mercredi 23 juin 2010

Tout le malheur des hommes


« Il m’est également resté en mémoire la remarque d’Alphonso sur l’ouïe extraordinairement sensible des mites et des teignes, dit Austerlitz. Elles étaient en mesure de reconnaître à de lointaines distances les cris des chauves-souris et lui-même, Alphonso, avait remarqué que le soir, chaque fois que la gouvernante sortait dans la cour pour appeler son chat Enid de la voix criarde qui était la sienne, elles sortaient des buissons par nuées entières pour aller se réfugier dans les arbres davantage plongés dans l’obscurité. La journée, dit Alphonso, elles dormaient à couvert dans les fissures des rochers, sous les pierres, les débris végétaux jonchant le sol ou les frondaisons. Quand on les découvre, la plupart sont inertes et comme mortes, et elles doivent se secouer pour s’éveiller ou sautiller sur le sol en se dégourdissant les ailes et les pattes avant de pouvoir prendre leur envol. La température de leur corps est alors de trente-six degrés, comme celle des mammifères, des dauphins et des thons au meilleur de leur activité. Trente-six degrés, dit Alphonso, est le point qui, dans la nature, s’est toujours avéré le plus favorable, une sorte de seuil magique, et il lui était arrivé de songer, pour reprendre les termes de ses propos, dit Austerlitz, il lui était arrivé de songer que tout le malheur des hommes venait de ce que, à un moment donné, ils s’étaient écartés de cette norme, s’étaient échauffés et vivaient en permanence dans un léger état fiévreux. » 

Sebald, Austerlitz



lundi 14 juin 2010

Les dimensions d'un grand désastre



Ma mère savait trop bien quelle blessure peut causer une illusion brisée. Le désappointement le plus insignifiant prenait pour elle les dimensions d'un grand désastre. Une veille de Noël, peu de temps avant la naissance de son quatrième bébé, elle dut garder le lit à cause d'une légère indisposition, et elle nous fit promettre, à mon frère et à moi (qui avions respectivement cinq et six ans) de ne pas chercher à voir ce qu'il y aurait dans nos bas de Noël, que nous trouverions suspendus aux montants de nos lits le lendemain matin, mais de les apporter dans sa chambre et de ne regarder que là leur contenu, afin qu'elle pût nous voir à ce moment et jouir de notre plaisir. Au réveil, je tins furtivement conseil avec mon frère, à la suite de quoi chacun de nous deux, avec des mains avides, palpa son bas délicieusement crissant, bourré de menus présents ; lesquels présents nous retirâmes avec précaution un par un, et nous voilà dénouant les faveurs, dépliant les papiers de soie, examinant tout à la faible lueur qui traversait les rideaux tirés, puis nous réenveloppâmes toutes ces petites choses et les refourrâmes là où nous les avions trouvées. Je nous revois ensuite assis sur le lit de notre mère, tenant ces bas couverts de bosses et faisant de notre mieux pour jouer la scène qu'elle avait souhaité voir ; mais nous avions tellement bousillé les emballages, et notre interprétation de la surprise enthousiaste fut à tel point une interprétation d'amateurs (je vois encore mon frère levant les yeux au ciel et s'écriant, à l'instar de notre gouvernante française : "Ah ! que c'est beau !"), que, après nous avoir observés un moment, notre spectatrice fondit en larmes. 

Vladimir Nabokov, Autres rivages


dimanche 13 juin 2010

Que la sentir se perdre





Ravel, Valses nobles et sentimentales, épilogue. NY Philharmonic, Pierre Boulez
ciel vu de ma fenêtre



"13 juin 1930. Je vis toujours au présent. L'avenir, je ne le connais pas. Le passé, je ne l'ai plus. L'un me pèse comme la possibilité de tout, l'autre comme la réalité de rien […] Ombre obscure et fugitive d'un arbre citadin, son léger de l'eau tombant dans un bassin plaintif, vert du gazon régulier - jardin public dans le semi-crépuscule -, vous êtes en ce moment l'univers entier pour moi, car vous êtes le contenu plein et entier de ma sensation consciente. Je ne désire rien d'autre de la vie que la sentir se perdre, au long de ces soirées imprévues, au milieu d'enfants inconnus et bruyants qui jouent dans ces jardins, confinés dans la mélancolie des rues qui les entourent, et couverts, au-delà des hautes branches et des arbres, par la voûte du vieux ciel où recommencent les étoiles."  

Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité, p. 131


vendredi 11 juin 2010

Ce qu'il faudrait



« Nous ne faisons nul péché avec eux.
 Telle est la raison qu’ils donnent aux hommes qui leur demandent pourquoi ils n’ont point vergogne de montrer leur membre. Et encore vous dis qu’ils n’occiront nulle créature ni animal du monde, ni mouche, ni puce, ni pou, ni ver, parce qu’ils disent qu’ils ont une âme, et disent qu’ils n’en mangeraient point à cause du péché qu’ils commettraient. Et encore vous dis qu’ils ne mangeraient nulle chose verte, ni herbe, ni fruit, ni racine, tant qu’elle n’est pas sèche, parce que, disent-ils, les choses vertes ont une âme. » 

Marco Polo, Le devisement du monde
CLXXVIII. Ci devise de la province de Lar, dont tous les Braaman sont nés
 


« C’est le mérite des époques dites de décadence que d’éclairer d’une lumière exceptionnellement violente le conflit entre ce qui est et ce qu’il faudrait qui fût. » 

René Crevel, Les pieds dans le plat
VII. Le quatorzième convive



vendredi 4 juin 2010

Exclusivement


« C’est un vide d’une qualité particulière qui s’installe lorsque dans une ville étrangère on compose en vain un numéro pour tenter de joindre quelqu’un au bout du fil. Quand personne ne daigne décrocher, la déception revêt une importance capitale, comme s’il s’agissait d’un jeu de roulette où il en va effectivement de la vie et de la mort. Et une fois que j’avais récupéré ma monnaie dans le bas de l’appareil, que me restait-il donc à faire sinon continuer à errer sans but dans les rues jusqu’à la nuit tombée. Très souvent j’avais l’impression, vraisemblablement à cause du surcroît de fatigue, d’apercevoir marchant devant moi quelqu’un de connaissance. Ces hallucinations, car il n’y a pas d’autre terme qui convienne, me donnaient à voir exclusivement des personnes auxquelles je n’avais plus pensé depuis des années, des disparus pour ainsi dire. Y compris certains dont je pouvais affirmer qu’ils n’étaient plus en vie, comme Mathild Seelos ou le greffier de la mairie, le manchot Fürgut. Un jour, dans la Gonzagagasse, je crus même reconnaître le poète Dante, menacé du bûcher et banni de sa ville. Coiffé de son célèbre bonnet, un peu plus grand que les autres passants et cependant ignoré d’eux, assez longtemps il me précéda de quelques pas, mais comme je me hâtais pour le rattraper, il tourna dans la Heinrichsgasse et le temps que j’atteigne le coin de la rue, il avait disparu. »

 

W. G. Sebald, Schwindel. Gefühle 
(Vertige. Sensation, 1990)