mercredi 11 septembre 2019
Les libraires étaient les plus à plaindre de tous
"Il était devenu libraire, avait-il dit, parce qu'il était suffisamment masochiste pour cet objectif d'une part, parce qu'un oncle, un frère de sa mère, lui avait laissé cette librairie d'autre part. Il ressentait naturellement chaque jour et en fait aussi longtemps qu'il tenait la librairie la rotation à vide de l'histoire et de l'esprit qui était liée, à la vie, à la mort, avec une pareille affaire, mais il s'en était accommodé et s'il avait eu suffisamment de dégoût pour les produits qu'il vendait maintenant depuis plus de trois décennies déjà, il cherchait alors encore et toujours refuge dans l'une de ces phrases historiques qu'un fou qu'on appelle écrivain ou penseur a écrites pour accréditer sa folie. Mais il y avait déjà longtemps qu'il n'y avait plus de livres qui pussent le sauver, il n'y avait plus que des phrases, des phrases isolées de Novalis par exemple, de Montaigne, de Spinoza, de Pascal, auxquelles il était obligé de temps en temps de se raccrocher pour ne pas être obligé de sombrer. Les libraires étaient les plus à plaindre de tous, parce que c'était sur eux plus que sur toute autre chose que pesaient toute l'abomination et l'abjection de l'histoire humaine et tout le désarroi et toute la pitoyable misère de l'art et qu'ils avaient toujours à craindre d'être écrasés par ce fardeau antihumain. Le libraire qui prend son affaire au sérieux est le plus à plaindre de toute l'espèce humaine, parce qu'il est confronté jour après jour et sans interruption à l'absolu non-sens de ce qui a jamais été écrit et éprouve comme aucun autre le monde en tant qu'enfer, avait dit Goldschmidt à Koller."
dimanche 8 septembre 2019
Nous allions quelque part, peut-être
"Nous circulions dans les broussailles. Nous nous arrêtions n'importe où, manifestement d'un commun accord. Nous nous arrêtions dans la broussaille. Il y avait toujours une source à proximité. Je ne savais jamais où nous allions. Nous allions quelque part. Je ne m'en souciais pas du tout. Nous allions quelque part, peut-être. Et si nous n'allions pas quelque part, nous n'y allions pas, voilà tout. Le soir, nous faisions un feu, plusieurs feux (il y avait plusieurs familles parmi nous). Le matin, nous reprenions la route. Je ne sais pas où nous allions. Je ne pense pas que les Indiens l'aient su. Nous faisions une belle procession parmi les armoises, les six ou sept que nous étions, ma voiture en dernière position. Je ne savais pas où nous allions, personne ne semblait savoir où nous allions, la nuit tombait sur nous, les feux s'éteignaient. Les coyotes commençaient à aboyer dans la broussaille. Les chiens indiens hurlaient en réponse. Et tout se consumait dans l'obscurité."
(1942-1949, d'après une expérience vécue au début des années 20. Merveilleux livre)
lundi 2 septembre 2019
Les pièces habitables
Mon ami Igor Ballereau est compositeur. Quand, tout jeune homme autodidacte, il n'était encore l'auteur que de quelques folles partitions informes, Pascal Dusapin a reconnu en lui un musicien et lui a donné sans cérémonie ses premières leçons de musique. Depuis, Igor a fait son chemin tout seul, mais il n'a pas oublié ce premier maître. À telle enseigne qu'il a élevé, non pas un monument à sa gloire, ce qui nous intéresserait peu, mais ce qu'il appelle lui-même un "bâtiment de mots". Car Igor, non content d'être un musicien rare, est aussi cette chose précieuse, un musicien qui sait et aime écrire.
"Les pièces habitables", donc, est le titre de ce vaste et passionnant ensemble de textes - 122 en tout, répartis sur 27 "étages" dont chacun est attaché à un aspect, une notion, un affect particuliers - qu'il a consacré à la musique de Dusapin, et à travers elle à la musique tout court. Multipliant les approches, les styles, les régimes de discours, bien loin de toute obscurité analytique, en poète plutôt, et un poète amoureux, il offre à tous les amateurs de bonne volonté le fruit des ses réflexions et de ses rêveries avec, autour et à partir du corpus dusapinien. Et il l'offre aujourd'hui littéralement, puisqu'il m'a chargé de vous annoncer la mise en ligne de tout le 1er étage, "Manières d'apparaître (quelques débuts)". De nouvelles "pièces de mots" viendront chaque semaine composer, peu à peu, cet édifice hors normes - inventif, généreux, pénétrant, toujours stimulant. Abonnez-vous, et bonne lecture !
lespieceshabitables.wordpress.com
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