lundi 29 juillet 2013
Absolument royales
Marseille, 29 juillet. A sept heures du soir, après de longues hésitations, pris du hachisch […] Avec la certitude absolue de ne pas être dérangé dans cette ville de plusieurs centaines de milliers d’habitants, où personne ne me connaît, je m’étends sur le lit. Et voici pourtant que me gêne un petit enfant qui pleure. Je pense que déjà trois quarts d’heure se sont écoulés ; en fait, vingt minutes seulement... Je suis étendu sur le lit, lisant et fumant […]
Je finis par quitter l’hôtel, il me semble que la drogue n’agit pas ou que son effet sera si faible que rester entre quatre murs est une précaution inutile. Première station le café au coin de la Canebière et du cours Belsunce. Celui de droite quand on vient du port, donc pas mon café habituel. Et maintenant ? Rien d’autre qu’une certaine bienveillance, l’attente de voir les gens vous aborder amicalement. Ma canne commence à me donner une joie particulière. On devient délicat au point de craindre qu’une ombre tombée sur le papier puisse le gâter […]
Voici que se font valoir les exigences temporelles et spatiales propres au consommateur de hachisch. Elles sont, c’est bien connu, absolument royales. Versailles, pour qui a pris du hachisch, n’est pas trop grand, ni l’éternité trop longue. Et sur fond de cette expérience intérieure aux dimensions immenses, de la durée absolue et de l’espace démesuré, un humour merveilleux, bienheureux, s’attache d’autant plus volontiers aux contingences du monde spatio-temporel. J’éprouve infiniment cet humour au restaurant Basso, lorsque j’apprends, à l’instant même où je m’y attable pour l’éternité, qu’on est sur le point d’éteindre les fourneaux […]
Mais le dîner vint plus tard. D’abord le petit bar sur le port. J’étais déjà sur le point de faire demi-tour, déconcerté, car de là aussi semblait venir un concert, ou plutôt une fanfare. J’eus tout juste le temps de me rendre compte qu’il s’agissait du hurlement des trompes d’auto […] Dans ce petit bar du port, l’enchantement du hachisch entra dans sa phase véritablement canonique, avec une acuité primitive que je n’avais guère éprouvée jusque-là. Il me rendit physionomiste, ou du moins observateur de physionomies, et il m’arriva quelque chose de tout à fait unique dans mon expérience : je fus littéralement fasciné par les visages qui m’entouraient, dont certains étaient d’une rudesse ou d’une laideur remarquables. Des visages que d’ordinaire j’aurais évités pour une double raison : je n’aurais pas souhaité attirer leur regard sur moi, et n’aurais pas davantage supporté leur brutalité. C’était un poste assez avancé, ce bistro du port. (Le dernier, je crois, qui me fût encore accessible sans danger et que dans mon ivresse j’avais évalué avec cette sûreté qui vous permet, recru de fatigue, de remplir un verre exactement à ras bord, sans renverser une seule goutte, comme jamais vous n’y seriez parvenu frais et dispos.) […]
Je compris tout à coup comment à un peintre […] la laideur pouvait apparaître comme le vrai réservoir de la beauté, ou plutôt comme son coffre-fort, comme la montagne éventrée qui laisse apparaître au jour tout l’or du beau, étincelant dans les plis, les regards et les traits humains. Je me rappelle tout particulièrement un visage d’homme, d’une vulgarité et d’une bestialité sans bornes, dans lequel me bouleversa soudain le « pli du renoncement » […]
Dans ces circonstances, il ne pouvait plus être question de solitude. Etais-je à moi-même ma propre compagnie ? Non, pas tout à fait, pas si ouvertement que cela. Si tel avait été le cas, je n’aurais pas été aussi heureux. Plutôt ceci : je me fis pour moi-même l’entremetteur le plus entendu, le plus tendre, le plus impudent, et me procurai les choses avec l’assurance équivoque de celui qui connaît et a étudié à fond les désirs de son client […]
Plus tard, regardant vers le bas, je notai : « De siècle en siècle, les choses deviennent plus étranges. »
Walter Benjamin, Hachisch à Marseille (1932)
vendredi 26 juillet 2013
En quelque point obscur d’une terre inconnue
Camille Flammarion, La Pluralité des Mondes Habités (1862)
dimanche 21 juillet 2013
dimanche 14 juillet 2013
Des théories qui la masquent
« Elle se coucha en proie à l’ennui et, fatiguée par sa longue promenade à cheval, dormit profondément toute la nuit. Ce fut son dernier sommeil, je ne dirai pas innocent — ce mot, qui a un sens particulier, n’exprimerait pas exactement ma pensée —, mais je dirai ignorant, ou, mieux encore, inconscient des voies du monde, inconscient du danger, de la douleur, de l’humiliation, de l’amertume, du mensonge. Inconscience qui, chez d’autres êtres semblables à elle, disparaît peu à peu avec l’expérience, le savoir, souvent incomplets malgré tout, limités par des réserves salutaires, des doutes qui adoucissent la réalité, des théories qui la masquent. Son inconscience du mal qui habite les pensées secrètes et donc les actes visibles des hommes, chaque fois que, par hasard, une pensée néfaste et un courage néfaste se rejoignent, son inconscience devait être forcée avec une brutalité sacrilège […] Et si vous me demandez comment, dans quel but, pour quelle raison, je vous répondrai : Mais, par hasard ! Par le plus banal des hasards, comme effectivement se produisent les événements heureux et malheureux, terribles ou tendres, importants ou insignifiants ; et même ceux qui ne sont ni l’un ni l’autre, les événements de nature si parfaitement neutre que l’on se demanderait pourquoi ils se produisent jamais, si l’on ignorait qu’ils portent, eux aussi, dans leur futilité, les semences d’autres hasards imprévisibles. »
Joseph Conrad, Fortune (1913)
samedi 6 juillet 2013
Morgue pleine
« On me demandait hier pourquoi je ne parlais pas. C'est, ai-je répondu, que rien ne m'ennuie tant que ce qu'on me dit, excepté ce que je réponds. »
Benjamin Constant à Isabelle de Charrière, le 6 juillet 1793
jeudi 4 juillet 2013
Tout un monde suspendu
III. LES DEUX ALLUMETTES
Il était une fois un voyageur qui chevauchait dans les bois de Californie. C’était la saison sèche, quand soufflent les alizés. Ayant parcouru beaucoup de chemin, fourbu et affamé, il mit pied à terre pour fumer une pipe. Il n’avait plus que deux allumettes dans ses poches ; il en frotta une, qui refusa de s’allumer.
—Me voici dans de beaux draps, songea le voyageur. Je meurs d’envie de fumer une pipe et il ne me reste qu’une seule allumette, qui ne va sûrement pas s’allumer ! A-t-on jamais vu créature plus infortunée ? Et pourtant, à supposer que l’allumette prenne feu, que j’allume ma pipe et que je jette ensuite le culot dans ces herbes, celles-ci pourraient prendre feu, car elles sont sèches comme de l’amadou ; et pendant que je chercherais à éteindre les flammes devant moi, le feu pourrait se propager derrière et prendre à ce buisson de sumac, qui s’enflammerait avant que je puisse l’atteindre ; et derrière lui, ce pin couvert de mousse prendrait feu lui aussi en un instant jusqu’à la plus haute branche ; et cette torche enflammée, comme l’alizé la brandirait à travers la forêt desséchée ! Il me semble entendre déjà toute la vallée rugir de la voix conjuguée du vent et du feu ; et moi qui m’enfuis à bride abattue, et l’incendie qui me gagne et me déborde à travers les collines, et cette charmante forêt qui se consume pendant des jours ; et le bétail brûlé vif, les sources asséchées, le fermier ruiné, ses enfants chassés sur les routes de la terre. Oh, tout un monde est suspendu à cet instant ! Il frotta l’allumette, qui ne s’alluma pas.
— Dieu soit loué, fit le voyageur en remettant sa pipe dans sa poche.
XII. LE CITOYEN ET LE VOYAGEUR
— Regardez autour de vous, dit le citoyen, voici le plus grand marché du monde.
— Oh, sûrement pas, dit le voyageur.
— Peut-être pas le plus grand, dit le citoyen, mais le meilleur, ça, j’en suis sûr.
— Là, vous vous trompez, dit le voyageur. Je pourrais vous citer…
On enterra l’étranger à la tombée de la nuit.
R. L. Stevenson, Fables (1894)
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