jeudi 27 mai 2010

Dernier chemin




VIII



À dos de cheval avec le peintre,

parfois assis tout en haut de la carriole,

un enfant de neuf ans l’accompagne,

le sien, songe-t-il avec émerveillement,

conçu dans le mariage avec Anna.

Il est très beau, ce dernier chemin,

en septembre de l’année 1527, le long de l’eau,

à travers les vallées. L’air fait bouger la lumière

entre les feuilles des arbres, et du haut des collines

ils voient la campagne alentour.

Adossé aux rochers quand ils font halte,

Grünewald ressent au fond de lui son malheur

et celui de l’architecte des eaux de Halle.

Le vent nous emporte comme un vol d’étourneaux

à l’heure où reviennent

les ombres. Ce qui reste, jusqu’à la fin,

c’est le travail commandé. Au service de la famille

Erbach, à Erbarch dans l’Odenwald, le peintre consacre

les années qui lui restent encore à un retable,

Crucifixion, une fois de plus, et Déploration,

l’altération de la vie se fait

lentement, et toujours entre le coup

d’œil et le coup de pinceau

Grünewald fait à présent un voyage

lointain, il interrompt aussi beaucoup plus souvent

qu’il n’en avait coutume la pratique de l’art

pour prendre son enfant en apprentissage

dans son atelier et dehors, dans la verte campagne.

Ce que lui-même en a appris n’est consigné nulle part,

on sait seulement que l’enfant, à l’âge de quatorze ans,

pour une cause inconnue, soudain

mourut, et que le peintre

ne lui survécut guère. Aiguise ton regard et devant toi

tu verras là-bas, dans le gris du soir qui tombe,

tourner les lointains moulins à vent.

La forêt recule, en vérité,

à une distance telle qu’on ne sait

où elle a pu être, et la maison de glace

se défait, et le givre dessine sur la campagne

une image sans couleurs de la terre.

C’est ainsi, quand le nerf optique

se déchire, que dans l’atmosphère immobile

tout devient blanc, comme la neige

sur les Alpes.


W. G. Sebald, Comme la neige sur les Alpes
in D’après Nature (1988)



mardi 11 mai 2010

Le poète se résigne




Mais voilà que son chef-d’œuvre écrit, corrigé, relié, le poète est bien embêté. Ça pèse cinq cents grammes, autant dire pas lourd ; le monde n’a pas changé d’un atome ; le poète n’a fait que s’interpénétrer ceux, fort ordinaires, qui entrent dans la composition d’une spirale en plastique, d’une encre noire et d’une centaine de feuilles A4 ― pour former un parallépipède que personne, bien entendu, n’a le loisir de lire sur-le-champ avant de tomber, admiratif et bouleversé, dans ses bras. C’était bien la peine. Toutes ces machines qu’il faudra remuer pour en faire un objet moins lourd encore mais disséminable, en une époque reculée où, si ça se trouve, le poète ne pourra plus voir son chef-d’œuvre en peinture ! Il ne va tout de même pas descendre sur le port et se mettre à crier il est frais mon roman, il est frais, profitez-en tant qu’il respire encore. D’autant qu’il est admis que le fruit de ses efforts doit pouvoir supporter bravement les injures du temps. Le poète veut bien le croire, il a durement travaillé pour ça. Tout de même, laisser refroidir cette tarte, c’est du gâchis. Il n’en démord pas, c’est meilleur tiède. C’est alors seulement qu’il s’avise qu'elle n'est tiède que pour lui. Pour le reste des hommes, ses mots seront, dans cent ans comme hier, glacés comme des fontes d’imprimerie ; ce sont eux, s’ils le veulent bien, qui leur insuffleront un peu de chaleur ; ce n’est pas de son ressort. Le poète se résigne. D’ailleurs il n’a encore rien dit. Mais son prochain livre, ah ça oui, sera brûlant comme le cœur de la Terre, et l'on verra si cette pimbêche ne s’arrête pas de tourner.



vendredi 7 mai 2010

Cordeau


Une fois le corps du texte constitué, un des grands plaisirs de la correction est de couper tout ce qui dépasse, tailler les poils du nez, percer les boutons, limer les ongles, qu’il soit le plus beau pour aller danser. On sabre des membres de phrase avec la sûreté d’un laser, on avait fait mine pendant des mois de les ignorer mais (passons de corps à jardin, voulez-vous) on savait pertinemment où sont les bourgeons mal formés, les branches trop lourdes qui ploient, les mauvaises herbes, même si, c'est vrai, on les voit mieux depuis la terrasse enfin surélevée. Haies au cordeau des paragraphes ― c’est l’écriture à la française ; on a l'ambition, en tout cas, de faire un Le Nôtre de ce jardinet.