dimanche 20 septembre 2009

Irréductiblement paradoxale





« Car la musique ne dit rien et on ne dit jamais rien sur la musique. Dire sur elle est insensé. Alors, on n'en dit rien. Jamais. A défaut de pouvoir la dire, on en parle. Mais parler de musique semble toujours nous plonger dans l'obscurité tant son sujet se dérobe. La musique se parle mais condamne à la glose tout commentaire. On n’y voit rien non plus. Pas d’image objective certaine, pas de contenu, pas d’objet. Ce n’est pas pour autant qu’elle ne désigne rien mais, lorsqu’elle se tait, à chaque fois, ne subsiste en nous qu’un sentiment vif, presque incommode, délicatement douloureux. Comme une peine. La musique luit et se dissipe, telle une illusion. Secrètement, elle résonne. Mais son écho vient toujours trop tard. La musique, c’est le deuil incessant de l’instant.
 Roland Barthes disait : “La musique, c’est ce qui ne revient jamais”... Nous pourrions ajouter, c’est toujours avant. En somme, c’est toujours déjà fini. Écouter la musique, c’est comme une menace. La menace que cela soit “encore déjà fini”. Alors, on s’obstine. On écoute à nouveau. Et puis, ça n’est encore plus là. Et même, moins qu’avant. Et ça recommence […]

 Mais composer n’est pas écouter [ …] 
Lorsqu’un oiseau vole, l’air se divise autour de lui en minces filets. Chacune de ces invisibles traces en produit d’autres, et d’autres encore, qui se divisent à l’infini, engendrant de fines chaînes de tourbillons. L’air est sillonné d’innombrables surfaces vibrantes dont les périodes ne cessent jamais d’en devenir d’autres. Tout comme ces tourbillons d’air, composer, c’est se réjouir de cet infini mouvement. C’est un acte vitaliste. L’enjeu de la musique, son ravissement vrai, c’est devenir. Devenir une autre. La musique est un pur monde de devenirs, où tout est mouvement et retourne au mouvement qui l’a engendré. Composer, c’est ne jamais commencer, ni recommencer, ni finir. Composer, c’est continuer. »
 

Pascal Dusapin, Composer
leçon inaugurale au Collège de France (2007)


mercredi 16 septembre 2009

Cette antipathie séculaire


Les Mémoires de Jammes, encore. Mais c’est qu’ils sont exquis. Le Poète a vingt ans : 





Il me souvient d'un certain général Grivet, retiré à Ogenne-Camptort, et qui, durant tout le déjeuner, et aux courses ensuite, ne cessa de répéter que le beau Danube bleu est une invention des poètes, et que ses eaux bourbeuses ne roulent que des chiens morts. Il pensait m'être désagréable. 



Il fait d'étonnantes rencontres : 

Comme on venait de s'attabler dans la vaste cour intérieure, nous vîmes entrer un personnage bien singulier. Il était revêtu du mieux taillé des habits noirs, — on en portait encore. Sur sa large poitrine ballaient d'exotiques décorations, dragons d'or, soleils d'émeraude, pompons d'épinard. Il tenait d'une main un sceptre de jade, et, de l'autre, un jonc phénomène. Il souleva sa coiffure qui avait la forme d'un abat-jour et qui ne reposait sur le crâne que par une armature de liège et de cuir. Il embrassa mon beau-frère et ma sœur d'un air rituel. Il devait sans doute leur présenter ses hommages, car l'on voyait, sous ses bajoues, aller et venir sa barbe de bonze. J'omettais de dire qu'il était chaussé d'escarpins vernis couronnés de choux de soie noire. Ce convive avait nom Adolphe Poeymirau, il était le cousin de l'époux et le frère aîné du général qui s'illustra, durant la Grande Guerre, sur les fronts français et marocain. Adolphe, à cette époque déjà lointaine, était quelque chose au Tonkin comme qui dirait garde des sceaux. Les dames d'Hanoï venaient consulter ce célibataire endurci sur la manière dont il faut barder le filet de bœuf, flamber les bécassines, vaniller la crème à la Chantilly. Il demanda un fauteuil pour s'asseoir à la place d'honneur, changea son lorgnon pour d'énormes lunettes, et commença de manger. Les enfants qui étaient autour de la table ne le quittaient pas des yeux. Effrayés d'abord par ce personnage rabelaisien, ils ne furent bientôt plus qu'étonnés. L'un d'eux commença de s'esclaffer en le voyant, entre deux rouges bords vidés chacun d'une haleine, remonter sa montre qui avait plutôt la dimension d'une pendule. Puis les autres s'enhardirent, et tous d'éclater de rire enfin, en le voyant projeter dans sa bouche grande ouverte un petit four après l'autre, jusqu'à la douzaine, et sans qu'il parût seulement y mordre au passage.
 Il est mort au Tonkin d'une indigestion, et j'ai retenu le mot charmant d'une vieille et austère théologienne de ses parentes qui l'aimait bien, encore que la vie d'un tel colonial lui parût bien scabreuse : « Ce pauvre Adolphe doit être au Ciel, car Dieu n'a jamais dû le prendre au sérieux ! » 

... et prend de merveilleuses leçons d'élégance :
 

Une demeure des environs d'Orthez, où je me rendais bien volontiers aussi, était celle de mon vieil ami Amaury de Cazanove. Il était bien plus âgé que moi, d'une vingtaine d'années, et, malgré ce prénom, il était fort noble, de famille et de caractère. Il avait ce don, que je prise fort chez les gens de race, de parler sur le même ton, des mêmes choses, et avec le même sentiment, au dernier des roturiers et au plus titré des aristocrates. Il tranchait en cela avec ces douteux hobereaux qui se gobent entre eux, marquent de la distance aux bourgeois, et affectent, avec le paysan et le peuple, une trivialité de langage que ceux-ci, dans leur for intérieur, jugent bébête. Je crois d'ailleurs qu'à de tels symptômes on peut diagnostiquer la bâtardise ou l’emprunt. Cazanove n'avait pas le sens du ridicule, et c'est pourquoi il ne l'était point. Poète en gentilhomme et, souvent, plus qu'en amateur, il goûtait sans l'ombre d'une jalousie, à cœur ouvert, les vers des autres. Je l'ai entendu essayer de convertir à son enthousiasme tour à tour, dans le même après-midi, un député, un négociant, un charcutier et un huissier, en leur déclamant d'une voix de trompette un sonnet de José-Maria de Hérédia. 
Il le leur récitait en plein air, le chapeau sur l'oreille, chaussé de bottes à éperons, tenant d'une main sa cravache et de l'autre sa pipe d'écume culottée comme un croquemort.
J'observai que le député — qui était du commun — avait honte, il lui tardait que cette manifestation prît fin ; le négociant souriait avec indulgence ; seuls le charcutier et l'huissier hochaient la tête d'un air convaincu, admettaient que puisque les poètes existent, il ne les faut point négliger. Que de fois j'ai plaint de tout mon cœur le jeune homme au front candide qui va livrer ses essais au public d'un salon ! 
Il n'en est pas au troisième hémistiche que le tintement d'une pincette ou d'une théière se fait discrètement entendre en signe de protestation.
 Ce petit charivari en sourdine provient de mouvements réflexes qui ont leur siège dans cette antipathie séculaire qui faisait mettre par Platon les poètes à la porte de sa République. Cazanove était admirable. Il faisait abstraction de l'hostilité sournoise. Et, si je la lui signalais, il me répondait avec sa manière de grand seigneur, et au sujet de n'importe qui : « Il est charmant. »



dimanche 13 septembre 2009

Feutres et coussinets






Et si ma vie n’était qu’un cliché ? Ce soupçon me prend parfois. Le poète, ses chats et son piano, tss, quel lieu commun navrant et quel manque d’imagination. Quand j’aurais pu jouer de l’épinette des Vosges et avoir un alligator, m’investir dans le bugle et élever des pandas.

Mais non, ce serait tomber dans une excentricité pénible. Et piano et chats sont de moindres maux, des dégâts collatéraux : poète, c’est l’erreur dont tout procède ; d’emblée, la mesure du grotesque est comble. Ce n’est après qu’affaire de décorum.




Tout de même, le mien sent la mite. Une bohème qui a traîné partout. Un piano et des chats, je vous le demande, il ne manque plus qu’un poêle à bois. Tu n’es qu’un imbécile heureux.



mercredi 9 septembre 2009

Bien se porter et voir la bête


« Les propriétaires de cet immeuble, absents presque toute l’année, avaient nom M. et Mme Dulys. Ils étaient millionnaires et fort âgés. Lui, portait l’impériale, avait un nez bossu, fumait la pipe près de son chien blanc que le foyer rendait rose. Elle, était d’une telle ladrerie qu’elle n’admettait point que l’on se servît de papier chez elle pour ce que je ne veux pas dire, dans la crainte d’avoir à faire vider sa fosse trop souvent. Elle correspondait à l’aide d’enveloppes timbrées, portant une adresse, mais ne contenant aucune lettre, pour en économiser la feuille. On reconnaîtra mon écriture, disait-elle, on saura ainsi que je me porte bien. Enfin, elle obligea son pauvre mari à manger un pingouin, qu’elle avait acquis d’un paysan pour la somme de cinquante centimes, au cours d’un rude hiver. On me demandera comment un paysan a pu tuer un pingouin manchot, d’un coup de pierre, sur le bord du gave d’Orthez. Je n’en sais rien, mais j’ai vu la bête. » 

Francis Jammes, L’amour, les muses et la chasse 
(Mémoires II, 1922)