dimanche 17 mars 2019
Quelle maison allait exploser sur mon chemin ?
Une fois, le cinéma prit feu. La pellicule se déchira et s'enflamma aussitôt de sorte que l'on vit pendant quelques secondes des flammes d'incendie sur l'écran : sorte d'avertissement honnêtement projeté, annonçant le danger. Cela formait la suite logique des "Actualités" que l'appareil avait pour mission de divulguer, mission qu'il remplissait à présent à la perfection, voire à l'excès, en présentant la dernière nouvelle, la plus palpitante, celle de son propre incendie.
Les rues de la ville avaient perdu leur sens ; le froid pénétrait sous mon manteau, j'avais sommeil et froid. Quand je fermais les yeux, le vent appliquait sur ma joue une autre joue plus froide, je la sentais, de l'autre côté de mes paupières, pareille à un masque, le masque de ma figure derrière lequel il faisait sombre et glacé comme derrière un vrai masque de métal. Quelle maison allait exploser sur mon chemin ? Quel poteau se contorsionner comme un bâton de caoutchouc pour me faire la grimace ? Nulle part dans le monde, quelles que soient les circonstances, il ne se passe jamais rien.
Max Blecher, Aventures dans l'irréalité immédiate, 1936
lundi 11 mars 2019
Chien et tigre
Quelques mois avant sa mort, un riche propriétaire argentin invita Borges dans son estancia en lui promettant "une surprise". Il installa le vieil homme sur un banc, l'y laissa, et soudain Borges sentit auprès de lui un grand corps tiède et de grosses pattes se posèrent sur ses épaules. Le tigre apprivoisé de l'estanciero rendait hommage à son rêveur. Borges n'éprouva aucune crainte. Seule l'haleine brûlante aux relents de viande crue le dérangea. "J'avais oublié que les tigres sont carnivores."
Alberto Manguel, Chez Borges (2003)
jeudi 7 mars 2019
N'aurons-nous jamais ici bas qu'un pressentiment ?
Le narrateur est amoureux :
"Je regardai longuement la voûte étoilée, sous l'empire d'un sentiment profond. Mon âme était grave comme elle n'avait jamais été. Un pays lointain et inconnu gisait devant moi. J'allai vers la lumière qui brûlait sur ma table et l'offusquai de mon écran opaque afin que sa clarté ne vînt toucher que les parties arrière de la chambre et n'altérât pas l'éclat du ciel étoilé. Puis je retournai à la fenêtre et demeurai là. Le temps s'écoulait tandis que continuait la cérémonie de la nuit. Comme il est singulier, pensai-je, qu'à l'heure où disparaissent les beautés infimes de la terre et leur nombre infini, et que point l'incommensurable beauté de l'univers dans la splendeur muette et lointaine de la lumière, l'homme soit voué au sommeil avec la pluralité des autres créatures ! Serait-ce que nous ne disposons que de courts instants fugitifs et du seul espace énigmatique des songes pour lever les yeux vers ces grandeurs que nous pressentons, et qu'il nous sera peut-être donné de contempler de plus en plus près ? N'aurons-nous jamais ici bas qu'un pressentiment ? À moins qu'il ne soit accordé à la pluralité des hommes de regarder le ciel étoilé qu'en de courts moments insomnieux à seule fin que sa magnificence ne nous devienne point coutumière et garde ainsi sa grandeur ? [...] Qu'en est-il au fond ? Qui sait ce qu'est l'univers pour ces créatures qui n'ont que la nuit pour espace et ne connaissent point le jour ? Pour ces grandes fleurs fabuleuses des pays lointains, qui ouvrent les yeux quand le soleil a fui et laissent leur robe, généralement blanche, retomber flétrie quand l'astre a reparu ?"
Adalbert Stifter, L'arrière-saison (1857), tome trois,
traduction de Martine Keyser (2000).
samedi 2 mars 2019
On s'oublie à regarder
"Je regrette fort d'avoir été blessé le matin d'une journée si intéressante - je ne dis pas belle - car il faut avoir vu les cadavres en tas pour savoir comment cela se passe - Mais quel coup d'oeil ! Des vrais tableaux de genre... Le ciel classique sanglant, la nuée de corbeaux, les débris de casques... Les armes broyées - On s'oublie à regarder - avant que le râle bizarre et effrayant d'un homme qui va mourir ne vous fasse dresser les cheveux sur la tête - Ces plaintes de mourants sont navrantes... tant qu'ils causent, ou qu'ils appellent leurs mères (de vieux hommes barbus !)... On les plaint encore avec son coeur d'homme - Mais lorsque ce n'est plus qu'un sanglot rythmé - lointain - que l'on sent que ces yeux révulsés ne regardent plus ici, mais que déjà ce malheureux vit dans un monde différent du nôtre - On a peur - On sent sa chair se hérisser - La terreur instinctive de la bête devant la Mort - je pense -
- Pas bien drôle ma lettre !"
(Jacques Vaché à sa tante, le 30 septembre 1915 - il a vingt ans et trois semaines. In Lettres de guerre, Gallimard, 2018)
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