dimanche 29 mars 2015

Buée soufflée dans le matin clair


C’était bien, cette lecture à Paris (l’ami François Matton en a donné un compte-rendu parfait sur son blog, je vous y renvoie). Le lendemain matin, j’ai fait la queue au musée d’Orsay pour voir l’exposition Bonnard ; tout en avançant à petits pas dans le colimaçon rectangulaire optimisant le rangement des clients sur le parvis de l’ancienne gare, je continuais à lire la Très brève relation de la destruction des Indes (1542) de Bartolomé de Las Casas, commencée par hasard (celui de l’étagère de la chambre d’ami) la veille au soir et qui me remplissait (j’avais écrit remplaçait) de toute la douleur du monde, une douleur vieille de cinq cents ans et des ossements, de sorte qu’en découvrant de petits enfants de trois ans cueillant des pommes, dans la première salle de l’exposition et la douceur d’un éternel printemps, quelques taches seulement pour figurer la vulnérabilité même de bouts de chou de 1902 (ou peut-être encore avant, je n’ai pas retenu la date) certainement morts depuis longtemps, je n’étais pas loin de fondre en larmes. S’imprégner des détails atroces du génocide des Indiens d’Amérique par les conquistadors n’est cependant pas nécessaire pour trouver la peinture de Pierre Bonnard extrêmement émouvante ; au détour d’une salle, un petit montage de films tournés l’année de sa mort (1947) par les époux Maeght le montre lors d’une sortie en mer, à demi souriant à l’arrière d’une barque, comme la bonté et la tristesse mêmes. 




À la fin du film il sort nu, squelettique, de l'eau en noir et blanc d’un rivage du Cannet. Il a peint les choses dans leur radiation solaire, solide, et il a mis dans ces hymnes à la lumière des humains brumeux et fantomatiques qui se confondent avec le papier-peint, le plancher, un reflet, des présences fugitives fondues dans la couleur. C’est beau. La douleur, la beauté, on se remplit de ça, alternativement, en espérant que ça se neutralise. Au sortir du musée, sans plus penser aux nourrissons de la Jamaïque que ces enculés d’Espagnol donnaient à manger à leurs chiens et pour me remettre de toutes ces émotions, je déjeunais d’un steak tartare à Saint-Germain-des-Prés. La vie est décidément bien étrange et composite mais elle est aussi bien bonne car le soir venu, c’est à Ménilmontant que je considérais ma tarte fine à la betterave aux côtés d’Éric Chevillard, qui lui avait pris des bulots. La mention d'un plat du jour à base de chou noir puis, détaillant le menu, une recherche certaine (voire une certaine recherche) dans l’intitulé des plats et leurs associations à première vue gentiment incongrues (genre joues de porc à la sucrine) nous avait mis en verve et pouffer avec l’auteur de Juste ciel (2015) est une des joies de l’existence (au dessert, dédaignant le gratin de pamplemousse, nous avons pris tous deux des choux façon Paris-Brest). J’avais justement lu Juste ciel à l’aller, troublant la quiétude de l’IDzen par mes rires presque aussi réguliers que la marche du train (je garantis sur facture un fou rire au lecteur du jeu de mots de la page 59). L’humour repose de la beauté et de la douleur, il les contient pourtant à sa façon bravache, par éclats il s’en pare, s’en empare. Mais je deviens lyrique. Ce qu’on ne peut pas reprocher au troisième livre que j’ai lu, ce matin, parce qu’il faisait gris et moche, avant de quitter la chambre d’ami : Quand tout est déjà arrivé (2013), de Julian Barnes, brève méditation sur la mort de sa femme après trente ans d'un grand amour, qui part de loin (le roman cocasse des balloonatics, pionniers bohèmes de l’aéronautique, une amourette de Sarah Bernhardt) pour plonger au coeur de son émotion vivante, depuis une hauteur et avec une délicatesse admirables. 




Comme si de rien n’était, Bonnard peignit sa femme bien en chair et vivante après qu’elle fut morte. Elle s’appelait Marthe (c'est elle ici, dans leur jardin). Vers cinq heures, hier, je regardais les nuages sur un banc avec François et Anne, dans le jardin du Palais Royal, il avait fait (enfin) un temps superbe une bonne partie de l’après-midi, les arbres roses spectaculairement printaniers qui nous encerclaient se mariaient à merveille avec le bleu tendre et profond du ciel. Puis il s’était remis à faire froid, parlez-moi de Paris et de ses fantômes, et nous étions allés boire une bière hors de prix rue Montorgueil ; la nuit était tombée à toute vitesse. 

Camarades ! Tous les morts devraient unir leurs voix pour demander des comptes. Quel vacarme s’ils manifestaient ensemble leur colère et leur rancœur. Mais on prend bien soin de les isoler, semble-t-il. Peut-être les laisse-t-on exhaler ainsi leur ressentiment pour les en soulager et alors seulement, quand tout aura été dit, une fois la longue plainte entièrement déroulée, accomplir la grande communion promise, coudre ensemble les âmes rincées de leur fiel, langes et linges lavés de leurs souillures, blanches hosties translucides. Du taureau furieux noir comme la suie et dégoulinant de sang, on n’aura gardé que la buée soufflée par ses naseaux dans le matin clair. Notre histoire personnelle n’est pas digne d’intérêt ; l’anecdote en question concerne d’ailleurs principalement ce corps dont nous sommes délestés, il serait aussi vain de le ressasser que les menus de la cantine qui nous furent servis dans l’enfance, où l’innommable chou rouge fut sans doute excessivement convoqué, dont la mention serait cependant risible à ces altitudes. 

(Juste ciel, p. 104-105)


jeudi 26 mars 2015

Tonight




Je crois qu'on a bien fait, finalement, en renonçant à engager le Mormon Tabernacle Choir (c'est-à-dire qu'une fois installé plus personne ne rentrait dans la librairie). Venez donc, ce sera sans chichis. 







mercredi 25 mars 2015

Résumé de la situation





Le 16 juillet 1945, à la veille de la conférence de Postdam, un dôme de feu auréolé d'un nuage de pourpre transparente irradie le ciel du Nouveau-Mexique en creusant dans le sable du désert un cratère de verre et d'émeraudes brisées. Robert Oppenheimer, avec cette tendance au mysticisme que partagent plus ou moins tous ceux qui ont côtoyé l'atome, évoque, en des termes poétiques devenus trop célèbres, l'ivresse de la démesure qui s'empare des hommes quand ils deviennent des dieux. 
L'arrachant à sa méditation sur la mort, le temps et la majesté de Vishnou, le responsable du test Trinity résume la situation par une courte formule qui sacrifie malheureusement le mysticisme et la poésie sur l'autel d'une vigoureuse clarté : 
"Maintenant, Robert, nous sommes tous des fils de pute."

Jérôme Ferrari, Le principe (2015)


mardi 24 mars 2015

Détruire en soi l'idée nuisible




Deux temps se font concurrence en nous : le temps social, imposé, le même pour tous ; et le temps intime, imaginaire, qui nous est propre. Le premier est fragmenté en unités minuscules qui condamnent à papillonner (on trouve chez Montherlant l'expression : "vie déchiquetée") ; le second est continu, propice à la méditation. On le redécouvre quand on a de la liberté, qu'on ne pense plus à regarder sa montre, qu'on ne s'oblige plus à suivre les rites sociaux (lire le journal, attraper un bus, voir du monde). On vit selon soi, et on est surpris alors par les accélérations et les ralentissements du temps, qui ne semble plus couler normalement, plié qu'il est aux périodes aléatoires de notre imagination. 
Il faut se créer une chronologie personnelle, répète Régnier, "choisir comme signe de mémoire tel coucher de soleil. Dire : depuis tel vers, depuis tel geste ou telle pensée." Un calendrier à soi, différent de l'agenda commun. "L'ennemi de la vie personnelle est le temps et la division journalière. Vivre d'une continuité de pensées enchaînées selon un ordre interne." Régnier tourne autour de ce thème, aspirant à un état de pensée supérieur où il ne serait plus empêché de cheminer en lui. "Les heures sont trop hâtives, trop coupées. Je voudrais une songerie indéfinie, avec des arrêts têtus et scrutateurs devant certaines choses, puis des sauts brusques et, parfois, une rêverie d'Ariane qui veut un fil léger à travers l'intrication des labyrinthes psychologiques." Le temps libre – c'est-à-dire libéré – est, après le silence et l'ennui, la troisième condition pour écrire : "Ce qui empêche de travailler, c'est notre servilité à la division arbitraire du temps en jours et en heures, dont l'antique et héréditaire accoutumance influe sur nous. Lutter pour détruire en soi l'idée nuisible du temps."

Bernard Quiriny, Monsieur Spleen, notes sur Henri de Régnier (2013)



lundi 23 mars 2015

L'offrande





Dear Bill Murray, 

Excuse my english, I'm a french writer. And your biggest fan, obviously. I'm glad to send you this book. Translation of the title : "Praise and exhaustion of an Endless Day." 
All a book ! What a waste of time ! 

Admiringly, 

XXX



mercredi 18 mars 2015

Making of





J’ai écrit Louange et épuisement entre la mi-avril et la fin mai 2014 [1], avec une très nette accélération – on peut même dire un grand galop – dans les quinze derniers jours (le 13 mai, le texte a 38 000 caractères ; le 30, jour de son achèvement, 96 000). Il faisait un temps magnifique et j’étais dans une merde noire, à racler le fond des fonds de poche. Mystère de l’inspiration : plus l’angoisse du lendemain me serrait à la gorge, plus je m’amusais à travailler sur mon éloge. Je me réveillais de cauchemars usuriers pour plonger dans la jubilation de l’écriture et ma page faite (le soleil alors se mettait à briller) j’avais la conscience assez tranquille pour me ronger les sangs toute la journée. Le bonheur, en somme, pour un cyclothymique. Je me souviens qu’en même temps je découvrais les livres de David Foster Wallace (histoire de continuer à m’amuser un peu) et que son usage délirant des notes de bas de page m’encourageait à en abuser moi-même toute honte bue : j’exagérais toujours moins que lui. Constamment tiède, le DVD d’Un jour sans fin résistait vaillamment à tous les ralentis, les retours en arrière, les arrêts sur image, les basculements de la VO à la VF pour vérifier tel écart de langage. Il refroidit placidement depuis, mais il n’est pas à l’abri d’un nouveau tour de chauffe (de ce point de vue, c’est un échec : je n’ai pas épuisé mon amour de ce film, je le reverrais volontiers à l’occasion, mon mal est incurable). 

[1] J'en ai cependant trouvé la première phrase (“Au commencement il y a des nuages”) bien plus tôt, le vendredi 21 mars autour de midi, au cours d’une promenade dans le sud de Paris (après une averse de grêle, en observant une éclaircie). À trois jours près, il s’est donc écoulé un an entre la toute première idée du livre et sa parution aujourd’hui (et comme je serai à Paris samedi, je suis en mesure de refaire cette promenade et de boucler la boucle ; mais on annonce de la pluie). 



mardi 17 mars 2015

La deuxième exigence préalable






« Qui gagne autant ? : tout écrivain vraiment bon ! – Qui ne compte pas sur au moins 1 million de lecteurs, ne devrait même pas commencer à écrire. » affirma-t-il [1], tout Eckermann et malice triomphale. / Je l’observai un moment ; m’étirai aussi le menton avec la main droite : vais-je le foutre à la porte ? […] Mais quand même, le contrer rapidement : « Avec ce flou qui vous est propre, vous avez omis d’ajouter la deuxième exigence préalable : dans le cas d’un “vraiment bon” écrivain, il faut que ce “1 million de lecteurs” se répartisse sur les 500 ans qui suivent la parution de son livre. Non moins que cette troisième : il faut que votre “million” se compose successivement des meilleurs de la nation ; et non pas d’enfants, de jeunes en uniformes, de vieilles peaux cacochymes et d’autres trous du cul. » (Pigé ?! – Mon “ton” ne lui plaisait pas du tout ; on le voyait clairement : hé quoi, le sien non plus ne me convenait pas ! Pourtant je vous demande : qui de nous deux avait raison ?). 


[1] Johann Wolfgang von Goethe, suite au coup de fouet de l’incipit (« Enfin, on avait réussi à ramener les morts à la vie ») qui permet ce dialogue à Schmidt.


dimanche 15 mars 2015

Composite





"Ce mélange de merde et de clair de lune qui nous caractérise si bien." 

Arno Schmidt, Goethe et un de ses admirateurs (1958)



samedi 14 mars 2015

Pièces du complot


Une théorie tenace prétend qu’à l’origine des livres se cachent des êtres humains comme vous et moi. La thèse paraît farfelue au premier abord, mais ses adeptes sont bien organisés : ils ont des magazines, des journalistes, des photographes, et peuvent compter sur la complicité coupable de leur victime. L’entrevue s’était même extrêmement bien passée : un cas classique de syndrome de Stockholm. 





Que ce grotesque individu ne vous dissuade pas de jeter un œil, dès mercredi prochain, sur Louange et épuisement d’Un jour sans fin, l’ouvrage qu’il a commis dans un état second. Lequel précisément ? Mathieu Lindon, jeudi, y voyait de l’amour, et il sait ce qu’aimer veut dire. 


[Tant que j’y suis, "je" (en chair et en os) serai au Salon du livre (de Paris) le vendredi 20 mars, de 18h à 20h, sur le stand d’Actes Sud, en compagnie de mes confrères et co-constellants, messieurs Bertina et Lefranc. Et ce même fin trio vous accueillera à la librairie La Manœuvre (c’est à Bastille), le jeudi 26 mars à partir de 19h, pour fêter dignement (ou pas ; il se pourrait que nous buvions) le lancement de Constellation. Vous savez tout.]


lundi 9 mars 2015

Highway to Hell




L'époque est différente, l'époque est dangereuse, et nos songes se peuplent de gens prévoyants, de conseillers et de paranoïaques, qui nous disent en rêve de nous méfier, de prévoir des modes de vie alternatifs, de réévaluer nos chances de survie dans des contextes déments. 

Féerie générale, p. 119



samedi 7 mars 2015

Moyen terme





Roxane, insulaire et têtue, prenait comme unique sujet de ses tableaux un alezan du voisinage. Elle refusait définitivement de se poser la question Que peindre ?, question centrale pour beaucoup de peintres d’un bout à l’autre du 20e siècle, qui, s’interrogeant sur leur pratique, regardaient par la fenêtre la beauté du dehors, puis regardaient dans la maison la beauté du dedans, et hésitaient : dehors, dedans, dehors, dedans, dehors, et finissaient parfois par peindre la fenêtre. 


Emmanuelle Pireyre, Féerie générale (2012), p. 17


jeudi 5 mars 2015

Une nuit sans fin





"Tic-tac d'un temps où il ne se passe plus rien. Engrenage implacable des secondes à vide, – secondes dans le double sens musical (de secondes ici mineures) et courant du terme. L'intérêt musical de la chose est évidemment nul, mais j'en garde le manuscrit comme témoignage sonore de mes mauvaises nuits." 

Clément Rosset, Route de nuit, épisodes cliniques [L'infini/Gallimard, 1999]


J'ai fait hier (et en plein jour) cette petite vidéo, l'existence de cette pièce (composée, d'ailleurs, l'année de la sortie d'Un jour sans fin) m'ayant été rappelée par l'ami PhilippeMais pour passer maintenant à un sujet plus gai (comme dit Beckett dans Premier amour), il sera question ce soir (et même cette nuit) de ma Louange dans l'émission Nova Book Box, je suis curieux d'écouter ça (et vous aussi un peu, j'espère). 


mercredi 4 mars 2015

Difficultés premières et secondes




“À un moment, après une pause dans la conversation, De Quincey et Burton reprirent la parole simultanément et Burton, bien sûr, s’interrompit aussitôt. De Quincey ne voulut pas l’y autoriser et, après une longue joute de civilités, De Quincey l’emporta en faisant le marché que, lorsque Burton aurait dit ce qu’il avait à dire, il voudrait bien énoncer la remarque qu’il était sur le point de faire. Burton s’exécuta donc, puis pria De Quincey de parler à son tour. Mais cette fois, l’oubli avait enfoui ce qu’il avait en tête, ce qui l’amena à se lancer dans une amusante lamentation sur son idée perdue, déclarant qu’il ne pouvait affirmer qu’une chose, à savoir qu’elle était assurément brillante et originale et qu’elle aurait pu jeter quelque lumière sur l’une des grandes questions qui embarrasse l’humanité. Jusqu’à présent, et pour le malheur durable de cette même humanité, son étincelle s’est à jamais éteinte.” 




“Tout comme Coleridge qu’on avait du mal à faire parler puis à arrêter, une fois lancé, la première difficulté pour De Quincey était de le convaincre de vous rendre visite et la seconde de le réconcilier avec l’idée du départ.” 


John Ritchie Findlay, Les derniers jours de Thomas de Quincey 
(Personal Recollections of Thomas de Quincey, 1886)