux Américains


Faire confiance aux signes : il y a une semaine, dans une fête, quelqu’un évoque devant moi Karoo, d’un certain Steve Tesich (jamais entendu parler) ; trois jours plus tard quelqu’un, sur Twitter, me conseille le même livre ; très bien, je me rends — à la bibliothèque. J’ai d’abord un peu de mal à rentrer dedans (je parle du livre) ; c’est que la quatrième de couverture m’a vendu “l’humour corrosif” de la chose, il est question d’un scénariste de cinéma cynique et alcoolique et je m’attends plus ou moins à une satire, une comédie new-yorkaise enlevée — or dans cette optique le style est un peu laborieux, le rythme traînant. Mais bientôt je m’adapte au singulier regard de Tesich, au tempo ratiocinant de son lamentable héros, le drame se noue et je comprends que c’est dans une déploration funèbre que je me suis embarqué, un livre cruel certes mais aussi plein de sentiment, de compassion, de rêves brisés, un livre beaucoup plus triste et plus ambitieux que je ne l’avais subodoré, tout ensemble et excusez du peu réécriture d’Œdipe et d’Ulysse. Faire confiance aux signes, faire confiance aux livres : les meilleurs déjouent vos attentes, sont toujours autre chose que ce qu’on imagine, et d’ailleurs s’ils ne le sont pas mieux vaut laisser tomber.



À propos d’humour corrosif, et de littérature américaine, il faut bien que je dise un mot des livres de David Foster Wallace, qui m’ont occupé une bonne partie du mois de mai. Si l’on peut se passer de son premier roman, La fonction du balai, que Wallace a du reste renié et non sans raison (c’est un poil lourdingue), ainsi que de La fille aux cheveux étranges, son premier et pas très fameux recueil de nouvelles, il faut se précipiter sur Un truc soi-disant super auquel on ne me reprendra pas (par quoi j'ai commencé), enthousiasmante collection d’articles originellement parus dans je ne sais plus quel magazine de la côte ouest, le mot article étant trompeur dans la mesure où ces textes sont le plus souvent aussi longs que de petits romans, et se dévorent comme tels : qu’il décrive une foire agricole dans le Midwest (un sommet de comique), le tournage de Lost Highway de David Lynch, une croisière de luxe dans les Caraïbes (un autre sommet), ou qu’il fasse le portrait d’un jeune espoir du tennis, Wallace sait être passionnant et hilarant, et toujours extrêmement brillant. Cette brillance, cette ironie, et aussi ce fond de désespoir (et ces interminables notes en bas de page), on les retrouve dans son impressionnant et solidement inachevé dernier roman, Le Roi pâle, dont le projet risqué est de peindre l’ennui dans ses formes les plus compactes, à travers la mise en réseau polyphonique de personnages qui en ont une expérience quotidienne, profonde, à la fois intime et pour ainsi dire cosmique, à savoir une poignée d’employés d’un centre des impôts : c'est fou, c'est drôle, c'est poignant, c'est formidable. Wallace s’est pendu en 2008, à 46 ans, d’où l’inachèvement (relatif) du Roi pâle, et on attend encore la traduction française d’Infinite Jest, vanté par tous comme son chef-d’œuvre, bien qu’il ait paru en 1996 (l’année de la mort de Tesich, qui avait achevé Karoo quelques jours avant de rendre l’âme). Faire confiance au temps, je suppose…


dimanche 17 août 2014

Pas le cœur d'apparaître




John Cage, Souvenir (1984)
Gary Verkade, organ of Gammelstad Church



“Quelque chose me submergea alors que j'avançais dans la librairie avec Leila vers la sous-section de la littérature appelée "Classiques". C'était peut-être le souvenir de toutes les libraires et bibliothèques de ma vie. Une sensation de quasi-vertige fit non pas tant tourner la boutique autour de moi que tournoyer mon esprit dans ma tête, formant un petit tourbillon de livres, au centre duquel je distinguai, comme dans une vision, un minuscule point de clarté absolue. 
Si Dieu devait se révéler maintenant et avec lui une poignée de vérités incontestables, presque tous ces livres disparaîtraient. 
La section "Philosophie" disparaîtrait. 
Tous les livres de la section "Religion" seraient retirés des étagères. 
Adieu, la physique et l'astrophysique. Adieu les sciences et la section "Sciences". Une poignée de vérités venant de Dieu rendrait tous les livres jamais écrits sur les sciences totalement superflus. 
La section "Voyages" resterait. 
Les grands livres, les grands livres traitant des grandes questions métaphysiques, disparaîtraient parce que ces grandes questions n'existeraient plus. 
Il n'y aurait plus aucun rôle pour l'humanité et la civilisation, si la vérité venait à être révélée. Comme si l'humanité était une sorte de réponse biologique à l'absence de vérité. 
Si j'étais Dieu, me dis-je, je n'aurais pas le cœur d'apparaître maintenant. Pas après que ces livres et des millions d'autres ont été écrits. Non, je n'aurais pas le cœur d'apparaître aussi tard pour dire : "Me voilà, je suis venu vous dire la vérité et rendre superflus les siècles que vous avez passés à la rechercher." Non, s'il était vraiment un dieu d'amour, Il resterait dans son coin. Il était trop tard, maintenant. 
La tragédie de ce pauvre Dieu solitaire qui avait attendu trop longtemps pour apparaître m'envahit. Il était là, quelque part à la lisière d'un monde en extension permanente, s'éloignant toujours plus de nous, filant loin de nous à la vitesse de la lumière. Il était là, avec sa poignée de vérités pour toute compagnie. Et nous, nous étions là, tout en bas, essayant de deviner ce que pouvait être la vérité, tenant de répondre aux grandes questions qui nous échappaient parce que même les indices que nous avions n'étaient pas bons. 
Comment expliquer l'amour que j'ai ressenti pour toute l'humanité à ce moment-là ? Ce sens d'une futilité tragique qui m'unissait à chaque être vivant par des liens plus forts que le sang et la fraternité. Et mon cœur s'élançait également vers ce Dieu solitaire, tout en haut, qui ne pouvait pas revenir régler les choses sans détruire l'homme.”

Steve Tesich, Karoo, p. 403-404.
(traduit de l'anglais par Anne Wicke, Monsieur Toussaint Louverture, 2012)


vendredi 15 août 2014

Drame hollywoodien




"Le problème avec ce scénario que je suis censé réécrire, c’est que je l’ai déjà réécrit. C’était il y a trois ans. Il avait alors un autre titre, et c’était pour un autre  studio. À ce moment-là, le problème de ce scénario était qu’il n’avait pas d’intrigue. Il avait une flopée de personnages, aussi nombreux qu’une promotion de lycée, mais pas d’histoire. Je me suis donc débarrassé de toutes sortes de gens et j’ai construit une ligne narrative. Le scénario a par la suite été réécrit par plusieurs écrivains. Il est maintenant de retour sur mon bureau avec une nouvelle liste de problèmes. Ce n’est plus qu’une intrigue sans personnages."

Steve Tesich, Karoo (1996), p. 71


jeudi 14 août 2014

Pour la main gauche






Musique toute nue, sans doute, c'est-à-dire : sans vêtements, mais aussi : nuage, complètement nuage.
Du romantisme à l'essorage. Et une très singulière jouissance à tenir le son dans sa main, pour le pianiste amputé de bon cœur...



mercredi 13 août 2014

Ex-voto




Musiques du bord des larmes : En ex-voto, précisa l'auteur, à la mémoire de mon cher fils Jacques, mort pour la France à 17 ans. Son premier mouvement m’obsède, ces jours-ci, depuis que je l’ai entendu à la radio ; je connaissais cette œuvre, pourtant, mais les chemins de l’émotion sont mystérieux, soudain une musique vous remue, son heure est venue.



lundi 11 août 2014

J'aime que tout soit réel...



Lorsque viendra le printemps,
si je suis déjà mort,
les fleurs fleuriront de la même manière
et les arbres ne seront pas moins verts qu’au printemps passé.
La réalité n’a pas besoin de moi.

J’éprouve une joie énorme
à la pensée que ma mort n’a aucune importance.

Si je savais que demain je dois mourir
et que le printemps est pour après-demain,
je serais content de ce qu’il soit pour après-demain.
Si c’est là son temps, quand viendrait-il sinon en son temps ?
J’aime que tout soit réel et que tout soit précis ;
et je l’aime parce qu’il en serait ainsi, même si je ne l’aimais pas.
C’est pourquoi, si je meurs sur-le-champ, je meurs content,
parce que tout est réel et tout est précis.

On peut, si l’on veut, prier en latin sur mon cercueil.
On peut, si l’on veut, danser et chanter tout autour.
Je n’ai pas de préférences pour un temps où je ne pourrai plus avoir de préférences.
Ce qui sera, quand cela sera, c'est cela qui sera ce qui est.


Fernando Pessoa, poèmes d'Alberto Caiero


vendredi 8 août 2014

Être absolument véridique



(Thanksgiving Day Parade, NYC, 1937)



"En réponse à tout cela je déclarai que je ne mentirais plus dorénavant. 
Je tins cette promesse. Elle est à l'origine d'une période de terreur, qui n'eut de bon que sa durée très brève. Je m'en tenais à mon principe de ne jamais mentir : ni dans mes discours ni dans mes sentiments, et — bien entendu — d'éviter aussi, tel un mensonge, de me taire. Un Américain a, paraît-il, établi un record dans cet exercice en le pratiquant une semaine durant. Moi, j'ai tenu environ dix semaines. Je disais tout ce que je pensais être vrai — songez à ce que cela signifie chez un jeune homme en pleine crise de puberté ! Ce fut une catastrophe. On nous avait interdit toute relation. Mais lorsque l'école reprit, la situation devint impossible. J'étais continuellement en guerre avec les maîtres et les camarades, parce que je disais une foule de choses que personne n'avait envie d'entendre ; c'était un amour de la vérité exagéré, dément, qui était collé comme une étiquette sur toutes mes paroles. Être absolument véridique revient à annihiler l'existence en la morcelant. Mon père était convaincu que j'avais cessé d'être normal et qu'il fallait m'interner. Il alla voir notre médecin de famille et lui demanda de m'observer. 
Puis vint le jour où, en tant qu'être normal que je n'avais cessé d'être pendant tout ce temps, je me rendis compte de l'impossibilité de ce comportement. J'abdiquai, et jetai du même coup par-dessus bord toute ma religion chrétienne."

Walter Muschg, Entretiens avec Hans Henny Jahnn, 1933 
(Corti, 1995, p. 91-92)



jeudi 7 août 2014

Folles d'antan




Tour à tour compatissant, hilare et consterné, j’ai lu hier un livre curieux : “Confessions d’un inverti-né suivies de Confidences et aveux d’un Parisien” (Corti, 2007). Les Confessions furent d’abord une longue lettre écrite en 1889 et adressée à Émile Zola, son auteur espérant que le célèbre romancier utiliserait ce document humain pour construire un personnage ; son espoir fut déçu. Zola se borna à communiquer la lettre au professeur Saint-Paul, qui la publia en 1895 dans une Revue d’anthropologie. L’inverti-né en question, un jeune homme (il a vingt-trois ans quand il prend la plume) de la haute-bourgeoise romaine, malgré la honte et le dégoût qu’il professe en façade pour ses tendances infâmes, laisse souvent éclater son bonheur et sa joie en se penchant sur les souvenirs de sa vie sexuelle, ce qui est plutôt rafraîchissant. Il écrit en français, mais le docteur Saint-Paul, qui en outre prend prudemment un pseudonyme (Dr Laupst) pour faire paraître le fruit de ses élucubrations sur ce qu’on n’appelle pas encore l’homosexualité mais l’uranisme, l’unisexualité ou l’inversion, traduit en latin les passages les plus chauds, les tribunaux ne sont pas loin. Ainsi le premier handjob de notre pervers italien, à l’âge de treize ans, avec un domestique :

Poussé par je ne sais quelle force, quelle passion innée, je pris le sexe de la main droite et le frottai vivement en disant : “Qu’il est beau ! Qu’il est beau !” [“Quam pulchrum est ! Quam pulchrum est !”] Je brûlais du désir furieux de faire quelque chose de ce sexe qui emplissait toute ma main droite, et je désirais avec ardeur qu’il y eût dans mon corps un trou par lequel pût être introduit en moi ce que je désirais si puissamment.

Ah, la grâce de ces subjonctifs… Ce trou magique, l’inverti-né mais pas bien imaginatif mettra dix ans à le trouver (quelle ivresse alors). Les commentaires sévères du Dr Laupst et la lettre-préface de Zola (n’imaginez pas qu’il dise autre chose que les pédérastes sont des misérables, et leurs amours abominables), que le livre reproduit, forment un affligeant cordon sanitaire autour de ces réminiscences souvent enflammées et involontairement cocasses. Les Confidences qui suivent sont plus anciennes et plus tristes ; elles furent remises “en 1874 à la maison d’arrêt d’Angers, à l’occasion d’un examen, par un détenu âgé de 34 ans, Arthur W…”, au docteur Henri Legludic, et ce dernier en inséra de larges extraits dans son ouvrage Attentats aux mœurs. Notes et observations de médecine légale, en 1896. Arthur W…, sous le nom de La Comtesse, avait fait ses débuts de travesti et de chanteuse de cabaret au milieu des années 50, alors âgé de quinze ans à peine, et brosse, dans une langue surannée, un touchant tableau de la vie des Tantes parisiennes, des Tapettes et des Complaisants, comme on les appelait, et aussi de leurs “protecteurs” (dits “amants de cœur” ou “Garçons”), car la comtesse se prostituait ; puis des mœurs carcérales, à la “maison d’arrêt, de force et de correction” de Poissy ou à la prison centrale de Fontevrault (celle-là même que chantera Genet près de quatre-vingts ans plus tard). Le texte est enrichi de maladroits dessins de la main de l’auteur.


Deux tapettes se rencontrent sur le boulevard ; le signe de ralliement est exécuté, presque imperceptible pour les ignorants ; il consiste à porter la main à la hauteur du col en joignant le doigt médius au pouce et en faisant avec cette main le geste que j’ai reproduit dans le portrait de la Belge (Fig. 15).




mercredi 6 août 2014

Technique d'élévation




Trois fois par jour quatre anges aux ailes multicolores transportaient Marie-Madeleine du parvis de la grotte de la Sainte-Baume au sommet de la falaise pour une petite prière. On peut s'interroger sur leur technique d'élévation. Est-ce que le nombre des anges correspond aux quatre membres, est-ce que chaque ange saisissait une main, un pied, est-ce que la sainte pendait comme un sac de patates au milieu d'un scintillement d'ailes ? Ou est-ce que les anges lui procuraient un petit nuage, sur lequel elle pouvait monter, nue, les mains croisées devant son sexe, entourée de ses longues boucles, les yeux levés vers le ciel ? Peut-être les anges créaient-ils un champ magnétique invisible entre leurs mains tendues, et soulevaient Marie-Madeleine comme un magicien fait voler son assistante ? Peu importe. Arrachée au sol, longeant la paroi rocheuse à la verticale, son regard embrassait le vaste paysage, ses yeux buvaient la lumière divine. Du sommet, un jour de visibilité exceptionnelle, elle pouvait apercevoir la Corse à 200 km de la côte.

Mika Biermann, Palais à volonté (P.O.L, 2014), p. 137




dimanche 3 août 2014

Incerto tempore




Nuit du 2 août, cinq heures du matin 
Igor Ballereau, Incerto tempore incertisque locis VI — Emily Manzo, piano