vendredi 24 janvier 2014
Serrure trois points
« Quiconque tente de trouver une motivation à ce récit sera poursuivi ; quiconque tente d'y trouver une morale sera banni ; quiconque tente d'y trouver une intrigue sera fusillé. »
"Notice" des Aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain (1884)
lundi 20 janvier 2014
Champagne glacé
Georges Palante, La sensibilité individualiste (1909)
samedi 18 janvier 2014
La rivière au bord de l'eau
Opal Whiteley était une fille de l’Oregon. Elle a six ans, en 1904, quand elle commence à écrire son journal (il court sur deux années), sous son lit où pour la punir on l’exile volontiers. Petite maison dans les bois, enclos à cochons, “le papa”, comme elle l’appelle, est un bûcheron toujours à transporter des grumes ailleurs, et “la maman” n’a que du travail à lui donner (laver le plancher, étendre le linge, surveiller le bébé), et Opal le fait mal de tout son cœur, et alors "la maman" la bat, cuiller en bois, spatule, badine. Vie en apparence profondément solitaire et triste mais l’enfant s’en fiche, le monde est vraiment un endroit merveilleux où vivre, et d’abord elle vous fera dire que son véritable nom est Françoise Bourbon-d’Orléans, qu’elle a du sang royal, et qu’elle baptise si ça lui chante un fourré forêt de Saint-Germain-en-Laye, un coin de prairie forêt de Chantilly — entre les “bois-d’ici” et les “bois-de-là-bas” s’étend son domaine, et chaque jour est l’occasion d’une nouvelle exploration, souvent suggérée par le vent, qui, lui, connaît son nom et sait dire des chansons qu’elle écoute, comme elle écoute les poèmes des pins, les pensées qui descendent des montagnes et les Amen de Peter Paul Rubens, son cochon préféré, grognés dans la cathédrale imaginaire où elle célèbre, chaque jour ou presque, le saint ou le grand homme du jour, cueillant soixante feuilles grises si tel est l’âge du mort pour les jeter au fil de l’eau, en chantonnant un Benedictus…
Je l’imaginais blonde, à voir toujours flotter derrière elle ce ruban rose et ces italiques en français dans le texte, mais sur les photos c’est une brune sauvageonne, et d’ailleurs c’est une telle bénédiction, assure-t-elle, de se laisser tomber dans la boue depuis l’arbre au-dessus de l’enclos et de sentir la boue glisser entre ses doigts de pied, comme c’en est une de pouvoir appeler un cheval William Shakespeare et une vache Elizabeth Browning et un agneau Thucydide et une chauve-souris Pline, de baptiser un à un les arbres et les chenilles et les mulots et de ne pas se lasser de mieux former encore et encore, en lettres bâtons (on dirait des runes), les noms magiques de ces vieilles âmes réincarnées sur les divers bout de papier où, passionnément, Françoise d'Orléans écrit sa légende.
Opal reconstituant, en 1920, les pages de son journal que sa sœur, dans sa douzième année, avait déchiqueté dans un accès de rage.
Il y a pourtant quelques humains dans les parages dont le cœur comprend tout, et ils ont pour nom Sadie McKibben ou Amour Chéri ou la fille-qui ne voit-pas-clair, et surtout il y a l’homme-qui-met-des-foulards-gris-et-qui-est-bon-pour-les-souris, magnifique personnage qui veille de loin sur cette tête folle d’Opal et qui exauce ses souhaits en déposant sur la mousse d’un tronc creux, au nom des fées, ces crayons de couleur qui s’usent si vite, un arrosoir pour ses graines, un panier pour amener à l’école ses plus chers amis, insectes ou rongeurs, quand leurs semblables mal en point ne prennent pas du repos dans son hôpital de campagne. Mais elle ne peut pas moins compter sur la compréhension du vent, des étoiles, de la pluie ou encore du distingué corbeau dit Lars Porsenia de Clusium, dont les façons sont de douces façons et qui hélas trépassera tragiquement…
Opal Whiteley est très connue dans l’Oregon et dans les écoles d’Amérique mais elle n’en savait rien quand, en 1995, dans un asile psychiatrique proche de Londres où, à la fin de la seconde guerre, on l’avait retrouvée schizophrène et dans la misère, son âme s’est enfin envolée vers celle d'Ange-Père et celle d'Ange-Mère, ses vrais parents rêvés, et vers celle du cochon Rubens et vers celle de William Shakespeare qui, jadis, s’en souvenait-elle encore, l’avait promenée sur son dos.
dimanche 12 janvier 2014
Nähe Fern
premières mesures de la symphonie "Nähe Fern" [proximité lointaine] (2012)
de Wolfgang Rihm
Luzerner Sinfonieorchester, James Gaffigan
jeudi 9 janvier 2014
Ah ! la félicité de la Pensée !
«
Regarde cette misérable créature. Ce Point est un Être vivant, comme
nous-mêmes, mais réduit au Gouffre non-dimensionnel. Il est lui-même son propre
Monde, son propre Univers ; de tout ce qui n’est pas lui, il ne peut rien
concevoir, il ne connaît ni Longueur, ni Largeur, ni Hauteur, car il n’en a
jamais fait l’expérience ; il n’a même pas conscience du nombre Deux ; pas plus
qu’il n’a d’idée de la Pluralité ; car il est lui-même l’Un et le Tout, n’étant
en fait que le Néant. Remarque cependant son autosatisfaction, et tires-en la
leçon qu’être autosatisfait, c’est être vil et ignorant, et qu’aspirer à autre
chose vaut mieux qu’un bonheur impuissant et aveugle. Maintenant, écoute. »
Il
s’immobilisa ; alors s’éleva de la petite créature vrombissante un minuscule
tintement, bas et monotone, mais distinct, comme celui des phonographes de
Spaceland, dans lequel je distinguais ces mots : « Infinie béatitude de
l’existence ! Il est ; et il n’est rien d’autre que lui. »
«
Qu’est-ce, demandai-je, que cette créature chétive entend par Lui ?
«Il
parle de lui-même, dit la Sphère. N’avez-vous jamais remarqué que les enfants
et les gens infantiles, qui ne font pas de distinction entre le monde et eux,
parlent d’eux-mêmes à la troisième personne ? Mais chut ! »
« Il
remplit tout l’Espace », poursuivait la petite créature dans son
monologue, « et ce qu’Il Remplit, Il l’est. Ce qu’Il pense, Il l’énonce,
et ce qu’Il énonce, Il l’entend ; et il est lui-même ce qui Pense, Énonce et
Écoute, ainsi que Pensée, Parole et Ouïe ; Il est l’Unique, et pourtant le Tout
dans le Tout. Ah ! le bonheur ! ah ! le bonheur d’Être ! »
« Ne
pouvez-vous pas ébranler la suffisance de cette petite chose ? » demandai-je. «
Dites-lui ce qu’elle est réellement, comme vous l’avez fait avec moi ;
révélez-lui l’étroitesse de Pointland, et conduisez-la plus haut. » « Ce n’est
pas facile, répondit mon Maître. Essayez donc. »
Sur ce,
poussant la voix au maximum, je m’adressai au Point en ces termes :
« Silence,
silence, méprisable Créature. Vous vous intitulez vous-même le Tout dans Tout,
alors que vous êtes le Néant ; votre prétendu Univers n’est qu’un grain dans
une Ligne, et une Ligne n’est guère plus qu’une ombre comparée à... » « Chut,
chut, vous en avez assez dit », m’interrompit la Sphère. « À présent, écoutez,
et jugez de l’effet de votre discours sur le Roi de Pointland. »
Le
Monarque, qui rayonnait plus fort que jamais en entendant mes paroles, montrait
clairement, par son éclat, que son contentement était intact ; et je m’étais à
peine tu qu’il reprit sa rengaine : « Ah ! la félicité !
Ah ! la félicité de la Pensée ! Que ne peut-Il réaliser par la
Pensée ! Sa propre Pensée vient à Lui, ne lui suggérant Sa petitesse que
pour accroître Son bonheur ! Douce rébellion attisée seulement pour mieux
triompher ! Ah ! le divin pouvoir créateur du Tout en Un !
Ah ! la félicité ! ah ! la félicité d’Être ! »
« Vous
voyez, dit mon Maître, quel peu d’effet ont eu vos paroles ! Pour autant
que le Monarque les comprenne, il les considère comme siennes (car il ne peut
concevoir aucun être en dehors de lui) et se glorifie de la variété de « Ses
Pensées » comme d’une preuve de sa puissance créatrice. Laissons donc ce Dieu
de Pointland à la jouissance ignorante de son omniprésence et de son
omniscience ; rien de ce que vous ou moi tenterons ne le sauvera de son
autosatisfaction. »
Edwin Abbott Abbott, Flatland (1884)
traduction de Philippe Blanchard
dimanche 5 janvier 2014
Vivre demeure une grande affaire
« Chaque moment, pris à part, est futile et ne mérite qu’une attention amusée, mais la totalité des moments successifs résiste à notre humour. Vivre demeure une grande affaire. Il n’y a plus que des anecdotes, mais la vie elle-même, qui en est formée, reste terriblement sérieuse. »
V. Jankélévitch, L’ironie (1964)
samedi 4 janvier 2014
Die Ruh
Fusées de la Saint-Sylvestre, oiseaux.
Schubert/Liszt, Du bist die Ruh — Louis Schwizgebel, piano (album "Poems", 2013)
jeudi 2 janvier 2014
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