mercredi 27 mai 2009

Une gentillesse de plus




"Mon cher Prince

J’ai reçu tantôt cette lettre illisible et charmante. Vous savez que ce que vous écrivez vaut la peine d’être lu et vous tenez à ce que cette peine soit prise. Vous êtes le Mallarmé de l’écriture. Au fond, c’est une gentillesse de plus puisque c’est me faire passer plus longtemps avec votre lettre que si elle était facile à lire. Une lettre étant comme une visite, une lettre obscure est comme une visite longue. Les vôtres disent : je ne viens pas pour un instant, je viens passer la journée. Je l’ai passée à la lire et je m’attache à elle à cause de la peine qu’elle m’a donnée. Mais je n’avais pas besoin de cela pour l’aimer et c’est cela que j’aurais dû vous dire au lieu de ces ineptes plaisanteries.
[] Car une lettre est un compagnon d’un jour qu’on ne revoit plus mais un hiéroglyphe est un ami auquel on revient et qu’on garde précieusement. Ce qui est un peu fort c’est que je dise cela moi qui suis généralement bien plus illisible que vous et que personne ne peut lire. Aujourd’hui je m’efforce de former mes lettres pour donner plus d’autorité à mes reproches affectueux."

Marcel Proust à Constantin de Brancovan

Paris, samedi soir 19 août 1899


vendredi 22 mai 2009

Regarde-moi ce pauvre type




Achevé hier Slasptick (1960), les mémoires de Joseph Frank "Buster" ("Gros malin", le surnom lui fut donné quand il avait six mois par Houdini, le magicien) Keaton. Sacré bonhomme et sacrée vie. Voici deux extraits : le premier concerne ses débuts sur les planches, en 1899, dans la troupe familiale, le second est une petite leçon de comique à propos d’un de ses films les plus célèbres. 

« C’est à cette époque que notre numéro gagna la réputation d’être le plus violent du music-hall (1). Cela résultait d’une série d’expériences curieuses auxquelles Pop se livra sur ma personne. Il commença par me porter en scène et me laisser tomber sur le plancher. Ensuite, il se mit à essuyer le sol avec moi comme balai. Comme je ne manifestais aucun signe de mécontentement, il prit l’habitude de me lancer d’un bout à l’autre de la scène, puis au fond des coulisses, pour finir par me balancer dans la fosse d’orchestre, où j’atterrissais dans la grosse caisse. 

Les spectateurs étaient stupéfaits parce que je ne criais ni ne pleurais. Rien de mystérieux là-dedans. Je ne pleurais pas parce que ça ne me faisait aucun mal. Tous les jeunes enfants adorent être rudoyés par leur père. Ils sont également des acrobates et cascadeurs-nés. Comme, en plus, j’étais un vrai cabotin, les bosses et les égratignures que je pouvais attraper étaient aussitôt soignées et guéries par les rires et les applaudissements du public. Encore un détail : quand un gosse tombe, il ne tombe pas de très haut. J’imagine qu’un psychologue qualifierait mon cas d’auto-hypnose… 
Avant même d’avoir atteint l’altitude de trois pommes, on m’avait surnommé “la serpillière humaine”. L’une des premières choses que je remarquai alors fut que, chaque fois que je souriais ou laissais entrevoir au public à quel point je m’amusais, les rires étaient moins forts que d’habitude. 
Je crois que les gens ne s’attendent pas à ce que quiconque utilisé comme serpillière, chiffon à poussière, sac de patates ou ballon de foot puisse adorer tout ce qu’on lui fait subir. Ce fut donc délibérément que je pris un air misérable, humilié, craintif et résigné, et ce jusqu’à l’égarement. Certains comiques peuvent faire rire en riant de leurs propres gags. Pas moi. Aucun spectacteur ne l’admettrait. Et ça me convient très bien. Toute ma vie durant, j’ai été au comble du bonheur quand j’entendais un spectateur dire à son voisin : “Regarde-moi ce pauvre type !” » 

(1) À tel point qu'une ligue de vertu new-yorkaise obtint que les Trois Keaton (Buster, Pop et Mom (qui jouait du saxophone)) soient interdits de scène et condamnés à une amende pour maltraitance et cruauté : "Je ne crois pas qu'aucun acteur enfant ait essuyé plus de tentatives de rédemption que le malheureux petit Buster." 



« ... Mais le gag qui fit “flop” était mon préféré et avait coûté très cher. Après l’avoir imaginé, je fis fabriquer par les accessoiristes 1200 poissons en caoutchouc de 15 centimètres, lesquels furent suspendus à des fils invisibles. Pour les faire évoluer devant l’objectif, on utilisa une grosse machine ressemblant à une rotative de presse. Nous obtenions ainsi l’effet d’un banc de poissons entraîné par un courant sous-marin. Là dessus arrivait un gros poisson qui ne parvenait pas à couper le cortège. Pour lui venir en aide, je saisissais une étoile de mer accrochée à un rocher, l’attachais sur ma poitrine et commençais à régler la circulation piscicole comme un sergent de ville. Je lève la main : le banc de poissons s’immobilise, le gros poisson traverse, puis je redonne le feu vert au banc de sardines. 


D’après moi, c’était l’un des meilleurs gags visuels que j’aie jamais trouvés et je continue d’en être convaincu. Il fut inséré dans la bande annonce du Navigator, et le public hurla de rire. Mais quand le film entier fut projeté en avant-première à Long Beach, mon gag aquatique tomba à l’eau. Le même échec se reproduisit à la preview de Riverside, puis dans d’autres localités. 
Il nous fallut un bon bout de temps pour comprendre pourquoi cet excellent gag tombait en quenouille. L’un de mes gagmen, Clyde Bruckman, fut si déprimé qu’il cessa pratiquement de boire ! Il y a toujours une raison pour que le public renâcle devant un effet comique garanti irrésistible. J’ai d’abord pensé que les spectateurs s’étaient trop intéressés au truquage lui-même pour être amusés. Or, c’était tout autre chose, puisque, dans la bande-annonce, tout le monde explosait de rire. Ceci me donna enfin une réponse satisfaisante. Le public qui voyait le film en son entier acceptait les autres gags, car ils étaient en situation et n'empêchaient pas le héros de sauver la jeune première. Mais quand je me mettais à jouer les flics de la circulation sous-marine, j’interrompais mon sauvetage pour faire quelque chose de totalement gratuit, abandonnant pour un temps précieux l’héroïne à son triste sort. 
Je coupai le gag : c’était la seule solution. Quelques-uns de mes collaborateurs pensèrent que le gag ratait parce qu’il était trop sophistiqué mais je demeure persuadé d’avoir raison : le héros n’a pas le droit de musarder quand une jeune fille est en péril. »



vendredi 15 mai 2009

Inquiétude



« Cette absence d'inquiétude m'inquiète un peu. » 

Pierre Bergounioux, Carnet de notes, p. 119



jeudi 14 mai 2009

Sa façon d’arrêter les mots
















« J’ai déjà dit que j’ai chez moi un portrait de Sam par Avigdor [Arikha] montrant Sam assis avec un verre dans ses mains. Avigdor dessinait souvent Sam quand ils étaient ensemble. Il avait sans doute fait ce portrait pendant qu’ils écoutaient de la musique. Ce qu’on faisait souvent quand on visitait Sam. Parfois quand avec un groupe d’amis on était chez Sam, il disait, Si on écoutait un peu de musique avant d’aller dîner. C’était sa façon d’arrêter les mots. Il mettait un disque sur le phonographe. Le plus souvent une sonate de Schubert, un de ses compositeurs préférés. »
 

Raymond Federman, Le Livre de Sam ou des pierres à sucer plein les poches 
al dante / &, 2006








lundi 11 mai 2009

Une maladie de la matière


Gabriel de Lautrec (1867-1938) était vicomte, “d’une branche éloignée de la famille des comtes de Toulouse”, portait un monocle et fumait le cigare, enseignait au lycée le grec et le latin. Il fit ses débuts à Paris à la fin des années 1880. Adoubé par Alphonse Allais, sacré Prince des humoristes en 1920, il avait reçu dans son salon Lorrain, Bofa, Toulet ou Wilde, fut un proche de Verlaine dont il veilla le corps. Il traduisit Mark Twain sur les conseils de Marcel Schwob, abusa du haschich et de l’alcool. Surtout il écrivit, au tournant du siècle, plus de deux cents contes, drolatiques ou fantastiques, pour des journaux comme Le Chat noir, La Revue blanche, La Vie drôle. Il en rassembla vingt-sept en 1922, sous un titre emprunté à Poe : La Vengeance du portrait ovale (réédité en 1997 dans la collection "L'Alambic" d'Éric Dussert, duquel je tire toute ma science). La superbe page que voici est tirée d’un non moins superbe conte dédié à Henri de Régnier et intitulé Cauchemar, trop long hélas pour que je le donne en entier.

 


 

« Il y a des hommes qu’à leur naissance, une fée, peut-être méchante, mais dont le sourire est persuasif, emporte pour les enfermer dans le palais des enchantements. Quelle rose mortelle que la pensée ! Et quelle souffrance chez ceux que son parfum grise ! Leur sentimentalité, comme leur réflexion, s’exaspère à des chocs trop nombreux et trop différents. Cet étonnement de la vie, comme d’un vin nouveau, dure de longues années, et parfois toute la vie. Et leur intelligence n’est qu’une lueur abritée du vent au creux de la main, qui ne les défend de se heurter, tous les trois pas, à quelque mur.

Car il n’y a pas de route durable. Toute idée que l’on suit jusqu’au bout arrive à l’absurde ou au néant. Heureux les philosophes qui supposent les problèmes résolus par cette déclaration qu’il n’y a point de problèmes ! Plus heureux ceux qui, d’un cœur léger, acceptent gaillardement les antinomies, et se réjouissent que l’on puisse affirmer le contraire de tout, ce qui prouve que les vérités sont nombreuses, et travaillent sans défaillance à construire le temple de leur ignorance, soutenu par des colonnes alternativement blanches et noires, tirant grand espoir, pour la solidité de l’édifice, de cette diversité de couleur ! Plus heureux enfin ceux qui renoncent à inventer des systèmes, et s’accommodent pour vivre de quelques apparences de vérité que la foule se passe de main en main, comme de fausses pièces de monnaie dont le cours serait forcé. Il faut accepter la vie sans l’interroger, et s’écarter de la pensée avec un soin jaloux. D’ailleurs, qui prouve que la pensée n’est pas une maladie de la matière, comme la perle, malgré sa beauté ?

La vie ne peut subsister que grâce à l’insouciance. C’est une sorte de conspiration. La race humaine est pareille à un voyageur qui marche le long d’un gouffre où il lui est interdit de jeter les yeux, à peine d’être attiré par la profondeur. Il ne peut non plus lever les regards vers le ciel qui s’étoile sur sa tête, car le moindre faux pas serait fatal. Pascal a vécu dans cette terreur, également angoissé au bord d’un pont sur la Seine, comme au bord de l’infini mathématique. Les pensées, comme les gestes, refusent de se pencher du haut de la tour. »




jeudi 7 mai 2009

En cet aimable pays





Ces Lettres du Japon sont vraiment délicieuses. Tout émerveille le jeune Kipling, qui ne cesse de se sentir “beaucoup plus heureux qu’il n’est licite de l’être pour un homme” ; en 1888, on pouvait croire sans se forcer au Japon des estampes et des contes, le réel n'élevait encore que de timides contradictions ; et Rudyard de s'abandonner sans vergogne à de charmantes rêveries. Il faudrait tout citer, il faudra tout quitter ; voici encore une page.



 

« Nous nous en allâmes vers d’autres parties du temple, poursuivis par le chœur des dévots jusqu’à ce que nous fussions hors de portée de voix dans un Éden de paravents. Il y a deux ou trois cents ans, vivait là un peintre du nom de Kano. Le temple de Chion-in l’engagea à embellir les murs des chambres. Comme un mur est un paravent, et qu’un paravent est un mur, Kano, de la Royal Academy, eut un certain travail. Mais il fut aidé par des élèves et des imitateurs, et finit par laisser quelques centaines de paravents qui sont autant de tableaux achevés [...] Le grand Kano a dessiné des faisans transis, groupés ensemble sur la branche couverte de neige d’un pin ; ou bien un paon, en son orgueil, déployant sa queue pour faire les délices de sa gent femelle ; ou une orgie de chrysanthèmes débordant d’un vase ; ou des figures de campagnards usés par le travail, rentrant du marché ; ou une scène de chasse au pied du Fujiyama. Le charpentier, tout aussi grand artiste, qui a bâti le temple, a encadré chaque peinture avec une précision absolue sous un plafond qui est un miracle d’invention, et le temps, le plus grand artiste des trois, a retouché l’or de telle sorte qu’il est devenu de l’ambre, le bois du miel sombre, et la surface brillante du laque une eau profonde, superbe et presque transparente. Telle une chambre, telles toutes les autres […] 



Des artistes moindres avaient travaillé avec Kano le Magnifique. Ceux-ci avaient été autorisés à poser leurs pinceaux sur des panneaux de bois dans les vérandas extérieures, et ils s’étaient donné consciencieusement du mal. Ce ne fut que lorsque le guide eut attiré mon attention sur elles que je découvris un tas d’esquisses monochromes tout au bas des portes des vérandas. Un iris brisé par la chute d’une branche que vient d’arracher un singe hargneux ; une brindille de bambou inclinée sous le vent qui fronce un lac ; un guerrier du temps passé en embuscade dans un fourré pour guetter son ennemi, la main sur le sabre, et les lèvres pincées sous l’effet d’une concentration intense, furent parmi les notes nombreuses que mon œil rencontra. Combien de temps, pensez-vous, durerait sans détérioration un dessin à la sépia au milieu de notre civilisation, s’il était mis sur le panneau d’un bas de porte ou le lambris d’un passage de cuisine ? En cet aimable pays, pourtant, un homme n’a qu’à se baisser pour écrire son nom sur la simple poussière, certain que, si l’écriture est d’un habile modelé, les enfants de ses enfants le laisseront respectueusement durer. »




mercredi 6 mai 2009

En vie dessous


« Il n’y eut pas d’affaires à Osaka ce jour-là, à cause du soleil et de la floraison des arbres. Chacun se rendit à une maison de thé avec ses amis. Je m’y rendis aussi, mais commençai par courir le long d’un boulevard au bord de la rivière, sous prétexte de voir l’Hôtel des Monnaies. Ce n’était qu’un édifice vulgaire de solide granit, d’où l’on jette dans la ciculation les dollars et autres cochonneries du même genre. Tout le long du boulevard les cerisiers, les pêchers et les pruniers, roses, blancs, rouges, joignaient leurs branches et faisaient une ceinture de douce couleur veloutée aussi loin que portait le regard. Les saules pleureurs étaient l’ornement naturel du bord de l’eau, cette orgie de fleurs n’étant qu’une partie des prodigalités du printemps. L’Hôtel des Monnaies peut fabriquer cent mille dollars par jour, mais tout l’argent en sa garde ne ramènera pas les trois semaines de la fleur de pêcher qui, plus encore que le chrysanthème, est la couronne et la gloire du Japon. Grâce à quelque action d’un mérite supérieur accomplie dans une vie passée, il me fut donné de tomber au beau milieu de ces trois semaines-là. 
[…] 
Je contemplais le soleil de l’après-midi sur les arbres et la ville, les changements et les jeux de couleur dans les rues de cerisiers encombrées de monde, et je chantonnais intérieurement parce que le ciel était bleu et que j’étais en vie dessous avec une paire d’yeux dans la tête. » 

Rudyard Kipling, Lettres du Japon (1888)



lundi 4 mai 2009

À de certains moments intenses

« Oui, je comprenais. Je comprenais qu’on n’y comprenait rien, à tout ça. Depuis pas mal de temps, nous ne faisions que nous débattre dans un rêve. Nous rêvions la guerre et la paix. Jamais l’Histoire n’avait paru aussi loin de ceux qui la font, alors même qu’elle exigeait les participations les plus précises. C’est cela le propre de notre époque : d’avoir profondément désorganisé le réel, de nous avoir fait perdre notre confiance dans les choses et les êtres, dans la constance, la cohésion, la densité des choses et des êtres.
 

Les machines s’en sont mêlé. La T.S.F., le cinéma, le téléphone, le phono : toutes les machines inventées pour nous soustraire aux contacts directs, aux corps à corps avec les hommes et la nature. Toutes d’accord pour opérer une incroyable altération de notre vision de la vie. Autrefois, un homme, quand il était là, c’est qu’il était là : complet, entier, rassemblé. Et de même un événement. Mais aujourd’hui on ne sait plus ce qui est absence, ce qui est présence. On avance en somnambule parmi les apparences, des reflets et des fantômes. L’aventure individuelle et l’aventure collective sont soumises à des transpositions, à des dissociations et à des éparpillements infinis. Voix sans corps, corps sans épaisseurs et sans poids, visages sans dimensions, existences sans dates. Une vie, la vie, c’est devenu des signes sur du papier, des sillons sur la cire, du noir et du blanc sur dix mille écrans, des mots tombant en pluie sur cinquante millions de demeures. Notre destin de chair est absorbé par notre destin d’ombre. Une mythologie puissante, confuse et baroque, naît sur les murs des villes, dans les pages des quotidiens, dans la nuit des cinémas, dans la foule ameutée des meetings. Les mêmes mécaniques publicitaires lancent une marque d’apéritif et propagent les mots d’ordre d’un dictateur. Des visages de boxeurs, de grues, de chefs d’Etat, obsèdent pêle-mêle les mémoires, nourrissent l’exaltation quotidienne. Tout s’égalise, se confond dans la même irréalité émouvante. On ne peut plus distinguer les valeurs, les tailles, les rangs. Staline ou Mussolini participent de la même existence stellaire que Greta Garbo. Un bombardement à Madrid, une grève à Changhaï revêtent le caractère fabuleux d’une irruption de gangsters dans un film de la Fox Movietone.
 

C’est peut-être pour cette raison-là qu’on est tellement perdu dans l’événement. Pour celle-là ou d’autres, d’ailleurs, qu’est-ce que ça fait ? Est-ce que je vais me mettre moi aussi à inventer des explications ? On n’y comprend rien, voilà tout. C’est déjà quelque chose de comprendre qu’on n’y comprend rien, comme mon type de l’autobus. Seule façon de préserver au moins la qualité pathétique de l’Histoire. Elle est aveugle et impénétrable, l’Histoire. On n’a pas à se demander ceci ou cela. On tourne en rond. Il y a les baraques. Il y a les cabinets. Rien que ça. D’un bout du monde à l’autre, d’un bout à l’autre du temps, rien que des hommes qui tournent en rond, gardiens et gardés, qui s’emplissent et qui se vident. Ils ne savent pas pourquoi on les a fichus là. Ils s’imaginent qu’ils payent pour une faute. Que c’est à cause du bon dieu. Ils n’osent pas s’avouer que c’est à cause de rien du tout. Et pourtant c’est bien plus beau ainsi, bien plus terrible. L’Histoire apparaît enfin dans sa gratuité absolue, dans son inconcevable cruauté. On peut se défendre avec des mots, avec des théories. Mais c’est tricher. Beuret triche, quand il parle du sens de la vie. Ça n’a pas de sens, le sens de la vie. Je ne veux pas tricher. Je ne veux pas expliquer. J’ai fait ça toute ma vie. J’en ai assez. Je ne veux plus me défendre contre cette évidence déchirante de l’absurdité. On a construit aussi des philosophies là-dessus. Je sais. Mais j’en ai assez des philosophies. L’absurdité, ça ne se démontre pas, ça ne se raisonne pas, ça ne sert pas à faire des conférences ou des articles dans les revues. On l’éprouve dans tout son être. C’est une révélation vivante qui, à de certains moments intenses, emporte tout. »
 

Georges Hyvernaud, La peau et les os (1948)



dimanche 3 mai 2009

Quand l’acier plongea dans mon crâne


J’évoquais il y a quelques jours Épépé, l’extraordinaire roman de Ferenc Karinthy (plus j’y pense, plus je me dis que c’est un grand livre). Ne trouvant pas en bibliothèque d’autres livres de cet auteur, je me suis rabattu sur ceux de Frigyes, son père, précisément sur ses deux derniers, écrits simultanément, en 1936, mais aux antipodes l’un de l’autre : Reportage céleste et Voyage autour de mon crâne. Si le premier est une fantaisie à prétentions métaphysiques qui m’a paru assez pesante pour que je l’abandonne au bout de cent pages (visite de l’au-delà guidée par Diderot, rencontre de grands hommes, considérations brumeuses ou exaltées, calembours intraduisibles, délires freudiens datés), le second est très étonnant et souvent admirable. Un mot d’abord sur Frigyes Karinthy. Quand il écrit ce Voyage, c’est une star en Hongrie. Tout le pays rit de ses histoires, applaudit ses drames, récite ses poèmes. Un genre de Mark Twain mâtiné de Guitry, curieux, cultivé, intarissable, lyrique et pitre (mais aussi angoissé à la mode Mitteleuropa que Twain pète de santé positiviste) ― qui juge tout naturel que ses compatriotes retiennent leur souffle en apprenant qu'il souffre d'une tumeur au cerveau… 

Cela commence par des trains, partant à heure fixe, alors qu’aucune gare n’est en vue. Ces trépidations dans le cerebellum (et maints autres symptômes atroces drôlement et froidement décrits) vont le conduire en Suède, pour une opération à haut risque, financée au nom de la nation reconnaissante par une comtesse (toute une époque). La neurochirurgie en est à ses débuts ; et pour minimiser les risques, le professeur Olivecrona, géant blond et glacial aux gestes féminins et alors meilleur praticien d'Europe, va opérer, le récit devient là tout à fait passionnant, sous anesthésie locale. 



Le professeur Olivecrona


« Quand l’acier plongea dans mon crâne, j’entendis un déchirement effroyable. Il s’enfonça de plus en plus vite à travers l’os, le crissement se fit de plus en plus fort et monta à un diapason plus aigu de seconde en seconde. J’eus le temps de me dire que c’était probablement le trépan électrique. Ce n’était vraiment pas la peine de s’êtres montrés si discrets dans leur conversation ! Ma tête vibrait au rythme d’un battement et d’un grondement comparables à ceux d’une machine de mille chevaux qui se met brusquement en marche. Un tonnerre, comme si les régions infernales s’étaient entrouvertes ou que la terre tremblât. Je n’ai jamais pu me rendre compte si cela m’avait fait mal ou non. Soudain, une secousse violente et le bruit cessa. La pointe avait traversé la boîte crânienne, et tournait librement dans un espace qui n’offrait plus de résistance. Je sentis une coulée de liquide chaude et silencieuse à l’intérieur de ma tête, comme si le sang affluait à l’intérieur par le trou qu’on venait de pratiquer. 
Le silence ne dura qu’un instant. Un centimètre plus loin à peu près, le trépan attaqua le crâne et recommença. J’étudiai plus calmement cette seconde perforation, qui n’était plus une surprise pour moi. » 

Désespéré mais bon enfant, Frigyes Karinthy était une sorte de force de la nature ― il suffit de voir sa tête. En lisant ce récit ahurissant de détachement (et un peu crâneur, si j'ose dire), je ne cessais de penser au frêle Maurice Ravel qui, au cours d’une opération semblable, devait rester, un an plus tard, sur le billard... Mais une année encore et Karinthy passait aussi. 

« Non, mon cerveau ne me faisait pas souffrir. C'était peut-être même plus irritant ainsi. J'aurais préféré qu'il me fasse mal. Le ridicule de ma situation me paraissait plus terrifiant que ne l'aurait été la douleur. Il était ridicule pour un homme d'être allongé comme ça, le crâne ouvert et le cerveau exposé au tout venant, ridicule d'être là ainsi et de vivre. » 

(Tout écrivain reconnaîtra que le trépan est inutile pour éprouver cette impression.)



vendredi 1 mai 2009

Possible prend corps




« Je me retrouvai finalement en train de monter péniblement et à contrecœur ces marches. Après toutes les tergiversations, délais, prétextes et excuses que j’avais accumulés pour remettre le jour fatidique, je découvris avec un profond découragement la raison pour laquelle j’éprouvais tant de répulsion vis-à-vis de ce lieu. 
Je m’étais tenu sur ce même escalier, trois semaines plus tôt ― trois semaines seulement ! ― trois semaines qui me semblaient pourtant aussi longues que ma vie entière ! C’est à cet endroit même que j’avais jeté, d’un ton aussi désinvolte que s’il s’était agi d’une plaisanterie sans importance ou d’une boutade : “J’ai une tumeur au cerveau…” 
Je savais que cette idée n’était qu’une illusion stupide ; mon éducation et ma formation scientifique se révoltaient, mais des superstitions de ce genre m’ont hanté toute ma vie. Planté là, je ne pouvais me défaire de l’impression que mon mal n’avait commencé qu’à la seconde où je l’avais nommé. Non seulement il avait pris naissance à cet instant, mais cela en raison directe du fait que je lui avais donné un nom. Il me semblait que les choses arrivent parce qu’on en parle et qu’on les rend ainsi possibles. Tout ce que nous croyons possible prend corps. La réalité est le fruit de l’imagination humaine. Dans mon cas, j’avais laissé les recherches s’orienter sur une seule piste, et détourné ainsi l’attention des autres, dont peut-être la véritable. Je considère que je dois mentionner cette obsession, sinon le lecteur ne comprendrait pas ma mentalité ; moi aussi d’ailleurs, je la trouverais incompréhensible. La sensation d’angoisse, de terreur qui pesait sur moi en parcourant ces couloirs sonores devait être exactement semblable à celle que ressent le criminel qui retourne sur les lieux du crime. » 

Frigyes Karinthy, Voyage autour de mon crâne (1937)