"Mon
cher Prince
J’ai
reçu tantôt cette lettre illisible et charmante. Vous savez que ce que vous
écrivez vaut la peine d’être lu et vous tenez à ce que cette peine soit prise.
Vous êtes le Mallarmé de l’écriture. Au fond, c’est une gentillesse de plus
puisque c’est me faire passer plus longtemps avec votre lettre que si elle
était facile à lire. Une lettre étant comme une visite, une lettre obscure est
comme une visite longue. Les vôtres disent : je ne viens pas pour un instant,
je viens passer la journée. Je l’ai passée à la lire et je m’attache à elle à
cause de la peine qu’elle m’a donnée. Mais je n’avais pas besoin de cela pour
l’aimer et c’est cela que j’aurais dû vous dire au lieu de ces ineptes
plaisanteries.
[…] Car une lettre est un compagnon d’un jour qu’on ne revoit plus mais un
hiéroglyphe est un ami auquel on revient et qu’on garde précieusement. Ce qui
est un peu fort c’est que je dise cela moi qui suis généralement bien plus
illisible que vous et que personne ne peut lire. Aujourd’hui je m’efforce de
former mes lettres pour donner plus d’autorité à mes reproches affectueux."
Marcel Proust à Constantin de Brancovan
Paris, samedi soir 19 août 1899