dimanche 28 décembre 2014
Le lac des singes
(Mes excuses pour ce qui va suivre. L'esprit de Noël rend le mien mauvais.)
Regardé hier soir, gloussant et navré, Prodiges (en lettres d'or façon Ferrero Rocher), version service public et haut de gamme, j'imagine, des télé-crochets de la concurrence. Mot d’ordre inlassablement répété : ces jeunes gens sont normaux, puisqu’ils aiment aussi Eminem ou Maître Gims. Corollaire inlassablement sous-entendu : tremper dans le classique, c’est un truc de freak. La playlist ne contiendra que des surtubes, des scies déjà toutes employées par la publicité, et pour la plupart amputées, trois minutes comme avant l’invention du long play. La compétition est sans objet : le moyen de juger entre eux des gamins de sept ans et des grandes bringues de quinze ? Les premiers ne sont là que pour leur éventuel côté mignon, musicalement ils sont à chier. Les chanteurs sont débriefés par une soi-disant diva, Lisette Machin-Chose, qui prétend moderniser l’opéra, ce qui est méritoire quand on vient des années cinquante (elle porte une robe de carnaval dans les manches bouffantes de laquelle on pourrait tailler sans problème deux ou trois parachutes). Le premier qui s’y colle est un mini-Leonardo di Caprio de 13 ans en tuxedo rat-pack, la cravate dénouée comme au sortir d’une nuit d’orgie, qui sur fond d’ogive gothique nous sert l’Ave Maria de Bidule, une kitscherie sans nom. Le décor est planté. Les jurés-crachés (outre Lisette, Patrick Dupond et Gauthier Balayage-Mi-Long) sont d’une bienveillance obligée. Ils n’ont qu’un mot à la bouche : impressionnant. Ces prodiges, en somme, sont vraiment prodigieux. On croirait qu’ils jouent pour de bon tous ces vieux standards compliqués. Saluons la discipline et l’abnégation, etc. Quel travail ! Mais surtout, qu’ils n’oublient pas d’être des ados comme les autres. Des qui s’éclatent sur Beyoncé.
Je me suis assoupi pendant la catégorie “Danse”, je n’y comprends rien — le tutu m’a tué. À quoi riment ces entrechats souriants sur ce mouvement lent de Mozart parmi les plus déchirants qui soient ? C’est de la pollution visuelle, je ne vois que ça. C’est aussi parfaitement ringard. Comme la musique classique, je ne vous le fais pas dire. Tout le monde respire : la relève du cliché est assurée.
Cet aimable cauchemar médiatico-démocratique me fait penser fortement à ceci, lu il y a quelques jours dans le portrait d’un aristocrate (Monk, de Laurent de Wilde — c’est moi qui souligne) :
“Mais des intros comme celles de Monk, il faut dire qu’on n’en entend pas souvent. Ses mélodies sont anguleuses quoique familières, et même lorsqu’il cite une chanson connue, elle apparaît sous ses doigts comme une chose toute nouvelle. On pourrait donc croire que pour en adoucir l’étrangeté (mais pourquoi faudrait-il adoucir quoi que ce soit ?), il nous prendrait l’oreille avec diplomatie et nous mènerait pas à pas dans son monde musical. Erreur. Monk tranche dans le vif du sujet. Il choisit avec soin la phrase la plus abrupte, la plus hermétique de toute la chanson, et nous la sert, encore toute nouée, sur sa petite assiette. Une espèce de bestiole indéfinissable qui, en grimpant le long de votre tympan, va chatouiller une partie de votre cerveau que vous pensiez endormie depuis plusieurs millions d’années.”
Voilà. Quand je me suis réveillé, c'est Vivaldi qui avait gagné.
lundi 22 décembre 2014
Livres lus en 2014
Le temps des listes est revenu, voici la mienne. Cette année, je dois à l'Allemagne et aux États-Unis mes plus belles rencontres : Kleist et Jahnn pour la première, Muir et Wallace pour les seconds, ces quatre-là m'auront fort occupé. J'ai souligné en bleu les plus marquantes de mes lectures, en jaune celles que c'est pas la peine. Les autres m'ont procuré des plaisirs variés, de modéré à très vif, je renonce à les distinguer, ça ferait trop sapin de Noël. Mes excuses les plus plates à tous les beaux ouvrages que je n'ai pas lus en novembre.
Janvier
Mark Twain, Aventures de
Huckleberry Finn
Sigmund Freud, L’inquiétante
étrangeté (relu)
Opal Whiteley, La rivière au bord de
l’eau
[McSweeney’s], Nouvelles
américaines, volume I
François Sureau, Le chemin des morts
Février
René Crevel, Les Inédits
Augustin Fernandez Mallo, Nocilla Dream
Thomas Bernhard, Goethe se mheurt
August von Platen, Journaux
Jean-Philippe Toussaint, Nue
Mars
Francis Ponge, Petite suite
vivaraise
Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
Heinrich von Kleist, Récits
Heinrich von Kleist, Correspondance
Jean Echenoz, Caprice de la reine
David H. Lawrence, L’homme qui aimait les
îles
Éric Chevillard, L’Autofictif père et
fils
Diego Vecchio, Ours
August von Platen, Églogues et Idylles
August von Platen, Odes italiennes
Éric Chevillard, Le Désordre Azerty
Laird Hunt, New York n°2
Avril
Heinrich von Kleist, Petits écrits
Vladimir Nabokov, Chambre obscure
Antoine Brea, Roman dormant
Édouard Louis, En finir avec Eddy
Bellegueule
Stephen King, Écriture, mémoire
d’un métier
Heinrich von Kleist, Théâtre I
Yves Ravey, Enlèvement avec
rançon
Heinrich von Kleist, Théâtre II
John Muir, Quinze cents kilomètres à pied
à travers l’Amérique profonde
Patrick Modiano, L’Herbe des nuits
John Muir, Journal de voyage
dans l’Arctique
John Muir, Souvenirs d’enfance
et de jeunesse
John Muir, Un été dans la Sierra
Mai
Vladimir Nabokov, Lettres choisies
1940-1977
David Foster Wallace, Un truc soi-disant
super auquel on ne me reprendra pas
David Foster Wallace, C’est de l’eau
David Foster Wallace, Le Roi pâle
David Foster Wallace, La fonction du balai
Juin
Jean Echenoz, Au piano (relu)
Nathanael West, Un bon million !
David Foster Wallace, La fille aux cheveux
étranges
John Muir, Célébrations de la nature
Joachim Maas, Heinrich von Kleist
Juillet
Ferdinand Stočes,
Le ciel pour couverture, la terre pour oreiller
Hans Henny Jahnn, Le Navire de bois
Samuel Beckett, Lettres I
(1929-1940)
Hans Henny Jahnn, Les Cahiers de Gustav
Anias Horn, tome I
Hans Henny Jahnn, Les Cahiers de Gustav
Anias Horn, tome II
Walter Muschg, Entretiens avec Hans
Henny Jahnn
Août
Hans Henny Jahnn, Pasteur Ephraïm
Magnus
Hans Henny Jahnn, Ugrino et Ingrabanie
Hans Henny Jahnn, Médée
Friedrich Schiller, Criminel par infamie
Mika Biermann, Palais à volonté
Anonyme, Confessions d’un inverti-né
Jim Dodge, Not fade away
Friedrich Schiller, Le Visionnaire
Steve Tesich, Karoo
David Lodge, Un homme de
tempérament
Juan Filloy, Op Oloop
Septembre
Georges Walter, Enquête sur Edgar
Allan Poe, poète américain
Jack London, Le Vagabond des
étoiles
László Krasznahorkai, Au nord par une montagne, au sud par un lac, à
l'ouest par des chemins, à l'est par un cours d'eau
Guy Robert, Reconnus
Alexandre Vialatte, Jean
Paulhan,
Correspondance 1921-1968
Oscar Wilde, Le Portrait de Mr. W.
H.
Frederic Raphael, Deux ans avec Kubrick
(Eyes wide open)
Octobre
Truman Capote, Un plaisir trop bref (lettres)
Georg Büchner, Lenz, Caton
d’Untique, le Messager hessois, Correspondance
Gerard Manley Hopkins, Poèmes suivis de
proses
Décembre
Laurent de Wilde, Monk
Witold Gombrowicz, Souvenirs de Polognedimanche 21 décembre 2014
Une force très puissante
La guerre que mes frères aînés et moi-même avons menée contre ma mère consistait surtout à contredire systématiquement tout ce qu’elle disait. Il suffisait que ma mère remarquât en passant qu’il pleuvait et une force très puissante me contraignait immédiatement à constater avec un étonnement étudié, comme si je venais d’entendre la plus grande absurdité : “Comment ! Mais qu’est-ce que tu racontes ? Le soleil brille !”
Je pense que cet entraînement précoce au mensonge flagrant, à l’absurdité manifeste, m’a beaucoup servi des années plus tard, lorsque j’ai commencé à écrire.
Witold Gombrowicz, Souvenirs de Pologne
samedi 20 décembre 2014
lundi 15 décembre 2014
Réfléxions mécréantes autour d'une œuvre en cours
Je me souviens très bien de ma lecture de L’Adversaire, à l’étage d’un café aujourd’hui disparu, d’une traite et en retenant mon souffle : j’avais auparavant dévoré La Moustache, Le Détroit de Behring, Je suis vivant et vous êtes morts, La Classe de neige, et je me souviens m’être dit, sonné : que va-t-il pouvoir faire après ça ? Il y avait là comme un point d’orgue, Carrère s’était approché autant qu’il pouvait de l’abîme, par cercles concentriques, explorateur de ses propres angoisses ; j’admirais ces livres empoisonnés, sulfureux, presque radioactifs, et le style élégant et clair qu’il avait mis à leur service, clarté si française musclée, pour ainsi dire, par une efficacité à l’américaine : je disais volontiers pour en faire la réclame que ses livres étaient inlâchables, ils vous prenaient tout de suite à la gorge et la serraient inexorablement. Oui, qu’allait-il pouvoir faire après ça, chaque livre était monté d’un cran dans le trouble devant la folie et le mal, la logique de l’œuvre était implacable, toujours plus près d’un terrifiant miroir : L’Adversaire le traversait, qu’allions-nous trouver de l’autre côté ?
Je reprends mon exemplaire — dans un piteux état, les P.O.L se salissent vite et vieillissent assez mal, matériellement parlant — par acquit de conscience, pour vérifier, mais comment oublier la dernière phrase : J’ai pensé qu’écrire cette histoire ne pouvait être qu’un crime ou une prière. Les termes de l’alternative étaient on ne peut plus clairement posés. La suite logique, en poussant le trait, c’était entendre parler de Carrère dans la colonne des faits divers, ou le voir entrer dans les ordres. Le prochain livre serait un crime ou une prière.
Le prochain livre, longtemps attendu, fut un peu les deux. J’ai pris Un roman russe pour ce qu’il était, une crise ouverte, Carrère avait reculé d’un pas et butait contre le miroir, comment lui en vouloir, c’était un peu long, un peu complaisant, mais on y trouvait encore des vertiges (littéraires). Et puis il y avait eu D’autres vies que la mienne, titre éloquent, il en avait eu marre qu’on le prenne pour un type louche, inquiétant, sur la foi de ses textes, il s’efforçait maintenant de nous prouver qu’il était un chic type, un altruiste, certains ont dû s’y laisser prendre. Mais où étaient passées les petites machines implacables ? Le style était toujours d’une clarté aveuglante mais l’élégance, c’est-à-dire la concision, avait été perdue en route, D’autres vies… me faisait l’effet d’un long article de magazine plus que d’un livre, impression qu’avait à demi corrigée Limonov : c’était de nouveau passionnant, mais comme peut l’être une excellente enquête journalistique.
Et puis voilà que me tombent dessus les 630 pages du Royaume, leur incessant et pénible recours à des comparaisons anachroniques pour rendre "vivant" le récit des premiers pas du christianisme. Et que, pour la première fois dans mon histoire de lecteur de Carrère, le livre me tombe des mains. À la page 194, pour être précis. J’ai survolé le reste et lu les dernières pages, ça m’a suffi pour m’en faire une idée. Le doute n’est plus permis, l’auteur a choisi la prière plutôt que le crime. C’est peut-être une bonne nouvelle pour l’homme, je lui souhaite la paix de l’âme, d’autant que ça se vend très bien, mais la littérature y perd. La substitution semble achevée, à un projet esthétique (le crime considéré comme un des Beaux-Arts… — système qui donna lieu à de petits livres secs et parfaits), d'un projet moral (sauver son âme, chimère après laquelle courent à perdre haleine des livres obèses). Et ça me frappe, l’œuvre est désormais divisée comme la Bible : l’Ancien Testament jusqu’en 2000, sous l’égide d’un dieu vengeur et terrible, puis, passé la transition des jérémiades d’Un roman russe, des évangiles longuets et fades. N’est-ce là encore qu’une ruse de l’adversaire, Carrère prépare-t-il en sous-main son Apocalypse ?
“Je ne sais pas.” Ce sont les derniers mots du Royaume. J’ai encore un petit espoir.
dimanche 14 décembre 2014
Remember
[Remember (Irving Berlin), LP Thelonious alone in San Francisco, 1959]
Souviens-toi de Monk ; souviens-toi des nuages ; que le 29 novembre 1800, Kleist rédige pour Mina une série de questions-réponses parmi lesquelles : "Qu'est-ce qui est consolant ? Regarder le ciel" et "Qu'est-ce qui est ridicule ? Sauter au clair de lune par-dessus l'ombre d'un réverbère en croyant c'est un fossé."
lundi 1 décembre 2014
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