vendredi 31 octobre 2014

Appeler par son nom tout ce qui existe





[Giessen, février 1834] 

Je ne méprise personne, surtout pour son intelligence ou sa culture, parce qu’il n’est au pouvoir de personne de n’être ni un imbécile ni un criminel, parce que dans des circonstances égales, nous serions tous égaux et parce que les circonstances ne dépendent pas de nous. Pour ce qui est de l’intelligence, elle n’est qu’un très petit aspect de notre vie spirituelle et l’éducation n’est qu’une forme très contingente de celle-ci. Celui qui me reproche un tel mépris prétend que je marcherais sur les pieds d’un homme parce qu’il a un mauvais habit. C’est transposer dans le domaine spirituel, où elle est encore plus vulgaire, une grossièreté dont on ne croirait jamais quelqu’un capable dans le domaine physique. Je peux traiter quelqu’un d’imbécile sans pour autant le mépriser ; l’imbécillité fait partie des qualités universelles de l’humanité ; je ne peux rien quant à son existence, mais personne ne peut m’empêcher d’appeler par son nom tout ce qui existe et de m’écarter de ce qui m’est désagréable. C’est une cruauté d’offenser quelqu’un, mais je puis à ma guise le chercher ou l’éviter. Ceci explique ma conduite envers de vieilles connaissances : je n’ai mortifié personne et je me suis épargné beaucoup d’ennui ; s’ils me trouvent fier parce que je ne prends pas goût à leurs plaisirs et à leurs occupations, c’est injuste ; il ne me viendrait jamais à l’esprit de faire un sembable reproche à un autre pour ce même motif. On dit que je suis moqueur. C’est vrai, je ris souvent, mais je ne ris pas de la façon dont quelqu’un est un homme, mais seulement de ce qu’il est un homme, à quoi il ne peut absolument rien, et ce faisant je ris de moi-même qui partage son destin. Les gens appellent cela se moquer, ils ne supportent pas qu’on les tourne en dérision et qu’on les tutoie ; ce sont eux qui méprisent, se moquent et font les fiers parce qu’ils ne cherchent la bêtise qu’en dehors d’eux-mêmes. Bien entendu, j’ai encore une autre façon de me moquer, mais ce n’est pas celle du mépris, c’est celle de la haine. La haine est permise autant que l’amour et j’ai la plus grande haine pour ceux qui méprisent. Ils sont nombreux ceux qui en possession d’une apparence ridicule que l’on appelle l’éducation, ou d’un bric-à-brac mort que l’on appelle l’érudition, sacrifient la grande masse de leurs frères à leur égoïsme méprisant. L’aristocratie est le mépris le plus infâme de l’esprit-saint en l’homme ; je retourne contre lui ses propres armes ; morgue pour morgue, moquerie pour moquerie. 

Georg Büchner, Correspondance 
[traduction de Henri-Alexis Baatsch]



jeudi 30 octobre 2014

Personnages à l'horizon




C’est tout de même étrange que je connaisse — films, romans, feuilletons, reportages — beaucoup plus de personnages que de personnes, au fond — je me demande dans quelles proportions. Et que j’en sache tellement plus sur eux, leurs désirs et leurs secrets les plus intimes, alors que la plupart de mes semblables n’ont à mes yeux pas plus d’existence que des figurants. (Imaginons un type qui passerait sa vie à mater des séries sans jamais nouer aucun contact, l’humanité réelle resterait pour lui, jusqu’au bout, une pure fiction.) 

Relu Lenz pour la ixième fois, mais dans une autre traduction (meilleure, d’ailleurs). “N’entendez-vous donc rien ? N’entendez-vous donc pas cette voix épouvantable qui hurle de tout l’horizon et qu’on appelle d’ordinaire le silence ?



vendredi 17 octobre 2014

Vie et mort d'un platane



Mais soudain, patatrac. Ces feuillages, aimables compagnons de mes rêveries par la fenêtre et bienveillants dispensateurs d'ombre, diffuseurs d'ambiance, n'avaient que quelques heures à vivre encore : je me retrouve, comiquement d'ailleurs, nez à nez avec l'élagueur, sans préavis ni lettre. Cela méritait bien une vidéo souvenir.






Musique : Paul Hindemith, Des Todes Tod op. 23a — II : Gottes Tod 
(oui, La Mort de Dieu, carrément)
Ensemble Villa Musica











jeudi 16 octobre 2014

Bulletin de santé






Cinq jours entre eux deux, une page chaque matin. Sinon, rien. 

(Concurremment, dans la vraie vie : rewriter une copieuse compilation d'études de cas psychanalytiques (ça change de la romance), voir Mommy et rester de marbre, lire de loin en loin aux toilettes la biographie de Wilde toujours étudiant à Oxford, ne pas cesser de jouer la Danza de la moza donosa de Ginastera (bonbon mélancolique), se féliciter de l'achat d'une tondeuse délivrant des salons de coiffure, de l'accord du piano qui avait bien souffert de cet été chaud et humide, et d'ailleurs cet automne, c'est pour aujourd'hui ou pour demain, etc.) 






jeudi 9 octobre 2014

La main du rêve





Découvert hier soir, en visitant l'exposition Le temps à rebrousse-poil (visible jusqu'au 1er novembre à "la compagnie", à Marseille*), le travail de l'artiste québécois Pascal Grandmaison (né en 1975). Coup de foudre : l'extrait ci-dessus ne donne qu'une faible idée de la beauté terrassante de La main du rêve (2013), vidéo de qualité cinématographique (et comment !) projetée dans un majestueux format scope et dont les 45 minutes passent, c'est l'évidence même, comme un rêve — magie pure. Je n'imagine pas qu'on soit marseillais et qu'on se prive de ce spectacle. Les Girondins non plus n'ont pas d'excuse puisque cette pièce maîtresse est également présentée dès aujourd'hui à la galerie Eponyme, à Bordeaux. Comment dit-on déjà à Montréal ? Tomber en amour ? 

[*Le reste de l'exposition vaut le déplacement ; outre une autre fascinante vidéo de Grandmaison, Nostalgie #1, on peut y voir par exemple l'impeccable Sens de la marche (2002) de Fayçal Baghriche.]

mercredi 8 octobre 2014

Tristesse du conteur

   


   Il était une fois un homme bien-aimé de son village, car lorsque les gens s’assemblaient autour de lui, au crépuscule, et l’interrogeaient, il racontait beaucoup de choses étranges qu’il avait vues. Il disait : “J’ai contemplé au bord de la mer trois sirènes qui démêlaient leurs cheveux verts avec un peigne d’or.” Et comme ils le suppliaient de continuer, il répondit : “Près d’un creux de rocher j’ai aperçu un centaure ; et quand nos regards se sont croisés, il s’est détourné lentement pour partir, en me contemplant tristement par-dessus son épaule.” 
    Et, lorsqu’ils demandèrent avidement : “Dites-nous ce que vous avez vu d’autre”, il leur répondit : “Dans un petit bosquet, un jeune faune jouait de la flûte pour les habitants des bois qui dansaient au rythme de sa musique.” 
    Un jour qu’il avait quitté le village, selon son habitude, trois sirènes se levèrent des flots et démêlèrent leurs cheveux verts avec un peigne d’or et, après leur départ, un centaure le regarda furtivement derrière le creux d’un rocher et, plus tard, comme il passait devant un petit bosquet, il vit un faune qui jouait de la flûte pour les habitants des bois. 
    Ce soir-là, lorsque les villageois se réunirent au crépuscule en disant : “Raconte-nous ce que tu as vu aujourd’hui”, il répondit tristement : “Aujourd’hui, je n’ai rien vu.” 

[Oscar Wilde]

[in Recollections of Oscar Wilde (1932) de Charles Ricketts, 
cité par Richard Ellmann in Oscar Wilde (1984), coll. N.R.F. Biographies (1994)]




mardi 7 octobre 2014

Une race d'hommes




Perry et Truman



[Truman Capote à Perry Smith, le 7 août 1963]

J'ai retrouvé la première strophe du poème que vous m'avez demandé. Je suis sûr qu'il y en a une seconde, mais, pour une raison que j'ai oubliée (il y a si longtemps de ça), je n'ai recopié que celle-ci dans un carnet et j'ignore ce qu'est devenue la seconde. Perdue, peut-être. Désolé. 

Il existe une race d'hommes qui ne s'intègrent pas aux autres, 
Une race d'hommes incapables de se fixer
Qui déchirent le cœur des êtres qui les aiment
Et s'en vont découvrir le monde. 
Ils traversent les champs, enjambent les rivières, 
Se hissent au sommet des montagnes. 
La malédiction des Gitans leur enflamme le sang
Et s'ils voulaient se reposer, ils ne sauraient le faire
Ils pourraient aller loin s'ils suivaient des voies rectilignes
Car ce sont des hommes solides, sincères et courageux, 
Mais ils se lassent vite de la réalité des choses
Et ne cherchent jamais que l'inconnu et le bizarre. 


[Ces vers sont d'un certain Robert William Service, poète canadien. Perry Smith était l'un des deux assassins que Capote met en scène dans De sang-froid et en qui pour son trouble il s'était reconnu.]