vendredi 31 juillet 2009

Soit mon ombre et la voie lactée



Bref l’univers contient des centaines de milliards de galaxies, lesquelles comprennent chacune à la louche des centaines de millions d’étoiles, et nous serions les seuls à avoir découvert le tungstène, la rustine, le tiramisu ? Ça ne tient pas debout, pas plus certes, reconnaissons-le, que cet univers beaucoup trop grand pour ce qu’on en fait, et inchauffable, nous serions soudain transportés à des millions d’années-lumière de notre point de départ que nous nous sentirions soudain bien seuls et peu, oui madame, peu de choses. Mais une telle chose n’arrivera pas, aucun sorcier, aucune technique, aucune malchance n’est assez balèze pour accomplir ce douteux prodige, dormons tranquilles, ces espaces inviolés sont inviolables, pas par un terrien en tout cas, fichus terriens, faits comme des rats, à peine capables de songer sérieusement aller sur Mars, autant dire Ajaccio quand on est à Bastia toutes proportions gardées, autant dire rien, un moustique contre une vitre, et la nuit noire dehors, et l’hiver, jusqu’au début des temps comme à la fin ― je ne dis pas ça pour jouer les tristes, ce n’est que la stricte vérité vraie, comme disaient les gens du temps que les gens le disaient, avant de mourir comme des chiens, comme des tiques, des grains de sable tenus à bout de bras, des boutons de culotte observés à une distance de vingt-cinq mètres, et de rester là où ils ont pourri, sur le pas de leur porte, puis de disparaître. 
Et je ne parle pas de toutes ces eaux chaudes et claires où je n’écarte pas les orteils. 
Or, même un peu sale, trouble et polluée d’algues, face à une plage jonchée de mégots, la petite bande de mer où j’ai fait trois brasses hier soir suffisait pour faire un monde aimable et me fournir une petite joie qui s’est éteinte en douceur, avec le soleil, lequel après tout a encore, dans sa banlieue, de beaux jours devant lui ; soit mon ombre et la voie lactée, entre les deux mon cœur s’égare.



jeudi 23 juillet 2009

Vibrations



Le chant des pluviers
Etsuko Chida, voix et koto




"Nous voyons ainsi qu’en vertu de la théorie des cordes les propriétés de chaque particule élémentaire résultent du mode de résonance particulier de sa corde interne. Ce point de vue diffère radicalement de celui qu’avaient adopté les physiciens avant la découverte de la théorie des cordes : à l’époque, les différences entre les particules élémentaires étaient interprétées comme résultant du fait que chaque type de particule était un “brin d’un matériau différent”. Les particules étaient élémentaires et on pensait que chacune était constituée d’une “étoffe” différente. L’”étoffe” de l’électron, par exemple, avait une charge électrique négative, tandis que celle du neutrino n’en avait pas. La théorie des cordes remanie complètement cette interprétation, puisqu’elle déclare identique l’”étoffe” de toute la matière et de toutes les forces. Chaque particule élémentaire se compose d’une seule corde, c’est-à-dire que chaque particule est une corde, et toutes les cordes sont rigoureusement identiques. La différence entre les particules provient des différents modes de vibration de leurs cordes respectives. Les différentes particules élémentaires sont en fait les différentes “notes” d’une corde fondamentale. L’Univers, composé d’une quantité immense de ces cordes vibrantes, est une symphonie cosmique.
"

Brian Greene, L’Univers élégant, 2000

(Folio Essais, p. 237-238)



mercredi 8 juillet 2009

Mort bientôt








Mort bientôt c’est-à-dire, comme si je n’avais jamais été là, tout continuant sans moi aussi facilement qu’avec. Je me vois ne pas être avec une acuité peu commune. Ces visions m’investissent brusquement, aucun terrain émotionnel n’y est particulièrement favorable, ni un grand bonheur que je répugnerais soudain à perdre, ni un grand malheur qui me ferait voir tout en noir. Je puis être simplement dans la rue en train de marcher, un peu las, des provisions à bout de bras, ou regardant le film du dimanche soir ― réitérations molles d’événements sans traits saillants, ces moments vécus en masse sont même d’excellentes occasions de sentir battre son cœur plus fort à l’idée que sous peu... Attention, je ne médis pas de la banalité. Je ne pleure pas la perte d’un temps précieux et menacé quand, vaquant à des riens, m’étreint le sentiment de ma prochaine, irrévocable absence, la pensée de la mort ne me sert pas à fustiger la vacuité de mon emploi du temps ; ce seraient plutôt, au contraire, l’exquise insouciance et la belle confiance qu’il faut pour écraser, dans le calme pépère d’un éternel présent, des pommes de terre, ou vider un sèche-linge, tandis que le néant peut me happer à tout instant, qui subitement me feraient défaut, entraînant avec elles, dans un mouvement panique, l’ordinaire douceur de l’ordinaire.


Car il n’y a peut-être pas de plus grand bonheur que celui qui vous fait, par exemple, peler calmement deux courgettes, solidement campé sur vos jambes, sur les coups de dix heures et demie ; pas de hâte alors dans l’usage de l’économe, les épluchures s’amoncellent sur le plan de travail et la lumière dans sa jeunesse les fait briller, et on trouve ça joli. Et le secret de votre bonne humeur tient dans ces mots, leur certitude à tout prendre solaire, dyonisiaque, triomphale : il y aura de la ratatouille à midi.


dimanche 5 juillet 2009

Une teinte grise





« Je crains de ne pouvoir exprimer les singulières sensations d’un voyage à travers le Temps. Elles sont excessivement déplaisantes. On éprouve exactement la même chose que sur les montagnes russes, dans les foires : un irrésistible élan, tête baissée ! J’éprouvais aussi l’horrible pressentiment d’un écrasement inévitable et imminent. Pendant cette course, la nuit suivait le jour comme le battement d’une grande aile noire. L’obscure perception du laboratoire disparut bientôt et je vis le soleil sauter précipitamment à travers le ciel, bondissant à chaque minute, et chaque minute marquant un jour. Je pensai que le laboratoire avait dû être détruit et que j’étais maintenant en plein air. J’eus la vague impression d’escalader des échafaudages, mais j’allais déjà beaucoup trop vite pour avoir conscience des mouvements qui m’entouraient. L’escargot le plus lent qui rampa jamais bondissait trop vite pour que je le visse. La scintillante succession de la clarté et des ténèbres était extrêmement pénible à l’œil. Puis, dans les ténèbres intermittentes, je voyais la lune parcourir rapidement ses phases et j’entrevoyais faiblement les révolutions des étoiles. Bientôt, tandis que j’avançais avec une vélocité croissante, la palpitation du jour et de la nuit se fondit en une teinte grise continue. Le ciel revêtit une admirable profondeur bleue, une splendide nuance lumineuse comme celle des premières lueurs du crépuscule ; le soleil bondissant devint une traînée de feu, un arc lumineux dans l’espace ; la lune, une bande ondoyante et plus faible, et je ne voyais plus rien des étoiles, sinon de temps en temps un cercle brillant qui tremblotait. »

 

Herbert George Wells, Time machine