"Car, quoi qu’on dise, nous pouvons avoir parfaitement en rêve l’impression que ce qui se passe est réel. Cela ne serait impossible que pour des raisons tirées de notre expérience qui à ce moment-là nous est cachée. De sorte que cette vie invraisemblable nous semble vraie. Parfois, par un défaut d’éclairage intérieur lequel, vicieux, faisait manquer la pièce, mes souvenirs bien mis en scène me donnant l’illusion de la vie, je croyais vraiment avoir donné rendez-vous à Albertine, la retrouver ; mais alors je me sentais incapable de marcher vers elle, de proférer les mots que je voulais lui dire, de rallumer pour la voir le flambeau qui s’était éteint – impossibilités qui étaient simplement, dans mon rêve, l’immobilité, le mutisme, la cécité du dormeur – comme brusquement on voit dans la projection manquée d’une lanterne magique une grande ombre, qui devrait être cachée, effacer la silhouette des personnages, et qui est celle de la lanterne elle-même, ou celle de l’opérateur. D’autres fois Albertine se trouvait dans mon rêve, et voulait de nouveau me quitter sans que sa résolution parvînt à m’émouvoir. C’est que de ma mémoire avait pu filtrer dans l’obscurité de mon sommeil un rayon avertisseur, et ce qui, logé en Albertine, ôtait à ses actes futurs, au départ qu’elle annonçait, toute importance, c’était l’idée qu’elle était morte. Souvent ce souvenir qu’Albertine était morte se combinait sans la détruire avec la sensation qu’elle était vivante. Je causais avec elle ; pendant que je parlais ma grand’mère allait et venait dans le fond de la chambre. Une partie de son menton était tombée en miettes, comme un marbre rongé, mais je ne trouvais à cela rien d’extraordinaire."
Marcel Proust, Albertine disparue
Morton Feldman, Christian Wolff in Cambridge (1963)
Choir of Saint Ignatius of Antioch, New York City
"Quand nous écoutons un enregistrement, nous acceptons le compromis, l’enregistrement n’est pas la réalité de ce qu’est la musique : c’est plus gros que nature. L’enregistrement agrandit, regarde la musique à travers un microscope. Mais, moi, ce que je veux, c’est écouter la musique à travers un télescope.
― Pensez-vous que votre musique puisse agir sur le public comme une drogue ?
― J’ai toujours pensé que les drogues pouvaient vous procurer du bien-être.
― Alors, vous ne pensez pas que votre musique…?
― Non. Je crois que l’hypnotisme se produit lorsque les gens écoutent de la musique, c’est-à-dire très rarement. Cette expérience leur est si étrangère !"
Morton Feldman. À l’écart des grandes villes
,
entretien avec Jean-Yves Bosseur (1967)
« Ainsi, c’était devenu une évidence incontournable, le monde manifestait une compréhension et un intérêt croissant pour l’art. Autrement dit, il semblait totalement enartistiqué. Une secrétaire sur deux ou trois avait pour ami ou amant un peintre. On voit par là qu’il est presque impossible de mesurer combien on se portraiturait. En conséquence, la société cultivée ou semi-cultivée pullulait de prétendus créateurs, pour les faits et gestes desquels on affichait un intérêt colossal. Allait-on se promener, on ne manquait jamais d’entendre une jeune fille se jeter ou se précipiter dans une exclamation inquiète : “Il crée si difficilement”, ou bien : “Il a cessé de créer”, et par ce il, on entendait quelque écorché vif se torturant dans son atelier. Quant à l’artiste qui s’était installé dans le joli village, les jeunes paysans le poursuivaient de la question anxieuse : “Est-ce que tu arrives à créer ?” Il répondait : “Non, pas comme je souhaiterais, je lutte contre un certain nombre d’obstacles.” Cette situation n’avait rien d’exceptionnel. Des centaines d’adeptes des arts luttaient dans cent situations particulières dans des centaines de localités contre des centaines de difficultés les plus diverses, ce qui veut dire qu’en ce qui concerne leur élan producteur ou créatif, ils n’avançaient pas vraiment, là où ils auraient voulu non pas simplement marcher d’un bon pas, mais voler […] »
« Jeunes et vieux, grands et petits, riches et pauvres, savants et ignorants, travailleurs et chômeurs, gens influents et gens ingénus, tout un chacun se démène et se décarcasse pour le bien des arts. N’importe quel écolier ne connaît-il pas les conditions préalables indispensables à l’art du futur ? Ce que doivent être la largeur, la grosseur ou la longueur des éléments de base de la composition approximative d’un roman ou d’un tableau, le premier cantonnier venu le sait parfaitement. Tous les non-créateurs savent par le menu comment on doit créer, seuls les créateurs parfois font des manières, flottent sur le ridicule d’un abîme d’ignorance […] »
Robert Walser, Ce que j’écris sera peut-être un conte
in Le Territoire du crayon