samedi 31 décembre 2011

Fins




« Bien-aimés lecteurs de romans, vous avez sans doute été souvent frappés par le fait que les œuvres qui excitent le plus notre curiosité s’achèvent de manière aussi peu satisfaisante que prématurée à la page 320 de leur troisième tome. » 

W. M. Thackeray, Ivanhoé à la rescousse ! (1851) 

« On ne sait pas s’arrêter à temps, l’ennemi c’est le temps, la durée, il fallait couper l’histoire en plein milieu, ne pas hésiter à l’interrompre, oser suspendre le récit à son point le plus haut, le plus intense, le plus dense, le plus captivant, se dit-il aussi. » 

Christian Gailly, K. 622 (1989)



vendredi 30 décembre 2011

Par chance




« Je veux être gentil avec les autres, mais à condition que je puisse magnifiquement me passer d'eux tous [...] 
L'absence de prétentions est une arme, peut-être l'une des plus étincelantes qu'il y ait au monde [...] 
La neige ne pense à rien, mais moi, si, et c'est beau d'avoir ici ou là quelque chose comme une pensée [...] 
Je pourrais encore ajouter bien des choses à cette rédaction, ce qui par chance ne me semble pas absolument nécessaire. »
  

R. Walser, Ce paysage de neige, je le voudrais joli
microgramme



jeudi 29 décembre 2011

Sagacité



« Pas maquillée, la peau très blanche sous le cristal des lustres, des lunettes de soleil sur les yeux, elle fumait posément une cigarette. Tu es là ? dis-je en m’approchant d’elle. Elle me regarda avec une lueur d’amusement, et je lus un soupçon de supériorité méprisante dans son regard, qui semblait me dire qu’on ne pouvait décidément rien me cacher (oui, en effet, elle était là), mais qui voulait dire aussi, ou bien interprétais-je mal ce sourire en y débusquant de la malveillance alors qu’il n’y avait peut-être qu’un peu d’affectueuse moquerie, qu’elle n’en avait rien à foutre, de ma sagacité, et qu’elle y était même souverainement indifférente, à ma sagacité de merde. » 

Jean-Philippe Toussaint, Faire l’amour (2002)



mercredi 21 décembre 2011

Pas même mon propre rôle




« Je n’ai jamais su mentir. Même à l’audience, quand je me levais de mon siège en larmes pour dire la vérité, je voyais que les jurés étaient incrédules. Le regard de la présidente devenait plus dur, elle me prenait pour une pitoyable actrice. Je n’ai jamais su jouer, pas même mon propre rôle. J’ai toujours l’air fausse, et pourtant il doit m’arriver d’être sincère. Seules les bêtes sont authentiques. Les gens ne savent jamais exactement ce qu’ils éprouvent. Par orgueil, ils croient être quelqu’un qui leur plaît. Mais ils ne lui arrivent pas à la cheville. » 

Régis Jauffret, Sévère (2010)



mardi 13 décembre 2011

Cette histoire qu'elle respire


« Je continuais de regarder très attentivement à travers mes meilleures lunettes le corps de ma mère et les minutes passèrent. Pas le moindre mouvement perceptible [...] Sans oxygène, le cerveau meurt dans plusieurs minutes, des changements irréversibles s’y étant déroulés. Et combien ça devait être certain que ma mère ne respirait plus ! Je verrais le moindre mouvement, certes, songeais-je. Lunettes et attention soutenue. En effet, n’exagérerais-je pas le moindre mouvement ? sinon l’inventer !
 La preuve n’était-ce pas ce jour d’été, il y eut bien des années, où je flânai dans le bas de la ville. En passant un établissement de pompes funèbres, à l’angle sud-ouest des rues Bleecker et Sullivan, lequel était complètement au rez-de-chaussée, pas même une seule marche, et dont les portes à double battant étaient tout ouvertes, je regardai de la rue à l’intérieur où je vis dans la salle d’exposition un cercueil ouvert occupé. Que ce fut invitant, attirant que d’entrer et de jeter un coup d’œil sur le défunt (qui peut-être s’ennuyait tout seul) ! 
La propriétaire apparente de l’entreprise était en train de balayer diligemment le trottoir là-devant et son mari présumé, également à l’extérieur, près de l’entrée, faisait le badaud. J’entrai, personne ne disant rien ni ne semblant déconcerté, même si je n’étais pas vêtu en deuil (hors mon habituelle face de carême). Je me mis à côté du cercueil et regardais de près la vieille femme ridée en bière, ses mains liées par un rosaire, et chose assez inquiétante, car les morts sont censés être... morts, plus je la regardais, plus j’avais l’impression qu’elle respirait encore et régulièrement, ne fût-ce qu’assez superficiellement ! Au bout de peut-être dix minutes, le propriétaire entra et m’approcha.
 Lorsqu’il fut à mes côtés — étant donné que toute personne embaumée, et ayant donc son sang remplacé par un liquide plus ou moins germicide, est définitivement morte — je lui demandai :

— Est-ce qu’elle est embaumée ?

— Oui, fit-il.
 
Alors, cette histoire qu’elle respire, ça doit être une fiction de mon imagination, me dis-je dans un éclair. Il me posa une question à son tour :

— Est-ce que vous êtes un membre de la famille ?

— Non. Je ne puis pas rester ?

— Ben, non.
 Pas de nécrophiles ! 
Je me traînai de l’endroit. À une rue de distance, je regardai en arrière (je n’avais pas d’Eurydice). Le croque-mort m’observait. Mon propre cadavre, nullement exsangue (pour le moment), parvint à tourner le coin et à se déplacer d’une distance de deux rues vers l’ouest jusqu’à l’avenue des Amériques pour être avalé par une bouche de métro. Rentré à la maison une heure plus tard, je téléphonai (compulsivement) à l’établissement funéraire et dis au zig :

— Cette vieille en bière chez toi, elle respirait, espèce de salopard ! et je raccrochai sans attendre de réponse. (C’était ma bonne action du jour.) » 

Louis Wolfson, Ma mère, musicienne..., p. 197-198


vendredi 9 décembre 2011

Nous avons eu la poisse


Quelques extraits de Ma mère, musicienne, est morte de maladie maligne mardi à minuit au milieu du mois de mai mille977 au mouroir Memorial à Manhattan ou Exterminez l’Amérique de Louis Wolfson (Navarin, 1984). 

p. 33 : 
[...] ma mère m’éveilla en agitant la porte de ma chambre à coucher et en y frappant avec dépit, laquelle porte étant bloquée par la porte de mon placard — penderie ouverte à 180 degrés de façon à ce que les boutons s’engageassent l’un contre l’autre si on essayait d’entrer. Cet édifice “protecteur” était bien plutôt un simple rite, car je savais que ma mère, et sans doute également mon beau-père, avait appris qu’on pouvait aisément dégager le boutons des deux portes en n’ouvrant que très peu et en se servant alors d’une règle mince ou d’un couteau de cuisine pour tourner un coup à la porte du placard.
 Mais du moins ce dispositif empêchait-il, pendant la journée, d’entrer mal à propos dans ma chambre, c’est-à-dire sans que j’eusse le temps de mettre dans mes oreilles mon écouteur stéthoscopique branché à mon magnétophone, quoique sans pouvoir empêcher mon assassinat éventuel en plein sommeil (la façon sans doute la moins désagréable de crever, cet acte inéluctable). Car j’éprouvais toujours le besoin d’être très paranoïaque. On voulait me tuer... peut-être. Ma mère, parce qu’elle était devenue cancéreuse ; son mari qui me détestait […] 

p. 53 : 
C’était mon quarante-cinquième anniversaire de naissance. “Déjà” plus que vingt-cinq années depuis que je suis “officiellement” déclaré dément. (Je répète : les Grecs disaient que le plus grand bonheur qui puisse échoir à un homme, c’est de ne pas être né. — Nous avons eu la poisse.) 

p. 85 : 
[...] les schizophrènes n’ont qu’un quart des chances qu’ont les personnes dites normales de devenir cancéreux. Alors, ne devrait-on pas y penser à deux fois pour ce qui est de tout cet effort et de tout cet argent pour guérir la “schizophrénie”, compte tenu des millions de gens qui sembleraient ne pas mourir du cancer précisément parce qu’ils sont fous ? 


p. 109-110 [après l’élection de Jimmy Carter] : 
De ma part, je le sentais en quelque sorte de mon devoir d’écrire au nouveau titulaire. Après tout, n’avais-je pas trouvé la clé de l’énigme du phénomène inhumain de l’humanité terrienne (et pour ce qui est de cela de n’importe quelle espèce humaine sur n’importe quelle planète dans n’importe quel univers) ? Les forces nucléaires ! Boum ! (Mais nous ne pouvons pas aider les autres, même ceux sur les astres errants des étoiles les plus rapprochées, car les distances restent évidemment toujours astronomiques. Nous devons donc nous aider nous-mêmes. Boum !) Depuis le que le démocrate baptiste de Géorgie se targuait de vouloir promouvoir les droits humains d’à peu près par le monde (projet très louable sans doute), ne pouvais-je pas d’autant plus lui indiquer le droit humain le plus fondamental, si j’ose dire (et qui — aussi paradoxal que ça puisse sembler — devrait être visé cent pour cent), pour notre humanité tout entière : celui de ne pas être contraint de naître, de “venir au monde” (et de devoir pleurer aussitôt) ! [...] Donc, bien au contraire de supprimer les bombes, on devait en fabriquer énormément plus et de grosses et de très très sales (ou productrices de beaucoup de matière très très longtemps radioactive) et les utiliser en fin de compte pour faire impossible toute vie sur cette planète de malédiction. 

p. 124 : 
J'étais évidemment au courant, force d'écouter les nouvelles à satiété, que jamais un Boeing 747 (jumbo-jet) n'avait été mêlé à un accident aérien, et beaucoup d'eau était coulé sous les ponts depuis sa mise en opération. Franchement, je trouvais ça bien aberrant ! — non pas qu'il est amusant à être dans un avion qui s'écrase (au contraire ! dirais-je). Mais est-ce que cette invraisemblable invulnérabilité du jumbo-jet voulait dire, insinuait que l'homme pouvait atteindre un tel degré de perfection où serait réduit énormément le tragique dans le monde au lieu de continuer d'être multiplié incommensurablement ? J'en doutais fortement. Ça ne pouvait pas durer, m'étais-je dit.
Mais malgré tous les vols d'avion malencontreux, le géant qu'était le 747 avait continué d'avoir la vie toujours sauve. Ainsi l’ahurissante nouvelle me donnait-elle, entre autres choses, évidemment le sentiment d'un rattrapage. La voix parvenant de Cologne disait que deux jumbo-jets, et non un seul (donc un double rattrapage !), pleins de monde, dans le brouillard à Santa-Cruz de Ténériffe... ! "Voilà que les choses rentrent une fois de plus dans l'inéluctable ordre logique d'ici-bas !" devais-je songer.



samedi 3 décembre 2011

L'éclat




« (Les souvenirs sont en nous ce qui empêche le monde de finir et lorsque l'on voit qu'il continue aussi hors d'eux, indifférent et mobile, coulant sans avidité sur ce qui fut et sera, un vertige se produit, qui a l'éclat de notre propre disparition.) » 

Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement (2011)