vendredi 25 janvier 2019

Un rossignol entre deux mondes


"Émergeant peu à peu de sa couverture, il récita des vers de Ghalib. Le poème n'avait aucun rapport avec la conversation précédente, mais venait de son coeur et parlait au coeur de ceux qui l'écoutaient. Tous étaient submergés par son pathétique ; le pathétique, convenaient-ils, est la plus haute qualité en art ; un poème devait toucher l'auditeur par l'idée éveillée en lui de sa propre faiblesse, et devait établir quelques comparaisons entre l'état de l'homme et celui des fleurs. L'horrible chambre s'apaisait, les intrigues bêtes, les commérages, les mécontentements bornés s'étaient tus cependant que les mots qu'ils croyaient immortels emplissaient l'espace indifférent [...] De l'assistance, seul Hamidullah avait quelque compréhension de la poésie. L'intelligence des autres était inférieure et rude. Pourtant ils écoutaient avec plaisir parce que la littérature n'avait pas été détachée de leur civilisation. L'inspecteur de police, par exemple, ne jugea pas qu'Aziz se déshonorait en récitant des vers, il ne lança pas le jovial éclat de rire par quoi un Anglais se protège contre la beauté. Il se contentait de rester assis, l'esprit vide, et lorsque ses pensées, ignobles pour la plupart, revinrent l'emplir, elles avaient une fraîcheur agréable. Le poème n'avait fait de bien à aucun d'eux, mais il était le souvenir fugitif, un souffle venu des lèvres divines de la beauté, un rossignol entre deux mondes de poussière. Moins explicite que l'appel à Krishna, il n'en disait pas moins notre solitude, notre isolement, notre besoin de l'ami qui ne vient jamais et dont cependant l'existence n'est pas tout à fait improbable."

E. M. Forster, Route des Indes (1924)

samedi 19 janvier 2019

Je sens est le seul mot de l'homme




"Toute cause est invisible, toute fin trompeuse ; toute forme change, toute durée s'épuise ; et le tourment du coeur insatiable est le mouvement aveugle d'un météore errant dans le vide où il doit se perdre. Rien n'est possédé comme il est conçu ; rien n'est connu comme il existe. Nous voyons les rapports, et non les essences ; nous n'usons pas des choses, mais de leurs images. Cette nature cherchée au dehors et impénétrable dans nous est partout ténébreuse. Je sens est le seul mot de l'homme qui ne veut que des vérités. Et ce qui fait la certitude de mon être en est aussi le supplice. Je sens, j'existe pour me consumer en désirs indomptables, pour m'abreuver de la séduction d'un monde fantastique, pour rester atterré de sa voluptueuse erreur."

(Lettre LXIII)


mercredi 9 janvier 2019

De l'actualité littéraire





On s’excite beaucoup sur le voyage dans le temps, moi le premier, dans son acception naïve, MartyMcflyesque ou dodécasimiesque (j’ai vu TOUS les films et les séries qui en agitent même faiblement le hochet et je tends déjà les mains vers le prochain ou la prochaine). Mais je sais bien que l’unique trou de ver valable, la vraie machine à remonter avec tout le confort moderne a toujours été et ne sera jamais qu’un livre. Partant, le concept d’actualité littéraire m’échappe : qu’il ait été écrit hier ou il y a mille ans, un livre est au même titre actuel pour moi quand je le découvre, je suis à côté de l’auteur dans le moment précis où il écrit, invité dans sa sphère temporelle, quelle aubaine. Il ne vient se situer dans la désespérante histoire à sens irréversible qu’après coup, lorsque j’ai cessé d’écarquiller les yeux dans l’intermonde et que j’ai chaussé mes lunettes de clerc (c’est une image, je ne quitte jamais mes lunettes). 
Ainsi l’actualité littéraire commence-t-elle nécessairement avec le premier texte et s’achèvera-t-elle avec le dernier. On sent bien à quel point la tâche de se mettre à la page nous dépasse.



jeudi 3 janvier 2019

Totalement incompréhensibles





"La station debout et la verticalité, mon cher ami, tels sont les deux points de départ symboliques de notre pitoyable histoire et pour être franc avec vous je ne m'attends guère [...] à un point d'arrivée plus glorieux, puisque nous avons gaspillé jusqu'aux infimes chances qui nous ont été offertes, prenez le voyage sur la lune, par exemple, à l'époque, il m'avait, en tant que façon élégante de quitter la scène, profondément impressionné, mais très vite, après le retour d'Armstrong, puis de ceux qui lui succédèrent, force me fut d'admettre que ce rêve grandiose n'était que chimère, que mes attentes étaient vaines, car la beauté de chaque expédition - si époustouflante fût-elle - était entachée par le fait que ces pionniers de la fuite cosmologique, pour des raisons totalement incompréhensibles à mes yeux, débarquaient sur la lune, réalisaient qu'ils n'étaient plus sur terre, et malgré tout, ils revenaient."