dimanche 28 décembre 2014

Le lac des singes


(Mes excuses pour ce qui va suivre. L'esprit de Noël rend le mien mauvais.)




Regardé hier soir, gloussant et navré, Prodiges (en lettres d'or façon Ferrero Rocher), version service public et haut de gamme, j'imagine, des télé-crochets de la concurrence. Mot d’ordre inlassablement répété : ces jeunes gens sont normaux, puisqu’ils aiment aussi Eminem ou Maître Gims. Corollaire inlassablement sous-entendu : tremper dans le classique, c’est un truc de freak. La playlist ne contiendra que des surtubes, des scies déjà toutes employées par la publicité, et pour la plupart amputées, trois minutes comme avant l’invention du long play. La compétition est sans objet : le moyen de juger entre eux des gamins de sept ans et des grandes bringues de quinze ? Les premiers ne sont là que pour leur éventuel côté mignon, musicalement ils sont à chier. Les chanteurs sont débriefés par une soi-disant diva, Lisette Machin-Chose, qui prétend moderniser l’opéra, ce qui est méritoire quand on vient des années cinquante (elle porte une robe de carnaval dans les manches bouffantes de laquelle on pourrait tailler sans problème deux ou trois parachutes). Le premier qui s’y colle est un mini-Leonardo di Caprio de 13 ans en tuxedo rat-pack, la cravate dénouée comme au sortir d’une nuit d’orgie, qui sur fond d’ogive gothique nous sert l’Ave Maria de Bidule, une kitscherie sans nom. Le décor est planté. Les jurés-crachés (outre Lisette, Patrick Dupond et Gauthier Balayage-Mi-Long) sont d’une bienveillance obligée. Ils n’ont qu’un mot à la bouche : impressionnant. Ces prodiges, en somme, sont vraiment prodigieux. On croirait qu’ils jouent pour de bon tous ces vieux standards compliqués. Saluons la discipline et l’abnégation, etc. Quel travail ! Mais surtout, qu’ils n’oublient pas d’être des ados comme les autres. Des qui s’éclatent sur Beyoncé. 
Je me suis assoupi pendant la catégorie “Danse”, je n’y comprends rien — le tutu m’a tué. À quoi riment ces entrechats souriants sur ce mouvement lent de Mozart parmi les plus déchirants qui soient ? C’est de la pollution visuelle, je ne vois que ça. C’est aussi parfaitement ringard. Comme la musique classique, je ne vous le fais pas dire. Tout le monde respire : la relève du cliché est assurée. 

Cet aimable cauchemar médiatico-démocratique me fait penser fortement à ceci, lu il y a quelques jours dans le portrait d’un aristocrate (Monk, de Laurent de Wilde — c’est moi qui souligne) : 

“Mais des intros comme celles de Monk, il faut dire qu’on n’en entend pas souvent. Ses mélodies sont anguleuses quoique familières, et même lorsqu’il cite une chanson connue, elle apparaît sous ses doigts comme une chose toute nouvelle. On pourrait donc croire que pour en adoucir l’étrangeté (mais pourquoi faudrait-il adoucir quoi que ce soit ?), il nous prendrait l’oreille avec diplomatie et nous mènerait pas à pas dans son monde musical. Erreur. Monk tranche dans le vif du sujet. Il choisit avec soin la phrase la plus abrupte, la plus hermétique de toute la chanson, et nous la sert, encore toute nouée, sur sa petite assiette. Une espèce de bestiole indéfinissable qui, en grimpant le long de votre tympan, va chatouiller une partie de votre cerveau que vous pensiez endormie depuis plusieurs millions d’années.”

Voilà. Quand je me suis réveillé, c'est Vivaldi qui avait gagné. 



lundi 22 décembre 2014

Livres lus en 2014





Le temps des listes est revenu, voici la mienne. Cette année, je dois à l'Allemagne et aux États-Unis mes plus belles rencontres : Kleist et Jahnn pour la première, Muir et Wallace pour les seconds, ces quatre-là m'auront fort occupé.  J'ai souligné en bleu les plus marquantes de mes lectures, en jaune celles que c'est pas la peine. Les autres m'ont procuré des plaisirs variés, de modéré à très vif, je renonce à les distinguer, ça ferait trop sapin de Noël. Mes excuses les plus plates à tous les beaux ouvrages que je n'ai pas lus en novembre. 


Janvier

Mark Twain, Aventures de Huckleberry Finn
Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté (relu)
Opal Whiteley, La rivière au bord de l’eau
[McSweeney’s], Nouvelles américaines, volume I
François Sureau, Le chemin des morts


Février

René Crevel, Les Inédits
Augustin Fernandez Mallo, Nocilla Dream
Thomas Bernhard, Goethe se mheurt
August von Platen, Journaux
Jean-Philippe Toussaint, Nue


Mars

Francis Ponge, Petite suite vivaraise
Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
Heinrich von Kleist, Récits
Heinrich von Kleist, Correspondance
Jean Echenoz, Caprice de la reine
David H. Lawrence, L’homme qui aimait les îles
Éric Chevillard, L’Autofictif père et fils
Diego Vecchio, Ours
August von Platen, Églogues et Idylles
August von Platen, Odes italiennes
Éric Chevillard, Le Désordre Azerty
Laird Hunt, New York n°2


Avril

Heinrich von Kleist, Petits écrits
Vladimir Nabokov, Chambre obscure
Antoine Brea, Roman dormant
Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule
Stephen King, Écriture, mémoire d’un métier
Heinrich von Kleist, Théâtre I
Yves Ravey, Enlèvement avec rançon
Heinrich von Kleist, Théâtre II
John Muir, Quinze cents kilomètres à pied à travers l’Amérique profonde
Patrick Modiano, L’Herbe des nuits
John Muir, Journal de voyage dans l’Arctique
John Muir, Souvenirs d’enfance et de jeunesse
John Muir, Un été dans la Sierra


Mai

Vladimir Nabokov, Lettres choisies 1940-1977
David Foster Wallace, Un truc soi-disant super auquel on ne me reprendra pas
David Foster Wallace, C’est de l’eau
David Foster Wallace, Le Roi pâle
David Foster Wallace, La fonction du balai


Juin

Jean Echenoz, Au piano (relu)
Nathanael West, Un bon million !
David Foster Wallace, La fille aux cheveux étranges
John Muir, Célébrations de la nature
Joachim Maas, Heinrich von Kleist


Juillet

Ferdinand Stočes, Le ciel pour couverture, la terre pour oreiller
Hans Henny Jahnn, Le Navire de bois
Samuel Beckett, Lettres I (1929-1940)
Hans Henny Jahnn, Les Cahiers de Gustav Anias Horn, tome I
Hans Henny Jahnn, Les Cahiers de Gustav Anias Horn, tome II
Walter Muschg, Entretiens avec Hans Henny Jahnn


Août

Hans Henny Jahnn, Pasteur Ephraïm Magnus
Hans Henny Jahnn, Ugrino et Ingrabanie
Hans Henny Jahnn, Médée
Friedrich Schiller, Criminel par infamie
Mika Biermann, Palais à volonté
Anonyme, Confessions d’un inverti-né
Jim Dodge, Not fade away
Friedrich Schiller, Le Visionnaire
Steve Tesich, Karoo
David Lodge, Un homme de tempérament
Juan Filloy, Op Oloop


Septembre

Georges Walter, Enquête sur Edgar Allan Poe, poète américain
Jack London, Le Vagabond des étoiles
László Krasznahorkai, Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l'ouest par des chemins, à l'est par un cours d'eau
Guy Robert, Reconnus
Alexandre Vialatte, Jean Paulhan, Correspondance 1921-1968
Oscar Wilde, Le Portrait de Mr. W. H.
Frederic Raphael, Deux ans avec Kubrick (Eyes wide open)


Octobre

Truman Capote, Un plaisir trop bref (lettres)
Georg Büchner, Lenz, Caton d’Untique, le Messager hessois, Correspondance
Gerard Manley Hopkins, Poèmes suivis de proses


Décembre

Laurent de Wilde, Monk
Witold Gombrowicz, Souvenirs de Pologne



dimanche 21 décembre 2014

Une force très puissante





La guerre que mes frères aînés et moi-même avons menée contre ma mère consistait surtout à contredire systématiquement tout ce qu’elle disait. Il suffisait que ma mère remarquât en passant qu’il pleuvait et une force très puissante me contraignait immédiatement à constater avec un étonnement étudié, comme si je venais d’entendre la plus grande absurdité : “Comment ! Mais qu’est-ce que tu racontes ? Le soleil brille !” 
Je pense que cet entraînement précoce au mensonge flagrant, à l’absurdité manifeste, m’a beaucoup servi des années plus tard, lorsque j’ai commencé à écrire. 

Witold Gombrowicz, Souvenirs de Pologne



samedi 20 décembre 2014

lundi 15 décembre 2014

Réfléxions mécréantes autour d'une œuvre en cours





Je me souviens très bien de ma lecture de L’Adversaire, à l’étage d’un café aujourd’hui disparu, d’une traite et en retenant mon souffle : j’avais auparavant dévoré La Moustache, Le Détroit de Behring, Je suis vivant et vous êtes morts, La Classe de neige, et je me souviens m’être dit, sonné : que va-t-il pouvoir faire après ça ? Il y avait là comme un point d’orgue, Carrère s’était approché autant qu’il pouvait de l’abîme, par cercles concentriques, explorateur de ses propres angoisses ; j’admirais ces livres empoisonnés, sulfureux, presque radioactifs, et le style élégant et clair qu’il avait mis à leur service, clarté si française musclée, pour ainsi dire, par une efficacité à l’américaine : je disais volontiers pour en faire la réclame que ses livres étaient inlâchables, ils vous prenaient tout de suite à la gorge et la serraient inexorablement. Oui, qu’allait-il pouvoir faire après ça, chaque livre était monté d’un cran dans le trouble devant la folie et le mal, la logique de l’œuvre était implacable, toujours plus près d’un terrifiant miroir : L’Adversaire le traversait, qu’allions-nous trouver de l’autre côté ? 

Je reprends mon exemplaire — dans un piteux état, les P.O.L se salissent vite et vieillissent assez mal, matériellement parlant — par acquit de conscience, pour vérifier, mais comment oublier la dernière phrase : J’ai pensé qu’écrire cette histoire ne pouvait être qu’un crime ou une prière. Les termes de l’alternative étaient on ne peut plus clairement posés. La suite logique, en poussant le trait, c’était entendre parler de Carrère dans la colonne des faits divers, ou le voir entrer dans les ordres. Le prochain livre serait un crime ou une prière. 

Le prochain livre, longtemps attendu, fut un peu les deux. J’ai pris Un roman russe pour ce qu’il était, une crise ouverte, Carrère avait reculé d’un pas et butait contre le miroir, comment lui en vouloir, c’était un peu long, un peu complaisant, mais on y trouvait encore des vertiges (littéraires). Et puis il y avait eu D’autres vies que la mienne, titre éloquent, il en avait eu marre qu’on le prenne pour un type louche, inquiétant, sur la foi de ses textes, il s’efforçait maintenant de nous prouver qu’il était un chic type, un altruiste, certains ont dû s’y laisser prendre. Mais où étaient passées les petites machines implacables ? Le style était toujours d’une clarté aveuglante mais l’élégance, c’est-à-dire la concision, avait été perdue en route, D’autres vies… me faisait l’effet d’un long article de magazine plus que d’un livre, impression qu’avait à demi corrigée Limonov : c’était de nouveau passionnant, mais comme peut l’être une excellente enquête journalistique. 

Et puis voilà que me tombent dessus les 630 pages du Royaume, leur incessant et pénible recours à des comparaisons anachroniques pour rendre "vivant" le récit des premiers pas du christianisme. Et que, pour la première fois dans mon histoire de lecteur de Carrère, le livre me tombe des mains. À la page 194, pour être précis. J’ai survolé le reste et lu les dernières pages, ça m’a suffi pour m’en faire une idée. Le doute n’est plus permis, l’auteur a choisi la prière plutôt que le crime. C’est peut-être une bonne nouvelle pour l’homme, je lui souhaite la paix de l’âme, d’autant que ça se vend très bien, mais la littérature y perd. La substitution semble achevée, à un projet esthétique (le crime considéré comme un des Beaux-Arts… — système qui donna lieu à de petits livres secs et parfaits), d'un projet moral (sauver son âme, chimère après laquelle courent à perdre haleine des livres obèses). Et ça me frappe, l’œuvre est désormais divisée comme la Bible : l’Ancien Testament jusqu’en 2000, sous l’égide d’un dieu vengeur et terrible, puis, passé la transition des jérémiades d’Un roman russe, des évangiles longuets et fades. N’est-ce là encore qu’une ruse de l’adversaire, Carrère prépare-t-il en sous-main son Apocalypse ? 

“Je ne sais pas.” Ce sont les derniers mots du Royaume. J’ai encore un petit espoir.


dimanche 14 décembre 2014

Remember





[Remember (Irving Berlin), LP Thelonious alone in San Francisco, 1959]


Souviens-toi de Monk ; souviens-toi des nuages ; que le 29 novembre 1800, Kleist rédige pour Mina une série de questions-réponses parmi lesquelles : "Qu'est-ce qui est consolant ? Regarder le ciel" et "Qu'est-ce qui est ridicule ? Sauter au clair de lune par-dessus l'ombre d'un réverbère en croyant c'est un fossé."




vendredi 21 novembre 2014

Camp retranché





Friedrich Cerha, Slowakische Erinnerungen aus der Kindheit n°9 
Marino Formenti, piano


(J'écris. Rien lu depuis septembre, excepté un peu de Hopkins, ce petit volume Büchner et les lettres de Capote. J'ai bien feuilleté quelques ouvrages, mais aucun d'eux — quel soulagement ! — n'était celui que je vais rêvant, ils n'avaient donc pas d'intérêt. Ils poursuivent leur propre obsession, quelle idée. Je sais que tant que j'écrirai tous leurs efforts pour me séduire tomberont piteusement à côté.)



mercredi 12 novembre 2014

Estamos en otoño






Blégiers (Alpes de Haute-Provence) et ses environs, lundi et mardi, con los niños Eluney y Mateo
Musiques : Étude boréale IV (début) d'I. Fedele, Drittes Zwischenspiel in O Mensch de P. Dusapin. 




lundi 10 novembre 2014

Ce travail affairé de la nature




Ivan Fedele, Étude boréale III — Pascale Berthelot, piano



24 septembre [1870]. — Vu pour la première fois l'aurore boréale. Mon regard a été attiré par des faisceaux de lumière et d'ombre […] Ils montèrent en rayonnant légèrement, jaillis de l'horizon. Puis je vis de douces pulsations de lumière s'élever l'une après l'autre et émigrer vers le haut en formant un arc, mais ondulé et brisé. Elles semblaient flotter, sans épouser la courbure de la sphère comme paraissent le faire les aérolithes, mais librement quoique concentriquement par rapport à elle. Ce travail affairé de la nature tout à fait indépendant de la terre et qui semblait se poursuivre selon un genre de temps incommensurable d'après nos computs de jours et d'années, mais plus simple et comme corrigeant la préoccupation du monde par le fait qu'il se préoccupait lui-même en en appelant à lui, en se datant d'après lui, du jour du Jugement, était comme un nouveau témoignage rendu à Dieu et m'emplit d'une crainte délicieuse. 

[G. M. Hopkins]



dimanche 9 novembre 2014

Bien entendu la cause





“Un jour, pendant la Longue Retraite (qui s’est terminée le jour de Noël), comme on lisait au réfectoire le récit de l’Agonie au jardin par sœur Emmerich, je me suis mis tout à coup à pleurer et à sangloter sans pouvoir m’arrêter. Je note cela parce que, si l’on m’avait interrogé une minute plus tôt, j’aurais protesté qu’il n’allait rien arriver de tel, et même quand cela se produisit, je m’étonnai en quelque sorte de moi-même, ne découvrant point dans ma raison les traces d’une cause adéquate à une si forte émotion — je dis les traces, car bien entendu la cause, par elle-même, est adéquate au chagrin de toute une vie. Je me souviens qu’il m’est arrivé à peu près la même chose le jeudi saint lorsqu’on porta l’hostie présanticfiée à la sacristie. Mais le poids et l’intensité de la peine, ou plutôt de la chose qui devrait nous causer de la peine, ne nous émeuvent pas plus d’eux-mêmes qu’un couteau tranchant et appuyé ne coupe aussi longtemps qu’on appuie sans que la main imprime aucune secousse ; cependant, il se produit toujours un contact, quelque chose qui vient nous frapper de biais, d’une manière inattendue et qui, dans les deux cas, supprime la résistance et perce ; et cet agent peut être si délicat que le pathos semble être allé directement au corps et avoir balayé l’intellect sur son passage. D’autre part, la touche pathétique, comme dans le pathos du drame, ne tirera par elle-même que des larmes légères si son contenu n’est pas important en soi ou de peu d’importance pour nous, une émotion puissante provenant d’une force qui s’est accumulée avant de se décharger ; c’est ainsi qu’un couteau pourra percer la peau qu’il n’avait fait qu’égratigner, tandis que le seul égratignement n’ira pas plus profond.” 

Gerard Manley Hopkins, Pages de journal 1869-1870


samedi 8 novembre 2014

Poésie de l'imprimerie


Découvert hier avec ravissement la tête toute noire du petit dernier. Elle a été conçue, comme la (bien belle) maquette, par Philippe Bretelle, qui précise à la fin du livre (bientôt imprimé sur un « offset bouffant classic 80 grammes ») que « La couverture bichrome est la résultante d’un passage pantone suivi d’un noir plein comme la nuit, le tout sélectivement vernissé en son titre sans réserve aucune ». Je ne suis pas sûr de comprendre ce que ça veut dire sinon que ça m’a l’air d’être du beau travail. La voici avec son bandeau ; on pourra la toucher du doigt le 18 mars prochain, date de lancement de la collection Constellation des éditions Hélium...







lundi 3 novembre 2014

Viser l'inscape




Igor Ballereau, Inscapes pour voix, 2 violons et 2 percussions (2006)
Words by Gerard Manley Hopkins from his note-books and journal (1864–1866)
II. [Distance / Dappled with diminish'd trees / Spann'd with shadow everyone.]



Cette rupture avec l'usage dans l'emploi de la plupart des éléments de style, ces bizarreries formelles répétées, requièrent sinon une justification — les poèmes s'en chargent bien ! —, mais une explication. Hopkins nous la fournit dans cette phrase d'une lettre à Robert Bridges : "Comme l'air, la mélodie est ce qui me frappe surtout en musique, et le dessin en peinture ; ainsi le dessin, le motif ou ce que j'ai coutume d'appeler l'inscape est ce à quoi je vise par-dessus tout en poésie." Qu'est-ce donc que cet inscape que nous laissons ici en anglais, ou plutôt en langage hopkinsien ? 
Le sens du suffixe scape apparaît dans le composé landscape (paysage). Un scape de land, c'est une unité visible de pays saisie individuellement et qui garde les caractéristiques essentielles de l'ensemble du pays. L'inscape d'un objet, d'un être, ce sera donc, sinon à proprement parler une unité de l'essence de l'objet, de l'être, du moins un composé unifié des qualités sensibles qui reflètent et permettent dans cette mesure même de pénétrer cette essence. Quant à traduire cela par un mot unique aussi organique et, en dépit de sa nouveauté, de consonance aussi familière, il n'y faut pas songer. 

[extrait de la Préface du traducteur (Pierre Leyris)
in G. M. Hopkins, Poèmes accompagnés de proses et de dessins, Seuil, 1980]



dimanche 2 novembre 2014

Glory be to God for dappled things




Gloire à Dieu pour les choses bariolées, 
Pour les cieux de tons jumelés comme les vaches tavelées, 
Pour les roses grains de beauté mouchetant la truite qui nage ; 
Les ailes des pinsons ; les frais charbons ardents des marrons chus ; les paysages 
Morcelés, marquetés – friches, labours, pacages ; 
Et les métiers : leur attirail, leur appareil, leur fourniment. 

Toute chose insolite, hybride, rare, étrange, 
Ou moirée, madrurée (mais qui dira comment?) 
De lent-rapide, d’ombreux-clair, de doux-amer, 
Tout jaillit de Celui dont la beauté ne change : 
                                                 Louange au Père ! 


Gerard Manley Hopkins, Beauté piolée [Pied Beauty]
[version de Pierre Leyris]



samedi 1 novembre 2014

Faites le calcul




La vie est dans l'ensemble quelque chose de vraiment beau et en tout cas elle n'est pas aussi ennuyeuse que si elle l'était deux fois plus. 

[Georg Büchner à Eugen Boeckel, le 1er juin 1836]



vendredi 31 octobre 2014

Appeler par son nom tout ce qui existe





[Giessen, février 1834] 

Je ne méprise personne, surtout pour son intelligence ou sa culture, parce qu’il n’est au pouvoir de personne de n’être ni un imbécile ni un criminel, parce que dans des circonstances égales, nous serions tous égaux et parce que les circonstances ne dépendent pas de nous. Pour ce qui est de l’intelligence, elle n’est qu’un très petit aspect de notre vie spirituelle et l’éducation n’est qu’une forme très contingente de celle-ci. Celui qui me reproche un tel mépris prétend que je marcherais sur les pieds d’un homme parce qu’il a un mauvais habit. C’est transposer dans le domaine spirituel, où elle est encore plus vulgaire, une grossièreté dont on ne croirait jamais quelqu’un capable dans le domaine physique. Je peux traiter quelqu’un d’imbécile sans pour autant le mépriser ; l’imbécillité fait partie des qualités universelles de l’humanité ; je ne peux rien quant à son existence, mais personne ne peut m’empêcher d’appeler par son nom tout ce qui existe et de m’écarter de ce qui m’est désagréable. C’est une cruauté d’offenser quelqu’un, mais je puis à ma guise le chercher ou l’éviter. Ceci explique ma conduite envers de vieilles connaissances : je n’ai mortifié personne et je me suis épargné beaucoup d’ennui ; s’ils me trouvent fier parce que je ne prends pas goût à leurs plaisirs et à leurs occupations, c’est injuste ; il ne me viendrait jamais à l’esprit de faire un sembable reproche à un autre pour ce même motif. On dit que je suis moqueur. C’est vrai, je ris souvent, mais je ne ris pas de la façon dont quelqu’un est un homme, mais seulement de ce qu’il est un homme, à quoi il ne peut absolument rien, et ce faisant je ris de moi-même qui partage son destin. Les gens appellent cela se moquer, ils ne supportent pas qu’on les tourne en dérision et qu’on les tutoie ; ce sont eux qui méprisent, se moquent et font les fiers parce qu’ils ne cherchent la bêtise qu’en dehors d’eux-mêmes. Bien entendu, j’ai encore une autre façon de me moquer, mais ce n’est pas celle du mépris, c’est celle de la haine. La haine est permise autant que l’amour et j’ai la plus grande haine pour ceux qui méprisent. Ils sont nombreux ceux qui en possession d’une apparence ridicule que l’on appelle l’éducation, ou d’un bric-à-brac mort que l’on appelle l’érudition, sacrifient la grande masse de leurs frères à leur égoïsme méprisant. L’aristocratie est le mépris le plus infâme de l’esprit-saint en l’homme ; je retourne contre lui ses propres armes ; morgue pour morgue, moquerie pour moquerie. 

Georg Büchner, Correspondance 
[traduction de Henri-Alexis Baatsch]



jeudi 30 octobre 2014

Personnages à l'horizon




C’est tout de même étrange que je connaisse — films, romans, feuilletons, reportages — beaucoup plus de personnages que de personnes, au fond — je me demande dans quelles proportions. Et que j’en sache tellement plus sur eux, leurs désirs et leurs secrets les plus intimes, alors que la plupart de mes semblables n’ont à mes yeux pas plus d’existence que des figurants. (Imaginons un type qui passerait sa vie à mater des séries sans jamais nouer aucun contact, l’humanité réelle resterait pour lui, jusqu’au bout, une pure fiction.) 

Relu Lenz pour la ixième fois, mais dans une autre traduction (meilleure, d’ailleurs). “N’entendez-vous donc rien ? N’entendez-vous donc pas cette voix épouvantable qui hurle de tout l’horizon et qu’on appelle d’ordinaire le silence ?



vendredi 17 octobre 2014

Vie et mort d'un platane



Mais soudain, patatrac. Ces feuillages, aimables compagnons de mes rêveries par la fenêtre et bienveillants dispensateurs d'ombre, diffuseurs d'ambiance, n'avaient que quelques heures à vivre encore : je me retrouve, comiquement d'ailleurs, nez à nez avec l'élagueur, sans préavis ni lettre. Cela méritait bien une vidéo souvenir.






Musique : Paul Hindemith, Des Todes Tod op. 23a — II : Gottes Tod 
(oui, La Mort de Dieu, carrément)
Ensemble Villa Musica











jeudi 16 octobre 2014

Bulletin de santé






Cinq jours entre eux deux, une page chaque matin. Sinon, rien. 

(Concurremment, dans la vraie vie : rewriter une copieuse compilation d'études de cas psychanalytiques (ça change de la romance), voir Mommy et rester de marbre, lire de loin en loin aux toilettes la biographie de Wilde toujours étudiant à Oxford, ne pas cesser de jouer la Danza de la moza donosa de Ginastera (bonbon mélancolique), se féliciter de l'achat d'une tondeuse délivrant des salons de coiffure, de l'accord du piano qui avait bien souffert de cet été chaud et humide, et d'ailleurs cet automne, c'est pour aujourd'hui ou pour demain, etc.) 






jeudi 9 octobre 2014

La main du rêve





Découvert hier soir, en visitant l'exposition Le temps à rebrousse-poil (visible jusqu'au 1er novembre à "la compagnie", à Marseille*), le travail de l'artiste québécois Pascal Grandmaison (né en 1975). Coup de foudre : l'extrait ci-dessus ne donne qu'une faible idée de la beauté terrassante de La main du rêve (2013), vidéo de qualité cinématographique (et comment !) projetée dans un majestueux format scope et dont les 45 minutes passent, c'est l'évidence même, comme un rêve — magie pure. Je n'imagine pas qu'on soit marseillais et qu'on se prive de ce spectacle. Les Girondins non plus n'ont pas d'excuse puisque cette pièce maîtresse est également présentée dès aujourd'hui à la galerie Eponyme, à Bordeaux. Comment dit-on déjà à Montréal ? Tomber en amour ? 

[*Le reste de l'exposition vaut le déplacement ; outre une autre fascinante vidéo de Grandmaison, Nostalgie #1, on peut y voir par exemple l'impeccable Sens de la marche (2002) de Fayçal Baghriche.]

mercredi 8 octobre 2014

Tristesse du conteur

   


   Il était une fois un homme bien-aimé de son village, car lorsque les gens s’assemblaient autour de lui, au crépuscule, et l’interrogeaient, il racontait beaucoup de choses étranges qu’il avait vues. Il disait : “J’ai contemplé au bord de la mer trois sirènes qui démêlaient leurs cheveux verts avec un peigne d’or.” Et comme ils le suppliaient de continuer, il répondit : “Près d’un creux de rocher j’ai aperçu un centaure ; et quand nos regards se sont croisés, il s’est détourné lentement pour partir, en me contemplant tristement par-dessus son épaule.” 
    Et, lorsqu’ils demandèrent avidement : “Dites-nous ce que vous avez vu d’autre”, il leur répondit : “Dans un petit bosquet, un jeune faune jouait de la flûte pour les habitants des bois qui dansaient au rythme de sa musique.” 
    Un jour qu’il avait quitté le village, selon son habitude, trois sirènes se levèrent des flots et démêlèrent leurs cheveux verts avec un peigne d’or et, après leur départ, un centaure le regarda furtivement derrière le creux d’un rocher et, plus tard, comme il passait devant un petit bosquet, il vit un faune qui jouait de la flûte pour les habitants des bois. 
    Ce soir-là, lorsque les villageois se réunirent au crépuscule en disant : “Raconte-nous ce que tu as vu aujourd’hui”, il répondit tristement : “Aujourd’hui, je n’ai rien vu.” 

[Oscar Wilde]

[in Recollections of Oscar Wilde (1932) de Charles Ricketts, 
cité par Richard Ellmann in Oscar Wilde (1984), coll. N.R.F. Biographies (1994)]




mardi 7 octobre 2014

Une race d'hommes




Perry et Truman



[Truman Capote à Perry Smith, le 7 août 1963]

J'ai retrouvé la première strophe du poème que vous m'avez demandé. Je suis sûr qu'il y en a une seconde, mais, pour une raison que j'ai oubliée (il y a si longtemps de ça), je n'ai recopié que celle-ci dans un carnet et j'ignore ce qu'est devenue la seconde. Perdue, peut-être. Désolé. 

Il existe une race d'hommes qui ne s'intègrent pas aux autres, 
Une race d'hommes incapables de se fixer
Qui déchirent le cœur des êtres qui les aiment
Et s'en vont découvrir le monde. 
Ils traversent les champs, enjambent les rivières, 
Se hissent au sommet des montagnes. 
La malédiction des Gitans leur enflamme le sang
Et s'ils voulaient se reposer, ils ne sauraient le faire
Ils pourraient aller loin s'ils suivaient des voies rectilignes
Car ce sont des hommes solides, sincères et courageux, 
Mais ils se lassent vite de la réalité des choses
Et ne cherchent jamais que l'inconnu et le bizarre. 


[Ces vers sont d'un certain Robert William Service, poète canadien. Perry Smith était l'un des deux assassins que Capote met en scène dans De sang-froid et en qui pour son trouble il s'était reconnu.]


mardi 30 septembre 2014

Trop d'étrangeté d'un coup

[Sept ans après, je lis plus que jamais Hoffmann à Tôkyô comme si c'était le livre d'un autre. J'ai ce matin (il pleut) un petit faible pour le huitième chapitre, Le Palais impérial.]




C'est une chose apparemment commune, de l'eau tombant du ciel. Mais si c'est une eau tiède et douce, qu'elle tombe en gouttes fines et régulières et diffuse une lumière grise, rehaussée d'un blanc frémissant sur les contours des objets qu'elle frappe, et qu'elle nimbe subitement la statue d'un shôgun comme il passe devant les hautes murailles de Chiyoda-ku, c'est une chose folle, inconcevable. 
Ernst n'a pas dormi depuis près de quarante-huit heures, la désinvolture avec laquelle son cerveau associe d'habitude le mot pluie à ce phénomène n'est plus que l'ombre d'elle-même. Le prodige demeure et sa stupéfaction s'accroît, les ombres aussi et l'éclat qui les frange, l'effet produit est tout à fait semblable aux premiers scintillements du cinématographe. 
Il n'y avait pas, dans un périmètre immédiat, âme qui vive. Un corbeau vint se poser sur la tête du shôgun, qui du coup n'eut plus l'air si sévère, Ernst allait en sourire. Statue, pluie et corbeau, ces trois éléments combinés ne formaient pas une vision datable. Cette incertitude, d'autant plus saisissante qu'elle prenait place en un temps, le matin, que son corps ne reconnaissait pas, pour lui c'était obstinément la nuit, fut la source dans le coeur de ce corps d'une émotion intense, comme la confirmation extérieure de ce qui, depuis deux jours, tenait lieu plus haut de pensée. Sans qu'il y soit pour rien, la réalité se diluait et pour finir se niait. C'était trop d'étrangeté d'un coup. 
Son émoi n'avait rien à voir, que Gautama le dévore s'il mentait, avec la fable morne de l'oiseau perpétuel et du marbre frivole, sous la pluie de l'éternité. Son esprit avait mieux à faire que de se la rejouer, c'est-à-dire qu'il ne faisait rien que de béer devant l'apparition. Ce moment de légende dura ce qu'il dura jusqu'à ce que, une fois de plus, le corps triomphe et rétablisse le réel dans ses droits, il avait froid. 
Ernst n'eut alors qu'à tourner la tête pour découvrir le XXIe siècle sur le boulevard de Hibiya, et le ballet des parapluies sous les immeuble de standing du riche quartier d'Ôtemachi. Ses oreilles, simultanément, se débouchèrent. Mais des oreilles se bouchent-elles sur commande ? La vision avait dû être brève, profiter d'un silence du trafic, d'ailleurs un corbeau ne s'attarderait pas, sous une averse, à découvert. La statue n'avait pas bougé. Ernst, à regret, s'en éloigna, elle disparut à jamais.