"A la
paisible matinée du 25 décembre succède le repas de midi, plus copieux que
d’habitude en ce jour de fête. Robert mange de bon appétit dans le cercle des
pensionnaires ; le cliquetis des fourchettes, cuillers et couteaux résonne
comme une musique joyeuse à son oreille. Mais il a hâte d’arpenter la campagne.
Chaudement vêtu, le voilà qui pénètre dans la lumière cristalline d’un paysage
de neige. Devant l’hospice, il emprunte le chemin qui, par un sombre passage
souterrain, le mène à la gare où il a si souvent attendu l’ami. Dans quelques
jours, à Nouvel An très exactement, ils se promèneront de nouveau ensemble,
qu’il fasse beau ou mauvais. Aujourd’hui, il est attiré par le Rosenberg sur
lequel se dresse une ruine. Il y est déjà allé maintes fois, seul ou
accompagné. De là-haut, on a une vue magnifique sur la chaîne des Alpes. Tout
est si calme en ce début d’après-midi : de la neige, rien que de la neige,
aussi loin que porte le regard. N’a-t-il pas écrit une fois un poème qui
s’achève par ces mots : “La neige tombant du ciel rappelle une rose qui
s’effeuille ?” Ce n’était peut-être pas un très bon poème ; mais il est vrai
que c’est ainsi qu’un homme devrait s’effeuiller : comme une rose.
Le
promeneur solitaire inspire à pleins poumons l’air limpide de l’hiver. Un air
si consistant qu’on a presque l’impression qu’on pourrait le mastiquer. Il a
laissé Herisau en contrebas. Ses usines, ses maisons d’habitation, les églises,
la gare. Parmi les hêtres et les sapins, il grimpe vers le Shochenberg, sans
doute un peu trop vite pour son âge. Son coeur qui bat la chamade le pousse
plus loi, plus haut ; au sortir du Rosenwald, il se dirige vers la Wachtenegg,
rejoint la crête ouest du Rosenberg d’où il gagnera, par une légère dépression,
la colline d’en face. L’envie lui vient d’allumer une cigarette. Mais il
résiste. C’est un plaisir qu’il se réserve pour plus tard, lorsqu’il se tiendra
près de la ruine. — La pente menant à la dépression est assez raide. Il descend
donc latéralement, pas à pas, sans se retenir aux buissons, vers la cuvette
située à 860 mètres d’altitude où il compte se reposer un moment. Plus que
quelques mètres et il se retrouvera sur le méplat. Il doit être maintenant
environ treize heures trente. Le soleil brille d’un pâle éclat, comme une jeune
fille un peu anémique. Rien de triomphal dans son rayonnement, plutôt quelque
chose de tendrement mélancolique, d’hésitant, comme s’il était sur le point
déjà d’abandonner à la nuit le charmant paysage.
Et voilà que soudain, son
coeur marque un temps d’arrêt. Le promeneur est pris d’un vertige. Sans doute
est-ce là un symptôme de l’artériosclérose dont le médecin lui a parlé un jour
pour le mettre en garde et l’inciter à ne pas forcer l’allure pendant la
marche. En un éclair, il se rappelle les crampes aux jambes qui l’ont surpris
lors de promenades passées. Cela va-t-il se reproduire aujourd’hui ? Que ces
choses-là sont donc désagréables et, qui plus est, si stupidement assommantes !
Mais — qu’est-ce que c’est ? Il tombe brusquement à la renverse, sur le dos,
porte la main droite à son coeur et s’immobilise. L’immobilité de la mort. Le
bras gauche repose le long du corps qui se refroidit rapidement. La main gauche
est fermée comme pour écraser dans la paume la douleur aiguë, brève, qui a
bondi sur le promeneur par surprise, ainsi qu’une panthère. La chapeau a roulé
un peu à l’écart. La tête légèrement tournée sur le côté, le promeneur muet
offre une image parfaite de la paix de Noël. Sa bouche est ouverte ; on dirait
que l’air hivernal, pur et frais, pénètre encore en lui.
C’est
ainsi que le découvrent un peu plus tard deux écoliers qui sont descendus à ski
de la ferme “Burghalden”, éloignée de cent cinquante mètres à peine et
appartenant à la famille Manser, afin de voir de plus près ce qu’il y avait là,
dans la neige. Une femme est montée de la vallée avec son chien, pour rendre visite
aux Manser en ce jour de fête ; elle leur a raconté en arrivant là-haut que son
“Bläss” s’est montré singulièrement nerveux pendant la montée ; il n’a pas
cessé d’aboyer, de tirer sur la laisse pour se précipiter en bas de la pente où
gisait quelque chose de bizarre, d’inhabituel. Qu’est-ce que cela pouvait bien
être ? Allez donc jeter un coup d’oeil, les garçons !
Le mort couché dans la
neige, au pied de la pente, est un poète qu’enchantèrent l’hiver et la danse
légère et joyeuse des flocons — un authentique poète qui nourrit en son coeur
d’enfant la nostalgie d’un monde de silence, de pureté et d’amour : Robert
Walser.
"
Carl Seelig, Promenades avec Robert Walser (1977),
Carl Seelig, Promenades avec Robert Walser (1977),
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