jeudi 30 avril 2015

Liés dans l'hiver et le feu


Je ne sais pas au juste quand l'homme a commencé à désespérer ni où il se trouve sur cette voie de la désespérance, mais je sais qu'il a bien commencé à désespérer. Je l'ai vu l'autre jour dans l'œil d'un homme à la gare de Dijon. 





[…] 

L'espoir et l'estomac sont les personnages principaux. Ils sont liés dans l'hiver et le feu. Chacun le sait. Quand nous remplissons le caddie, Peggy, Alan et moi, nous sentons l'opulence agir dans nos veines comme n'importe quel Temesta. C'est que l'homme doit encore avoir une crainte de qualité préhistorique dans les gènes. Depuis toujours il redoute de manquer. Les rayons surgelés en particulier nous le rappellent avec leurs animaux pétrifiés par le gel. Comme si à l'image de ces cadavres de bêtes conservés par le froid correspondait une autre image, une persistance rétinienne fossile et que nous assistions sans comprendre à leur superposition. Je vois les enfants des autres familles qui courent dans les allées carrelées en glapissant et je me sens perdu dans le cosmos et je ne suis pas certain d'aimer ça. 

Bertrand Belin, Requin (P.O.L, 2015), chapitre 10



mardi 28 avril 2015

Mémoires des failles





Dire les choses est vraiment un problème. Et on n'a cependant pas la naïveté de prétendre dire les choses telles qu'elles sont. Les choses n'ont vraiment rien à voir avec les mots. Sans doute faut-il, pour dire les choses au plus près, dire carrément n'importe quoi d'autre ; oui, c'est bien cela : dire carrément n'importe quoi d'autre, et compter sur la chance pour tomber juste. C'est la seule manière sérieuse d'écrire. 

Philippe Annocque, Mémoires des failles (Éd. de l'Attente, 2015), p. 77


Cela étant posé, on peut dire que ces Mémoires des failles sont écrites très sérieusement. Leurs chapitres sont des albums comportant plusieurs pellicules (le paragraphe ci-dessus est ainsi extrait de la section intitulée "deuxième album, vingt-deuxième pellicule : château de sable, cuvette de WC, faune locale"), soit autant de récits placidement déconcertants, soufflant constamment le froid du raisonnement et le chaud de la folie pure, dans une ambiance de mauvais rêve traversée d'épisodes comiques et d'inquiétants éclats de violence ; toute une vie y passe, de l'enfance à l'âge adulte ; ils se lisent avec l'entrain presque fiévreux du lecteur qui par habitude cherche à comprendre, trompé par l'apparent souci de clarté du style, sur-articulé, et les oripeaux logiques d'adverbes torrentiels (je crois bien que la locution en effet y est la plus sollicitée ; il y en a parfois cinq ou six à la file). Accentuant encore le caractère universel de ses souvenirs brumeux, le narrateur en a proscrit systématiquement le je au profit d'un on que cette imperturbable substitution fait sonner souvent très étrangement ; il évoque pourtant ici et là un certain Philippe Annocque, écrivain souffrant semble-t-il d'être peu lu. Ces passages, d'ailleurs rares, m'ont un peu gêné, je l'avoue ; c'était bien la peine d'éradiquer le je pour faire entrer l'ego par la fenêtre. Il n'en reste pas moins que ces Mémoires des failles sont une réussite ; on a pu (c'est-à-dire je) penser à Michaux, excusez du peu ; et même, assez souvent, à Annocque, qui bien qu'il s'en défense a un ton (ou plutôt une matière) bien à lui. 

Illustration : polaroïd d'Andreï Tarkovski



dimanche 26 avril 2015

mercredi 22 avril 2015

Une facétie de l'inconscient


Entré chez un bouquiniste sans rien chercher de précis, j'en ressors avec ce message un chouïa sarcastique que je ne découvre que bien plus tard, en posant mes emplettes côte à côte. 


Soit une définition pour ainsi dire quantique et sans doute fataliste de l'humaine condition. 


vendredi 17 avril 2015

Déjà la charogne




Attentat à Wall Street, 1920


— Hier encore, le baron Reifflingen – vous connaissez ? Je déjeune souvent avec lui à l’Impérial – hier encore, donc, le baron me demandait mon avis sur les actions de la Gleisbacher Union – votre opinion, sincèrement ? me disait-il. Vous savez, cher baron, lui ai-je répondu, je suis tenu par le secret professionnel ! J’ai les mains liées, mais… 
Stanislas Demba s’arrêta, fronça les sourcils et dévisagea son compagnon : 
— Que dites-vous là ? Les mains liées ? 
— Oui. Parce qu’évidemment… 
— Vous avez donc les mains liées. Cela doit être gênant ? 
— Qu’entendez-vous par là ? 
— Je dis que cela doit être gênant, répondit Demba avec un sourire ironique, les mains liées ! J’imagine qu’on a le bout des doigts qui commence à gonfler, à cause de la circulation, comme s’ils allaient éclater, et que la douleur vous lance jusque dans l’épaule… 
— Que dites-vous ? 
— J’essaie de m’imaginer la situation de quelqu’un qui a les mains liées… 
— C’était une image, voyons ! Je voulais simplement dire que, dans la mesure où je défends les intérêts de ma banque… 
— Assez ! cria Demba. Vous parlez de choses que vous ne connaissez pas, dont vous n’avez pas la moindre idée, qui n’évoquent rien pour vous ! Vous n’avez que des mots vides, mort-nés à peine les avez-vous à la bouche, et qui puent déjà la charogne… 




— Mais qu’est-ce qui vous prend de faire un pareil scandale ! En plein milieu de la rue ! Rassurez-vous, je lui ai finalement donné son renseignement, au baron ! Je lui ai dit comme cela : cher baron, je ne veux surtout pas vous dissuader, j’en ai moi-même acheté, mais il faut avouer que c’est un saut dans l’inconnu… Si moi, par exemple… 
— Que dites-vous ? Un saut dans l’inconnu ? 

Leo Perutz, Le tour du cadran (1918)

jeudi 9 avril 2015

L'opéra de Marseille





En tongs enfin (ou quasiment) ; Bellini revu par Chopin, des flotteurs dont un ragondin. 


mercredi 8 avril 2015

L'effet wagnérien à l'état pur




Accroupie dans la pénombre du deuxième balcon deuxième rang car il ne fallait pas espérer rejoindre nos excellentes places avant l’entracte sans créer un événement antiwagnérien majeur, je me débattais avec la poignée de mon sac en plastique de Woolworth que je ne pouvais pas décrocher de mon poignet, chaque essai de désolidarisation de Woolworth avec moi produisait un épouvantable bruit de plastique froissé, il fallait profiter de l’entrée des cuivres pour dégager mon poignet millimètre par millimètre, heureusement, je me suis dit, que ce n’est pas un divertimento de Mozart, en même temps j’essayais de subir le choc wagnérien de la manière la moins calculée et la plus immédiate, ai tenté de me laisser toucher directement par les Leitmotive, y suis presque parvenue mais pas tout à fait, par intermittence je me disais, essayant de ressentir l’effet direct wagnérien, ça y est, c’est ça, c’est exactement ça l’effet wagnérien, mais me disant m’entendais le penser et c’était déjà une terrible distanciation antiwagnérienne que de penser à l’effet wagnérien tout en le subissant. J’ai essayé de me mettre dans la peau d’une vache, ayant avec la vache une affinité musicale depuis ce fameux beuglement nocturne qui m’avait surprise moi-même dans ma voiture et passablement effrayée, j’ai pensé que l’effet wagnérien sur la vache était l’effet wagnérien à l’état pur, qu’il y avait entre la musique de Wagner et le cri de la vache quelque chose de commun comme la surprise et l’effroi et que la vache était donc l’animal le plus à même d’entendre Tannhäuser, qu’un public entièrement constitué de vaches au Deutsche Oper, un troupeau de vaches tout récemment séparées de leur veau et rassemblées au Deutsche Oper aurait été le meilleur public possible, puisque aucune vache n’aurait voulu ressentir l’effet wagnérien ni ne se serait repue de ce fameux effet wagnérien, mais que les vaches en général et chacune d’entre elles en particulier auraient subi l’effet wagnérien directement et sans aucune pensée dessus, tandis que le public du Deutsche Oper avait évidemment une écoute beaucoup plus problématique de Tannhäuser, une écoute pleine d’intelligence malgré la sensibilité et remplie d’une quantité de références musicales wagnériennes qui rendait impossible une perception directe. Aussi ridiculement mince que veut être l’intelligence humaine, elle est toujours plus ou mois humaine, je me suis dit en essayant de me débarrasser de mon humanité. J’avais fini par dégager mon poignet du sac Woolworth, c’est déjà une première étape, maintenant il s’agit de me débarrasser de toute pensée humaine et de les remplacer par des pensées bovines, la mise en scène est favorable, je me suis dit en constatant le château en carton-pâte, les montagnes et le ciel en arrière-plan et les chanteurs déguisés en Moyen Âge, nous voilà dans un environnement quasi champêtre et facile d’accès pour une vache […] 

Noémi Lefebvre, L’autoportrait bleu, p. 98-100



mardi 7 avril 2015

N'y voir que du feu




Dimanche (de Pâques)                                                                   Lundi (de Pâques)


Les jours rallongent et se ressemblent comme deux gouttes d'eau, la preuve. Cette transparence de l'air sent l'été, qui ressuscite plus sûrement que Jésus. Ça me fait penser que j'ai lu (il y a déjà dix jours, dans le train m'éloignant de l'hivernal Paris) Un été, le second livre de Vincent Almendros, récemment paru chez Minuit, très bref roman elliptique et sournois dont la vive tension se résout dans la juxtaposition pince-sans-rire d'un grand élan tragique et d'une réplique piteuse, consommant un art de la coupe et du tout ça pour ça (s'agissant d'une histoire de manipulation) plutôt plaisant. Hier il faisait grand soleil et, tandis que nous savourions le premier barbecue de l'année dans le jardin d'une amie – l'agneau pascal se prête à la brochette –, des enfants n'en finissaient pas d'inventer des œufs que nous re-cachions dans quelques plates-bandes : c'est donc très tôt que nous prenons le même pour l'autre. 



dimanche 5 avril 2015

Sentencieusement, bisous





La montagne confisque la vue avant de l’offrir. Perdant de vue cette générosité finale, beaucoup la croient malignement adverse et passent leur vie à la maudire, arrêtés à mi-pente. Ce n’est pas une question de muscle ni même de volonté : tu seras assez bien armé si tu ne l’es que de patience. Mais c’est la vertu la plus rare à cause de la mort, dont la crainte te remplit d’impatience et de fièvre, et le panorama privé de ton regard n’a qu’à se retourner pour regarder ta tombe au pied de l’éminence. 
Sentencieusement, bisous, 
Ton vieux gourou. 


vendredi 3 avril 2015

Comme un mouton malade




Nulle trace de bonheur collectif chez le pianiste. Rien dans le regard qui puisse faire penser que le pianiste ait été un jour ou l'autre encombré par la quête ou la réalisation de ce bonheur collectif, aucune trace de bonheur chez celui-là qui souriait, chaleureux et amical, et s'asseyait dans le fauteuil club à côté du mien, j'ai commencé à trembler de la tête aux pieds, ne pouvais pas cesser de trembler alors qu'il ne faisait pas froid et que je n'avais pas la grippe, mais à trembler comme un mouton malade. 

Noémi Lefebvre, L'autoportrait bleu (2009)



jeudi 2 avril 2015

Tombeau de Christopher Falzone





Il y a une dizaine de jours, je suis tombé par hasard sur cet article. Le hasard a bon dos : j’en étais venu à le lire à la suite d’un hyperlien thématique, sur le site de France Musique, au-dessous d’un bref article éclairant la mort, parmi les victimes du suicide aéroporté et mégalomane d’Andreas Lubitz, de deux chanteurs lyriques allemands, Maria Radner et Oleg Bryjak. Sous-thème, donc : la mort violente de musiciens, fait pour me fasciner. “Sur le même sujet”, disait un peu légèrement le site, or à la différence de la contralto et du baryton-basse s’en revenant de Barcelone après avoir chanté Siegfried, le pianiste américain Christopher Falzone a choisi, lui, de s’écraser au sol, le 22 octobre dernier, en se jetant du dixième étage d’un hôpital suisse où ses parents l'avaient fait interner, clamait-il, contre sa volonté. Il avait vingt-neuf ans. 

Lorsqu’on tape son nom dans Google, l’article en question est le premier à apparaître. Les autres articles qu’on pourra trouver, en tout cas en français, n’en disent pas plus et souvent moins. C’est peu pour se faire une idée du destin tragique de Christopher Falzone (que je ne peux m'empêcher de lire Christ offert – Fall zone...). Celui qui veut savoir, donc, en sera pour ses frais ; mais celui qui veut voir, en revanche, découvrira en quelques clics cette vidéo, tournée cinq mois avant le drame, le 28 mai 2014, dans un hospice de la Pennsylvanie — dernière fenêtre ouverte sur un futur défenestré.


 


L’amateur de pathos est comblé au-delà de ses désespérances. Tout y est : le jeune génie foudroyé, la Valse de Ravel qui n’est elle-même que l’histoire d’un effondrement, l’apparente indifférence des pensionnaires devant cette effarante virtuosité, l’injustice d’un son médiocre, cette pauvre salle commune au milieu de nulle part, le chapeau gentiment excentrique, le sourire final du pianiste malade après ce qui, pour lui, semble être une promenade de santé

Nous vivons dans un monde où de telles vidéos existent, noyées dans le flux, promises à l’oubli, des morceaux palpitants de drame offerts à qui veut. Le gâchis est documenté. Dix-huit ans plus tôt, la télévision américaine enregistrait la prestation de notre héros sur la scène du Hollywood Bowl ; et nous scrutons ce chérubin, nous qui savons le saut de l’ange.