"Émergeant peu à peu de sa couverture, il récita des vers de Ghalib. Le poème n'avait aucun rapport avec la conversation précédente, mais venait de son coeur et parlait au coeur de ceux qui l'écoutaient. Tous étaient submergés par son pathétique ; le pathétique, convenaient-ils, est la plus haute qualité en art ; un poème devait toucher l'auditeur par l'idée éveillée en lui de sa propre faiblesse, et devait établir quelques comparaisons entre l'état de l'homme et celui des fleurs. L'horrible chambre s'apaisait, les intrigues bêtes, les commérages, les mécontentements bornés s'étaient tus cependant que les mots qu'ils croyaient immortels emplissaient l'espace indifférent [...] De l'assistance, seul Hamidullah avait quelque compréhension de la poésie. L'intelligence des autres était inférieure et rude. Pourtant ils écoutaient avec plaisir parce que la littérature n'avait pas été détachée de leur civilisation. L'inspecteur de police, par exemple, ne jugea pas qu'Aziz se déshonorait en récitant des vers, il ne lança pas le jovial éclat de rire par quoi un Anglais se protège contre la beauté. Il se contentait de rester assis, l'esprit vide, et lorsque ses pensées, ignobles pour la plupart, revinrent l'emplir, elles avaient une fraîcheur agréable. Le poème n'avait fait de bien à aucun d'eux, mais il était le souvenir fugitif, un souffle venu des lèvres divines de la beauté, un rossignol entre deux mondes de poussière. Moins explicite que l'appel à Krishna, il n'en disait pas moins notre solitude, notre isolement, notre besoin de l'ami qui ne vient jamais et dont cependant l'existence n'est pas tout à fait improbable."
E. M. Forster, Route des Indes (1924)