Retrouve au fond d'un tiroir ce texte écrit il y a un an à peu près, autant le partager.
DU SENTIMENT DE QUOI FOUTRE LÀ
C’est une chose que je me suis souvent dite, et le plus souvent à haute
voix. À midi, la nuit, en ville ou à la campagne — je n’ai pas observé
qu’il y avait un terrain ou une heure favorables. On peut se demander ce
qu’on fout là n’importe où et à tout instant. On sera seul, en
revanche, de préférence. S’il faut absolument être avec des gens, on se
contentera de le marmonner ou de le penser, en forme d’aparté. Mais
l’expérience du qu’est-ce que je fous là ne me paraît pure et complète
que dans la solitude, à tout le moins une échappée momentanée. La
familiarité du verbe foutre est de bon aloi, car en effet c’est un
sentiment familier. Il n’est pas forcément désagréable, il est même
fréquemment assez exalté. C’est une émotion forte. Elle produit un
vertige et sans doute une chimie particulière dans le cerveau. C’est le
sentiment plutôt joyeux de l’arbitraire le plus total, tel que je le
connais. Le lieu importe peu mais il faut qu’il soit éloigné, et pas
forcément de beaucoup, de ceux qu’on a l’habitude de fouiller. Se
demander ce qu’on fout là chez soi est un drame qui nous mènerait trop
loin du sentiment que je veux dire, c’est tout à fait un autre sujet.
Nous nous sommes donc légèrement écartés de nos voies, ou
spectaculairement au contraire, le soleil darde ses rayons sur un
cimetière militaire breton ou c’est le soir dans un petit bar tokyoïte,
et le sol se dérobe sous nos pieds, laissant voir par transparence le
cosmos, l’errance des comètes, et l’acrobatie insensée des calculs et
des manigances ourdies par le hasard pour en arriver là. Nous sommes
soudain la tête bas et tout autour de nous est à la fois d’une
matérialité écrasante, scandaleuse, et tissé de l’étoffe des rêves. Il
n’y a pas de comité d’accueil. Notre présence, tout le claironne, n’a
pas du tout été prévue ; nous n’entrons pas dans l’équation, nous voyons
tout par effraction. La scène ne fait pas avancer l’intrigue et
pourrait être sans état d’âme coupée au montage, mais quel beau plan. La
réalité est sommée de choisir son camp : soit cet instant est réel,
soit tout le reste, ou bien ni l’un ni l’autre ne le sont, il faudra se
faire une raison. La dépense paraît excessive, elle doit poursuivre un
autre but que de s’offrir à nos regards, mais nous ne voyons pas lequel :
ces décors monumentaux, ces milliers de figurants, cette ingénierie
lourde, le poids des nuages, tous ces brins d’herbe peints à la main
réclament notre attention et nous tournent le dos, font la roue et nous
snobent. Nous ne savons pas sur quel pied danser et d’ailleurs nous ne
dansons pas, nous sommes figés, interrompus, bouche bée sur le dernier
mot, la statue de sel a parlé : qu’est-ce que je fous là.
On
peut faire l’économie du point d’interrogation car aucune réponse ne
sera apportée, car de toutes les questions sans réponse possibles
celle-là remporte le pompon, c’est incontestable. Nous serrons ce
dernier contre notre poitrine ; nous sommes descendus du manège. Le cœur
bat fort. Le manège accélère. Ou bien son immobilité contre-nature nous
affole, au contraire. Les yeux saillent hors des têtes des chevaux de
bois à l’arrêt. Nous-mêmes à cet instant pourrions être aussi bien
vernis, laqués, montés sur pivot. Nous avons la fixité du lépidoptère
dans son coffret vitré. Ça ne dure qu’une seconde mais le vertige n’a
besoin que de ça pour nous traverser des pieds à la tête tel un éclair
doux, matifié. Ce n’est pas un électro-choc, c’est beaucoup plus ouaté,
subtil. Un coton imbibé d’éther. Les sels de la terre. Une toute petite
décharge, si vous y tenez. À peine de quoi alimenter l’ampoule au-dessus
de la tête, puisqu’en termes de vivacité le sentiment que je veux dire
est une sorte d’Eurêka, mais un Eurêka impuissant à expliquer quoi que
ce soit, ivre plutôt de son impuissance, la mesurant d’un coup d’un seul
dans toute sa majestueuse immensité — un anti-Eurêka qui pourtant nous
transporterait également de joie, et dont la joie serait de plus de prix
encore, tant l’angoisse nous tendait les bras : la joie de n’y
comprendre rien. Les croix s’alignent à perte de vue sous les embruns,
le chat mécanique sur le comptoir agite le bras et rend la monnaie.
C’est une émotion forte mais c’est aussi une émotion compliquée. S’il
n’y avait que la joie nous nous en tirerions à bon compte, s’il n’y
avait que la joie ce ne serait presque pas la peine d’en parler. Cette
seconde impossible pendant laquelle tout semble trembler sur des bases
qui n’ont jamais été à ce point concrètes, cette seconde merveilleuse où
d’énormes machines ont été remuées sans compter dans le but exclusif de
prouver notre insignifiance et de la sublimer, cette seconde effroyable
dont l’arythmie subite fait dérailler toutes nos voitures — nous
laissant par miracle indemnes sur le bas côté, sans une égratignure,
héros inaperçu d’un accident sans gravité, témoin facultatif d’un
carambolage évité de justesse entre le monde et soi, deux irréductibles
réalités — peut surgir indifféremment le matin ou le soir, que nos sens
soient aiguisés par la meule du réveil ou amollis par les fatigues du
jour, une violente lumière peut en éclairer chaque détail ou bien les
ténèbres et la brume l’envelopper, quelles que soient ses coordonnées
sur la carte du temps il importe seulement que ce soit un point fixe ;
nous nous tenons paralysés sur son arête et c’est la pointe d’un compas
gigantesque dont le cercle se perd dans l’avenir et dans le passé,
toutes les minutes que nous avons vécues n’auront été que pour cette
minute-là que nous nous emploierons à oublier pendant toutes celles qui
suivront, mais sans succès ; aux moments les plus inattendus le souvenir
de l’événement viendra nous irradier, cette intime et délirante et
douloureuse conviction que nous avons toujours été là, et pourquoi, dans
le désert d’une nécropole à trois heures de l’après-midi ou l’absurde
et tardif écho d’un karaoké, que c’était l’instant le plus significatif
de notre existence et que nous n’aurions pas assez de toute la vie qui
reste pour en percer le décevant secret, tâche à laquelle fort
heureusement nous ne songeons pas même à nous atteler ; cette seconde
éternelle enfin et si vivement contingente et paradoxale qu’une espèce
d’harmonie et de cohérence supérieures semblent en émaner — c’est là le
point que je tenais à évoquer — s’accompagne le plus souvent pour ne pas
dire nécessairement du sentiment le plus acéré de notre propre
mortalité, elle sature aussitôt notre corps dans ses dernières
terminaisons, ce n’est soudain plus un vain mot ni une pénible
abstraction, nous avons toujours été là et c’est le souvenir du mort que
nous aurons toujours été.
Dans l’au-delà, devant les anges
habitués du fait qui bientôt quittent la projection en haussant leurs
ailes, le diaporama s’est bloqué, la pellicule s’est enflammée. Mais
nous voici rendus à une trop grande distance du sentiment qui nous
occupait car nous glissons ainsi de "Qu’est-ce que je fous là" à
"Qu’aura-t-il foutu ici" et cette question intéresse des historiens qui
ne viendront pas, ou trop tard, sans le moindre profit pour nous qui n’y
serons pas : nous n’en aurons alors absolument plus rien à foutre — et
sans doute, en définitive, nous n’avons fait qu’anticiper cette joie en
cet instant que je veux dire, savourant trop fugitivement sur le bout de
la langue une infime gouttelette de ce miel divin : une dose plus forte
nous tuerait.