mercredi 19 juin 2019

Pour Thomas (1995-2019)


Texte lu aujourd'hui aux obsèques de mon neveu, Thomas Sudreau.

"Si je suis sûr d’une chose, c’est que Thomas a eu tout l’amour du monde et plus encore. Qu’il a eu cette chance d’avoir une famille aimante, des parents qui ont toujours stimulé ses curiosités et encouragé ses passions, soutenu ses projets. Des amis partout où il allait. Une jeune femme merveilleuse à ses côtés. 

Mais parfois tout l’amour du monde ne suffit pas, et personne n’y peut rien. Thomas avait une âme d’artiste, ce qui est à la fois une chose magnifique et une calamité. Ceux qui en sont dotés ne savent pas comme les autres 
se protéger de la violence du monde et de la douleur d’exister. Ils ressentent tout, le bon comme le mauvais, plus intensément. Un philosophe a dit que la mort volontaire n’était pas du tout une négation de la vie, mais 
au contraire son affirmation passionnée. Il faut beaucoup aimer la vie, et la prendre très au sérieux, pour décider de la quitter. 

Thomas nous demande une chose très difficile, qui est d’accepter ce choix, d’accepter que cela ait pu être un choix. Le choix d’un homme libre, même s’il s’agit pour nous de la liberté de faire une erreur irréparable et terrible ; l’expression radicale et paradoxale de sa vitalité, de son intransigeance, de son rapport à l’absolu, bref de ce qui faisait de lui un être précieux. Je ne sais pas. Il nous demande peut-être simplement de respecter le mystère de ce geste puisqu’il n’a pas voulu l’annoncer, nous alerter, ni l’expliquer. Puisqu’il a pris soin de toujours ne montrer que le visage de la joie et de l’amitié. C’est une affaire entre lui et lui, là où il n’y a pas de place pour notre culpabilité.

Il nous faut aussi accepter qu’une vie puisse être brève et que, malgré cet insupportable sentiment d’inachèvement et de gâchis, elle n’en soit pas moins une vie. Nous avons connu la fleur et pas le fruit, mais quelle belle fleur c’était. Nous devons nous souvenir de la réalité de cette beauté, et la célébrer, et non pas nous perdre dans les vaines et cruelles chimères de ce qui aurait pu être. Pendant presque vingt-quatre ans, nous avons eu la chance de connaître Thomas, et c’est tout ce qui devrait compter. 

C’est difficile, bien sûr. Je n’avais pas vraiment cessé de voir un enfant en Thomas. La faute à la continuité de la vie, qui faisait persister à mes yeux l’adorable frimousse aux oreilles décollées dans le grand gaillard qu’il était devenu. Je l’admirais comme un oncle admire son neveu, je l’aimais comme un petit frère. Mais c’était déjà un adulte avec des problèmes d’adulte, un jeune homme aux prises avec la mélancolie des jeunes hommes, et quelque chose l’a submergé, et notre amour n’a pas suffi. Tu le savais pourtant, bordel, que nous t’aimions. J’ai le droit d’être en colère contre toi, Thomas, mais je ne vais pas en abuser. Ce serait moche de te dire adieu avec un sentiment pareil dans le coeur. À toi qui sinon ne m’as jamais inspiré que la plus grande tendresse et la plus grande fierté. 

Tu as eu une belle vie et tu ne souffres plus. Pour un peu, je t’envierais. Mais je vais plutôt, égoïstement, essayer de vivre le plus longtemps possible, pour me souvenir de toi plus longtemps possible.

De toi vivant. Tu me facilites la tâche : vivant, tu l’étais extraordinairement. Tu aimais la photo, le cinéma, le théâtre, la littérature, la fête, la bonne chère, la dépense et l’ivresse. Tu n’aimais pas être seul. Tu étais rêveur, sujet à de brèves mais sombres humeurs. Je t’ai vu construire une cabane dans un arbre et rejoindre en stop les forêts danoises. Tu aimais rire. Le corps à l’aise mais l’âme pudique, tu recherchais tous les plaisirs. Tu voulais jouir autant qu’on pouvait de cette vie impossible, dans ce monde de plus en plus insensé - si c’est possible, plus violent en tout cas sans doute, plus désespéré. Tu ne pouvais qu’être sensible à cette atmosphère de fin du 
monde dans laquelle nous baignons, peu faite pour aider à se projeter dans l’avenir. Tes tatouages impulsifs et comiques disaient assez que tu te fichais pas mal du lendemain - cela dit, ne vivre qu’au présent est une option tout à fait honorable. C’est le choix de l’éternité qui me paraît plus discutable ; mais encore une fois, Thomas, je ne suis pas ici pour te faire des reproches. 

Je ne sais pas. Je pense à tes amis, à ceux de ta génération, et je voudrais leur dire courage, tenez bon. Tout est possible encore. Le pire, comme la mort de Tom, et le meilleur, comme la vie de Tom. 

Et puis aussi, parlez. Si vous perdez pied, mettez votre orgueil de côté et parlez à des gens de confiance, à ceux que vous aimez. Parfois l’amour ne suffit pas mais souvent il fait des merveilles et de toute façon, c’est tout ce qu’on a. 

Je t’aime, Thomas."