samedi 31 janvier 2009
Plonger l'idée
lundi 16 août
Souvent pensé qu’il ne faut plonger l’idée, comme pour les spaghettis, que quand ça frémit.
Le compositeur qui fait un plan de son œuvre avant de la commencer. C’est souvent pathétique. Il devrait se contenter de relevés quand elle est terminée, comme un tour de craie autour de la victime au sol, avant enlèvement du corps par le légiste.
Gérard Pesson, Jonas, Ninive, Dieu et la plante de ricin (journal 2004)
(in Boudoir et autres n°3, Ragage éditeur, 2005)
jeudi 29 janvier 2009
Choses exquises
Se promener dans une ville inconnue. Le pralin. La tarte aux myrtilles. Lire la dernière phrase d’un livre. Les orages violents. Les pluies diluviennes. Les brumes à couper au couteau. Les hurlements de Peter Sellers (et de Leslie Nielsen). Le crissement de la neige. Le tournedos Rossini. Le vol des étourneaux. Les pulls informes de Gilles Deleuze. La pleine lune. Le turrón. Le fruit de la passion. Les coïncidences. Le jardin des Tuileries. Le thé au riz grillé. Le début de la passacaille du Trio de Ravel (Ravel). Les paradoxes temporels. Le musée Gustave Moreau. La voix de Jean Echenoz. La voix de Claude Rich. Être le premier levé. La séquence des vélos volants dans E.T. Déchiffrer une partition trouvée par hasard. Essayer un piano. Déchiffrer des pierres tombales. Dévaler une pente à vélo au soleil couchant. L’acidité. La Via Appia au printemps. Les excursions à l’improviste. S’endormir. Chanter en marchant (le plus souvent l’Air de la Princesse de L’enfant et les sortilèges, atrocement faux (Ah ! Si j’avais une épée !)). Les passages de frontière. Les préludes non mesurés. Acheter un livre. Le saké chaud. Porter les vêtements d’un ami. Les lits à la montagne (aussi épais que le silence autour). Les lapsus. Tapiola. À la campagne, l’été, fumer un joint en guettant les étoiles filantes. Lire à voix basse Le Misanthrope. Le moment où les lumières s’éteignent dans un salle de cinéma (et celui où elles se rallument dans un théâtre). L’accent italien et l’accent québécois. Le feu dans l’obscurité. La peau d’un Noir (contre la mienne). Les tables d’orientation. Les objets petits et lourds. Les lucioles. Le porto. L’odeur des caves humides. La distinction de Paul Meurisse. Le point d’orgue avant la cadence. Les saules pleureurs. Le conditionnel chez Maeterlinck. Les photos ratées. Les pique-niques. Les cheveux très fins. Les croissants au beurre tièdes. Seul à la maison (Satie ; et le do bécarre dissonant à la fin de la Mort de Socrate). L’agrément inattendu (Villiers). Les balades à cheval. À l’arrière d’une moto, le soir, à Paris. Le goût terreux du guarana (et son effet). Le Cahier rouge de Benjamin Constant. Les valses. Les lacs. De légères ambiguïtés (dans les phrases). Demain matin. Un vinyle chuintant d’Art Tatum. La fluidité des événements. (etc.)
mercredi 28 janvier 2009
Choses affreuses
Lécher le couvercle d’un pot de yaourt (ou devoir le décoller d’une assiette). Le gratin de courge. Les raviolis froids. Les films de Peter Greenaway et la musique de Michael Nyman. Le surimi. Le sourire de Franz-Olivier Giesbert (et les mâchoires de Philippe Val (ou l’inverse)). Le liquide visqueux dans lequel baignent des feuilles de vigne à la grecque en boîte. Le teint de carotte radioactive des vieilles bourgeoises de la région PACA. L’enthousiasme de Daniel Picouly. Funny Games (Haneke). Le col en fourrure du manteau de Marc-Édouard Nabe. L’odeur des pommes pourries. Les emballages poisseux en général (j’insiste). Le phrasé d’Abd al Malik. Michaël Youn. Le théâtre de rue. La béchamel industrielle. Les improvisations de Jean-François Zygel. Gotan Project. Les commentaires de La République des livres. La poésie du cirque. La peinture au couteau. Les calembours dans les titres. L’expression “on le sait depuis X”. Les litanies d’infinitifs. Le gin. Les orangettes. Les palmitos. Les pâtes de fruit. La place que prend Philip Glass dans les bacs “musique contemporaine” des Virgin et des Fnac. Les tatouages dans le cou. Les pop-up. Les sonneries personnalisées des téléphones portables. Éric Zemmour. Le comique des caméras cachées. Les vestes en cuir cintrées de Josyane Savigneau. La cuisine au Boursin. Les vernissages. Les lectures-mises-en-espace de tentatives de proposition (informelle) de matériau (d’après Dante et Heiner Müller, ou Hegel et Jean-Luc Lagarce). La salade de maïs. Les projections-débats. Les soirées électro dans les friches culturelles. La cardamome. Les gens qui disent “ceci dit” (pire, qui l’écrivent). Les calamars. Les joues de Philippe Besson. Les chansons de Phil Collins dans les dessins animés. Le superlativisme critique. La prédominance des cols en V. Les pieds paquets. Le café sucré. (etc.)
mardi 27 janvier 2009
Belle tenaille
Langue. Comme on ne le sait qu’un peu trop, Roland Barthes nous apprit, lors de sa leçon inaugurale au Collège de France, que la langue est « tout simplement fasciste » (à peu près au même moment, Sartre découvrait que « le silence est réactionnaire », ce qui nous met dans une belle tenaille) […] (p. 183)
Lune. On dit que chacun se souvient des circonstances dans lesquelles il a appris la mort de John Kennedy. Je revois en effet très bien la pièce du petit appartement de banlieue où la radio nous apporta cette nouvelle, le 22 novembre 1963. Je revois aussi cette nuit de juillet 1969 où, dans la cour d’un petit hôtel de Saint-Félix, à la frontière des deux Savoies, nous écoutions par la radio de notre voiture, faute de poste dans la chambre, le reportage, si l’on peut dire, des premiers pas, petits mais grands, de l’homme sur la Lune. Nous voyions aussi, en direct et à l’œil nu, ledit satellite, plus serein que jamais, et où, d’évidence, rien d’inhabituel ne daignait se passer. (p. 189-190)
Gérard Genette, Bardadrac
lundi 26 janvier 2009
Les masques tombent
Flannery O'Connor (1925-1964) vécut recluse à Milledgeville (Georgie), dans une ferme nommée “Andalusia”, seule avec sa mère et ses paons. La maladie (une forme grave de lupus) abrégea un vie dédiée à Dieu et à l’écriture (Flannery voyait, dit-on, le Diable partout). Il y a un peu plus d’un an, j’ai lu d’elle coup sur coup : La Sagesse dans le sang (Wise Blood), 1952, roman ; Les Braves gens ne courent pas les rues (A Good Man Is Hard To Find), 1955, nouvelles ; Et ce sont les violents qui l'emportent (The Violent Bear It Away), 1960, roman ; Mon mal vient de plus loin (Everything That Rises Must Converge), 1965, nouvelles, et enfin sa correspondance, réunie en 1979 sous le titre L'habitude d'être (The Habit of Being). Or force m’est de constater qu’assez souvent, sans prévenir, je repense, plus qu’à d’autres, à ses livres, à l’atmosphère de ses livres, à leurs paraboles noires, sèches, sarcastiques, à la puissance de leurs images, à leur humour, à leur violence, à leurs paysages menaçants, précis, grandioses ; ainsi cette œuvre serait bel et bien (je n’aurais pas cru) la plus marquante de mes découvertes récentes. Les masques tombent : je suis une vieille fille catholique et grabataire du Sud profond.
(Au rayon "littérature de malade anglophone", je garde également un souvenir très vif, et persistant, bien qu'encore plus ancien, du magnifique récit du tuberculeux Llewelyn Powys (1884-1939), Peau pour peau (Skin for skin, 1926), aussi délicat qu'O'Connor est âpre.)
dimanche 25 janvier 2009
Jouir avec des goûts qu’on ne sent point
Gould. Sa vie (entre autres) est un tissu d’anecdotes plus pittoresques et plus controuvées les unes que les autres. Voici ma préférée, qui n’est pas la plus apocryphe : dans ses dernières années, il avait décidé d’aborder la direction d’orchestre. Mais sa gestuelle était un peu confuse, et il lui advint un jour de battre à quatre temps une pièce indéniablement ternaire. Les musiciens délèguent le premier violon pour lui dire à quel point ce contretemps les gêne. Gould, conciliant : « Vous n’êtes pas obligés de me regarder ! »
Goût. Ce qu’on appelle dogmatiquement le « bon goût » n’est évidemment rien d’autre que le goût que l’on partage et que l’on objective, comme le « mauvais goût » n’est que celui qu’on réprouve. L’important n’est donc pas d’avoir le goût « bon » ― ce qui n’a simplement aucun sens ―, mais de l’avoir vrai, c’est-à-dire, autant que possible, autonome, indépendant des « influences », des modes, des intimidations du goût ambiant, ou tout simplement du « goût des autres ». Le difficile n’est pas d’avoir le jugement esthétique « sûr » ― comme le diagnostic d’un expert en attributions ―, mais d’être sûr de son jugement, c’est-à-dire sûr de juger par soi-même. Bien des gens ne savent pas vraiment ce qu’ils aiment : sans en avoir conscience, ils demandent toujours à autrui (par exemple, au diktat du modèle médiatique) de leur dire ce qu’ils doivent aimer. Stendhal a justement fustigé cette hétéronomie, qu’il appelle « affectation » ou, plus bizarrement, bégueulisme, et qui consiste à « jouir avec des goûts qu’on ne sent point » ; difficile de pousser plus loin le constat de contradiction. Il a simplement un peu trop oublié d’admettre que nul, pas même lui, n’y échappe autant qu’il le voudrait. C’est ainsi que j’ai cru, un temps, (devoir) aimer quelques laborieux chefs-d’œuvre ― que citer ici suffirait à me fatiguer.
Gérard Genette, Bardadrac (Seuil, 2006) p. 154-155
jeudi 22 janvier 2009
Pastel cruel
« Aujourd’hui, c’est un jour où le roi a décidé d’inventer ce qui existe déjà : la règle, l’équerre, la roue, moi. Le coiffeur me corrige comme une élève mais il a les yeux d’un enfant. Il a sûrement une fronde dans sa poche. Les bulles de savon sont un code entre nous. Mais que veulent dire douze bulles de savon déjà ? » (p. 26)
« Le roi a prévu deux cents projecteurs pour imiter le jour. Il veut que je mette partout du bleu de Prusse en trompe-l’œil car c’est la mode. Je ne sais pas ce qu’il veut faire de la nuit. Il a un projet d’étoiles et de zigzags. En attendant que le ciel soit terminé, il se promène sur un palanquin à grand dais céruléen et il parle de l’interrègne de la nuit. (En vérité, je crois qu’il faudrait tout nettoyer pour retrouver un ciel plus proche de l’original.) (Le peindre en vert ?) » (p. 137-138)
« Mon amour n’est plus comme quarante kilomètres d’un tissu blanc courant sur les collines du Middle-Sex pour se jeter à vos pieds dans la mer. C’est plutôt des années et des années de négociation devant la Cour Suprême du Middle-Sex et des contrats passés avec des douzaines et des douzaines de propriétaires terriens. » (p. 166)
Manière d’entrer dans un cercle & d’en sortir de Pascale Petit est un livre ravissant. Très drôle et très doux. D’une fantaisie constante mais mesurée, tenue, sur les pointes ; rien d’un pesant délire dans ce spirituel écheveau de métaphores filées, ce kaléidoscope de listes, de jardins (dés)enchantés, d’ordonnances royales abusives (et bilingues, par exemple : “King’s edict n° 206 about the three-wheeled vehicle & about its disadvantages & solutions for.”), de “CHOSES À EMPORTER EN PLUS DANS L’ESPACE” (“onze jours de biscuits, trois jours de petits vivres, un morceau de savon”), de pastiches technicistes, de mots d’amour codés. C’est un vaudeville rêveur (les portes n’y claquent pas, d’ailleurs il n’y a pas de portes) : le roi, la reine et le coiffeur. Le coiffeur aime en secret la reine (“Un jour, j’écrirai une lettre d’amour et je trouverai le moyen qu’elle la lise” est son antienne) qui soupire après le roi (en feuilletant les “3718 pages blanches, numérotées, découpées & collées sur d’épaisses feuilles cartonnées 24 X 32 noir olive” qui sont tout ce qui reste de leur passion), lequel ne songe qu’à visiter la lune (au moyen d’un absurde et incontrôlable tricycle). Manière d’entrer... est un pastel cruel, un petit théâtre enfantin délicatement ombré par des mélancolies d’adulte.
jeudi 15 janvier 2009
Requiems, sur demande
Par excès de
scrupules vient un dégoût du langage. Pourquoi les choses redites, le spasme
répété ? Si Schumann avait tout prévu ?
VENDREDI 29 OCTOBRE Lettre de démission au groupe Comp-act. Je ne parviens pas à me sentir dans la “corporation”. Dans l’écriture, il n’y a pas de collègues, il n’y a, comme à l’hôpital, que des voisins de lit. Comment se syndiquer autour du fait d’écrire ? On a tort de croire que cela soit un métier. Il suffit de commencer une œuvre, une pièce comme on dit, pour sentir ― et j’ai longtemps cru que cela pouvait s’analyser comme une sorte de dilettantisme ― que l’on est violemment “hors de la chose”, qu’on essaie chaque fois de la recommencer, que le savoir-faire nous la dérobe. Duras [...] a signifié, d’une phrase absurde et lumineuse, ce balbutiement, cet être-dedans-dehors de l’écriture qui interdit l’esprit de syndic : “Écrire c’est tenter de savoir ce qu’on écrirait si on écrivait.”
SAMEDI 4 DÉCEMBRE
Nostalgie du présent. La musique rapide est longue à écrire.
MERCREDI 15 DÉCEMBRE
Animisme réflexe ? Impossible de voir une éponge sèche sans la mouiller, instinctivement, sans raison, comme si je pensais lui redonner la vie. C’est sûrement une impulsion votive pour conjurer la stérilité artistique.
LUNDI 21 FÉVRIER [1994]
William Klein remarque que l’œuvre d’un photographe se limite à cent, deux cents photos dans le meilleur des cas, et qu’à 1/100e de seconde, cela ne fait que deux secondes captées, deux secondes dans toute une vie. Plus fort que Webern.
MARDI 4 OCTOBRE
De l’utilisation du mais. Ennio Flaiano rencontre dans la rue, un jour de 1946, le peintre Mino Maccari, sombre et attristé qui lui confie : Ho poche idee, ma confuse ― “j’ai peu d’idées, mais confuses”.
MERCREDI 18 JANVIER [1995]
La fatigue n’est pas toujours la rançon du travail, mais parfois le nuancier où il prend la meilleure matière.
VENDREDI 3 MARS
Les musiques s’écrivent dans une certaine schizophrénie. Seuls les spécialistes dont nous craignons le jugement les écoutent mais nos proches, en grande majorité, les mécomprennent ou s’en désintéressent royalement. Leur dédier nos partitions est un acte pieux parfois aussi inaperçu et déplacé que certains tatouages de troufions. B. à qui sont dédiées ces Béatitudes les écoutera peut-être une fois grâce à une mauvaise cassette qui s’empoussièrera ensuite sur une étagère. Jean-Philippe n’a dû écouter qu’une seule fois “son” quatuor et s’en est sûrement contenté. On ne peut tout de même pas le leur reprocher.
[JEUDI 27 AVRIL]
On est inconnu partout, sans affectation. Quand on nous demande ce qu’on fait dans la vie et qu’on dit “compositeur”, les questions immédiates, généralement de deux sortes, sont exténuantes : de quoi ? dans quel style ? Les plus avisés disent “genre Boulez” ? Et c’est déjà se rapprocher un peu de la vérité que de répondre oui, dans ce cas-là. Ou bien encore : pour quels instruments ? Je réponds que c’est très ouvert, que tout se discute, qu’on peut faire des requiems, sur demande.
[MARDI 19 DÉCEMBRE]
Quatre heures de travail sur dix secondes. Et tout à refaire demain sans doute.
VENDREDI 21 FÉVRIER [1997]
Une question accessoire et peu significative m’a rappelé cela, que je n’écrivais plus : ai-je une saison, un jour de la semaine, une heure du jour favorable au travail ? Je crois bien bien que je n’en ai aucun. Tous les moments semblent légèrement inappropriés. La question n’a pas de sens. Le seul moment du travail est violemment hors temps. Et c’est non moins violemment qu’on peut être, hors de ce hors temps-là, renvoyé à chronométrer les saisons et les lunes en attendant qu’une parole vienne.
[VENDREDI 12 DÉCEMBRE]
Musique qui aurait voulu n’être aimée que de loin et que le succès planétaire corrode et fait dévier. Les droits d’auteur faramineux de Ravel sont la damnation infligée à son secret.
SAMEDI 14 MARS [1998]
Il est difficile d’écrire une musique, de la tracer d’une manière si définitive à l’encre de chine, sans que s’impose l’idée à mi-parcours que la musique doit être absolument tout autre. Absolument pas ce flot de quintolets à 112 à la noire. Mais tout le contraire. Une mélopée en valeurs longues. Le “trop tard” tient à ce que la musique en train de s’écrire a déjà pris consistance par une loi de sélection naturelle. Toutes les autres possibilités n’avaient pas les mêmes chances de survie. La marge de manœuvre n’est pas si grande qu’on croit. On est en fait honteusement familiarisé avec ce que l’on croit trouver.
SAMEDI 29 AOÛT
Quignard, dans le IIIe traité de La haine de la musique demande qu’aucune musique ne soit jouée ou diffusée pendant son incinération, ni qu’aucun texte ou hommage ne soit proféré ― “Aucun tarabustis (...) On m’aura dit adieu si on s’est tu”. Ce renoncement à toute cérémonie se révèle tout autre chose qu’une marque de modestie, de simplicité ou une volonté d’effacement. C’est l’ultime vanité, le fracas de la prétention au silence, la dernière brimade aux survivants. Le grand silence, c’est celui du mort encore vivant. Foin des recommandations funèbres.
Gérard Pesson, Cran d’arrêt du beau temps,
Journal 1991-1998
(Van Dieren éditeur, 2004)
[sélection]
dimanche 11 janvier 2009
Combien il lui manque
Il était sept heures, la nuit plutôt douce, je faisais la queue au petit Casino. Ça n’avançait pas, je penchai la tête : à droite l’épicière formidable comptait d’un air maussade un énorme tas de piécettes, à gauche un homme affreux à voir tressautait comme un épileptique, les mains appuyées au comptoir — petit, maigre, bossu, mal rasé, édenté, basané, en jogging. Il n’avait pas d’âge — et pas assez d’argent, déclara l’épicière après un très long temps ― enfin, ce qui semble l'être quand on attend chez l’épicier. Trois personnes, les plus proches de la caisse, s’écrièrent alors simultanément :
― Combien il lui manque ?
Avec un empressement exaspéré qui me parut comique.
― Un euro, répondit l’épicière.
Mais l’homme ne comprenait pas bien ce qui se passait. Ses convulsions, lorsqu’il s'écarta du comptoir, apparurent dans toute leur violence. Sa voix était pâteuse et véhémente, conquise de haute lutte sur les spasmes du corps. L’épicière s’inquiétait, ces sachets sont fragiles, vous feriez mieux de le porter comme ça, il s’éloignait déjà. Et puis, sur le seuil, il s’est retourné d’un seul bloc, pour lancer, en souriant comme il pouvait, un au revoir sonore, collectif, sur le même ton, absolument, qu’un petit enfant, un au revoir plein de joie et de confiance, comme prononcé en pyjama du haut d’un escalier, qui m’a brusquement donné envie de pleurer ; mais je n’en ai rien fait, mon tour venait.
samedi 10 janvier 2009
Beauté du subjonctif
"Mais comment se fait-il qu'après les chants d'une voix émue, après les parfums des fleurs, et les soupirs de l'imagination, et les élans de la pensée, il faille mourir ?"
Senancour, Obermann
Éphéméride
Après, ils ont prophétisé. À l'aide de sesquiquadrats, de signes du zodiaque et de conjonction des astres. Et ils n'ont pas caché que l'année serait pleine de choses. Les unes, les autres, et bien d'autres encore […] Un astrologue m'a assuré qu'on pourrait distinguer deux sortes d'événements de part et d'autre d'une ligne imaginaire qui séparerait le globe en deux zones : au nord, des catastrophes ; au sud, des cataclysmes.
Quant à l'homme, il restera le même, tel que donne à le juger dans sa médiocrité cette constatation d'un élève : "Le lapin s'arrache les poils du ventre pour faire un nid à sa famille. Combien de pères en feraient autant ?"
Un peu inférieur au lapin, il logera sa famille dans des nids en ciment.
Alexandre Vialatte, La poésie, c'est le mois de janvier
D'ailleurs les astres ne se trompent jamais. C'est en les consultant que nous nous sommes aperçus que les événements les plus importants du mois de janvier devraient se passer dans la première et la seconde quinzaine de celui de février.
Erik Satie, Pronostics pour l'année 1889
Nous avons la nostalgie d’époques de notre vie où nous n’étions pas heureux, où les embarras en tout cas étaient aussi raides. La raison en est simple : nous savons aujourd’hui qu’il nous restait alors à vivre tout ce temps au moins qui nous sépare de l’époque considérée, que nous avions de l’avenir en somme et que la mort serait tenue en respect durant toutes ces années. C’est bien la certitude a posteriori de notre invulnérabilité qui nous rend si précieuses ces époques révolues – tandis qu’aujourd’hui recèle plein de dangers, de menaces et que, demain, se lèvera peut-être la froide petite aurore du premier jour du monde sans moi.
Éric Chevillard, L'autofictif, 9 janvier 2009
vendredi 9 janvier 2009
Épisode
Nous sortons, excités comme des gosses. Il n’y a pas grand monde encore ; comme il se doit les flocons viennent du nord, poussés par un vent assez fort ; ils cinglent, on ne leur en veut pas, les pieds mouillés la belle affaire. La dernière fois c’était il y a cinq ans peut-être, nous sortions à minuit d’un théâtre de la Joliette mais c’était une de ces petites neiges de rien comme il y en a parfois ici, qui ne tient pas et n’y tient pas, là c’est une vraie tempête, comme on n’en a pas vue dans la région depuis près de vingt-cinq ans (en témoigne une photo me montrant avec mon grand-père, mort depuis, au milieu d’une cour enneigée, moi tenant dans ma main gantée et paume en l’air un peu de neige comme une chose incroyable, miraculeuse) ; dans l’intervalle j’ai vu la neige bien sûr mais là où elle tombe d’ordinaire ― vieux souvenirs d’une promenade solitaire dans le parc Micaud de Besançon, d’un jour à lire au chaud Berlin Alexanderplatz dans un chalet à Barcelonnette ―, pour ainsi dire sans aucun mérite, ce qui est une pensée injuste, la pluie n’est pas une chose moins folle ni moins belle à Paimpol qu’au Niger.
Mais l’homme se blase et ce n’est pas à son honneur, moi le premier, il y a trois jours à peine, on ne me voyait pas comme maintenant répétant c’est beau c’est beau c’est dingue, bien qu’en vérité j’eusse eu alors comme toujours toutes raisons de le faire. Disons que c’était très, très beau et singulièrement dingue et nous serons encore bien loin du compte, de se sentir comme sous une cloche dans la lumière diffuse, bienheureusement coupés du monde, ses plus proches lointains enfoncés dans le blanc tandis que les flocons innombrables, à travers la buée des lunettes, font admirer leur vitesse paradoxale, si vite lents décidément, rapides à dix pas et à cent quasi immobiles, suspensions mouvantes souverainement adorables quand je le regarde à la verticale, tête levée à leur rencontre, eux détachés du ciel qu’ils abolissent.
Maintenant ? Deux jours ont passé et de cet enchantement (j’avais chanté d’ailleurs en flânant dans le parc Lonchamp, alors que J. faisait un bonhomme, il n’y avait que nous et un couple d’adolescents qui m’exagéraient leur amour en se roulant, en riant fort dans la neige épaisse et collante) il ne restera bientôt plus rien, que cette douleur dans ma fesse gauche consécutive à cette chute que je fis, distrait par tout et négligeant mes pieds, sur la neige tassée verglacée de la rue de Rome, en revenant des courses dans l’après-midi de ce jour, la neige ayant cessé de tomber vers une heure. Que ce décor domestiqué garde longtemps ces atours féeriques n’est plus un si violent désir après qu’on a très péniblement remonté la pente de sa rue, qui toute la matinée avait retenti des cris d’une bande de jeunes gens la dévalant sur des snowboards et autres luges improvisées ; on entrevoit des embarras terribles, des lassitudes énormes, on plaint de tout cœur les Lapons. L’arbre au centre de la cour a perdu dans l’histoire quelques branches, celui d’une place proche aussi, assommant une femme qu’on fit se reposer dans la boutique de mon coiffeur, qui me le raconta. De si légers flocons et de si lourds, de si maladroits corps. Il fait froid. Ce n’était qu’un rêve. Les toits pourtant sont encore blancs.
lundi 5 janvier 2009
C’est quand même un chose formidable que la pensée
« Kornél Esti et moi, au temps de notre jeunesse, avions l’habitude de vagabonder dans un cimetière de Budapest, un cimetière à l’abandon où l’on n’enterrait plus personne. Pour peu que le temps fût ensoleillé, nous y passions l’après-midi, lisant, écrivant même, tantôt assis sur un banc ou sur un tertre, tantôt allongés dans les hautes herbes, jusqu’à ce que le gardien nous priât de sortir. Nous étions familiers de la cité silencieuse des morts. Des stèles et des pierres tombales aussi, sur lesquelles nous déchiffrions de vieux noms étranges et surannés. Un jour, alors que nous vaquions par les allées du cimetière, nous remarquâmes un caveau entouré d’une grille de fer. Derrière une dalle envahie par le lierre, une colonne de granit arrogante immortalisait en lettres d’or les membres défunts d’une famille sans doute autrefois puissante et prospère : une bonne douzaine de noms surmontés du blason familial. Affaissé contre la grille, nous découvrîmes une petite croix de bois avec cette inscription : “Notre petite Marguerite, dont la vie ne fut que d’un jour.” Marguerite était morte vingt ans plus tôt et faisait elle aussi partie de la famille, mais ― Dieu seul sait pourquoi ― on n’avait pas trouvé le moyen de faire graver son nom sur la colonne de granit, et la pauvrette, avec sa croix de bois, était pour ainsi dire exclue de l’au-delà familial. Cela nous parut à tous deux excessivement injuste. L’enfant d’un jour n’a-t-il pas lui aussi une âme, tout comme le vieillard et la matrone ! À peine avions-nous quitté le cimetière qu’Esti entrait dans un café et vérifiait, à l’aide du registre des adresses et de l’annuaire téléphonique, qu’un représentant de la famille vivait encore en la personne d’un richissime industriel. Il demanda de l’encre et du papier et lui adressa cette lettre :
Mon très cher Monsieur,
je vous somme instamment de faire graver sans plus tarder sur le caveau de famille le nom de la pauvre petite Marguerite.
Votre ami inconnu et dévoué, Kornél Esti.
À cette époque déjà, il avait un faible pour ce genre d’inventions impitoyables et puériles, diaboliques et indiscrètes, et plus elles étaient ineptes plus il y tenait. Une semaine plus tard, il envoya au cher parent une carte postale sans enveloppe sur laquelle il avait dessiné un angelot accoudé à un nuage bleu clair. Au-dessus, d’une écriture enfantine, il avait écrit ce simple mot : Marguerite. À quelques jours de là, il téléphona en ma présence à l’industriel. D’un tout petit filet de voix, la voix d’un angelot d’un jour à peine, il prononça :
― Tonton Kálmán, ne m’oublie pas !
Bien entendu, ni son message ni ses lettres ne reçurent la moindre réponse. Nous avions depuis longtemps déjà oublié cette joyeuse et macabre plaisanterie, quand un jour, vers la fin de l’automne, alors que nous flânions dans le cimetière, nous nous arrêtâmes interdits devant le caveau de la famille. En blouse blanche, grimpé sur un escabeau, armé d’un marteau et d’un burin, un marbrier était à l’œuvre. Il gravait la dernière lettre du nom de Marguerite. Après quoi, il le dora.
― Tu vois, me dit Esti, heureux et satisfait d’avoir fait réintégrer à Marguerite le giron de la famille. C’est quand même un chose formidable que la pensée. Mais que dis-je, la pensée ! C’était tout juste un caprice. Et maintenant, le voilà inscrit dans le granit, tangible et palpable, aucun orage ne pourra jamais l’effacer, et il resplendira ainsi, jusqu’à la fin des temps. »
Dezső Kosztolányi, La petite Marguerite (1932)
in Les aventures de Kornél Esti, Ibolya Virág, 1996
vendredi 2 janvier 2009
La plus aimable merveille
« Le soleil d’automne glissait jusqu’à nous ses rayons aimables et tièdes, brillait librement sur l’eau, et se perdait dans la vapeur bleue de la forêt obscure à l’entrée de laquelle nous étions installés. Maintenant nous assemblions les planches lisses et blanches ; les coups de marteau se répercutaient à travers le bois, effrayant les oiseaux surpris, qui s’envolaient en frôlant le miroir du lac ; et bientôt le cercueil terminé se dressa devant nous dans sa simplicité, svelte et symétrique, son couvercle joliment bombé. Le menuisier, en quelques coups de rabot, creusa une élégante gorge autour des arêtes, et je regardai, tout surpris, les lignes s’imprimer comme en se jouant dans le bois tendre. Puis il tira de sa poche deux morceaux de pierre ponce, qu’il frotta l’un contre l’autre par-dessus le cercueil, y répandant la poudre blanche ; et je ne pus m’empêcher de rire en remarquant qu’il maniait les deux morceaux aussi adroitement que j’avais vu faire à ma mère, lorsqu’elle frottait deux morceaux de sucre sur un gâteau. Quand il se mit à polir complètement le cercueil à la pierre, celui-ci devint blanc comme neige ; c’est à peine si le léger fard rougeâtre du bois de sapin apparaissait encore, comme sur une fleur de pommier. Il avait ainsi l’air bien plus noble et plus beau que s’il avait été peint, doré, ou même orné d’appliques de bronze. Au chevet, le menuisier avait ménagé, selon l’usage, une ouverture munie d’une glissière et par laquelle on pouvait voir le visage jusqu’à ce que le cercueil fût mis en terre ; il ne s’agissait plus que d’y adapter une vitre ; nous l’avions oubliée, et j’allais vite à la maison en chercher une. Je savais que sur une armoire traînait un petit cadre ancien, dont la gravure avait disparu depuis longtemps. Je saisis le verre oublié, le posai délicatement dans la barque, et revins à force de rames. L’ouvrier rôdait un peu dans la forêt et cherchait des noisettes. Je ne l’attendis pas pour essayer la vitre ; quand je me fus assuré qu’elle s’adaptait à l’ouverture, je la plongeai dans le clair ruisseau (car elle était toute poussiéreuse et ternie) et la lavai soigneusement, sans la briser contre les cailloux. Puis je la soulevai et laissai égoutter l’eau pure ; alors, tandis que je tenais le verre brillant contre le soleil et regardais à travers, j’aperçus la plus aimable merveille que j’eusse vue de ma vie.
En effet, je découvris trois jeunes anges musiciens ; celui du milieu tenait une feuille de musique et chantait, les deux autres jouaient d’une viole archaïque, et tous les trois regardaient en haut avec une expression de joie recueillie. Cette apparition était si aérienne et délicatement transparente, que je ne savais pas si elle flottait sur les rayons du soleil, dans le verre, ou seulement dans mon imagination. Quand je bougeais la vitre, les anges disparaissaient aussitôt, mais subitement je les retrouvais par une autre inclinaison. J’ai appris, depuis, que des gravures sur cuivre ou des dessins restés de longues années sous verre se communiquent à ce verre durant les nuits obscures de ces années et y laissent en quelque sorte leur reflet. Je soupçonnai alors quelque chose de cela en reconnaissant les hachures de la gravure ancienne, et, dans l’image, la manière des anges de Van Eyck. On n’y voyait point de lettre, et la page avait peut-être été une épreuve rare. La précieuse vitre me paraissait maintenant le plus beau don que je pusse mettre dans le cercueil, et je la fixai moi-même au couvercle, bien résolu à ne rien dire à personne de mon secret. L’Allemand revint ; nous rassemblâmes les plus fins copeaux, auxquels se mêlaient maints feuillages rougis, et nous étendîmes dans le cercueil ce qui devait être la dernière couche de la morte. Puis nous le fermâmes, le portâmes dans le canot et avançâmes avec notre clair chargement à travers le lac brillant et paisible ; et les femmes avec le maître d’école éclatèrent en sanglots, quand elles nous virent venir et aborder.
Le lendemain, la pauvre enfant fut couchée dans le cercueil, environnée de toutes les fleurs qui s’épanouissaient en ce moment dans la maison et le jardin ; sur la voussure du cercueil, on déposa une lourde couronne de rameaux de myrtes et de roses blanches, que les jeunes filles de la paroisse avaient apportée, et, de plus, tant de bouquets divers de pâles fleurs d’automne, que toute sa surface s’en trouvait recouverte, et que seule la vitre restait libre, à travers laquelle on voyait encore le blanc et délicat visage de la morte.
L’enterrement devait partir de la maison de mon oncle, et pour cela il fallait d’abord transporter Anna par-dessus la montagne. C’est ainsi que parurent des jeunes gens du village, qui prirent à tour de rôle la bière sur les épaules, et notre petite suite de proches parents accompagnait le cortège. Sur la crête ensoleillée de la montagne, on fit une courte halte, et la bière fut déposée à terre. Il faisait si beau, là-haut ! Le regard enveloppait les vallées avoisinantes jusqu’aux montagnes bleues, tout le pays s’étendait autour de nous dans la magnificence de ses éclatantes couleurs. Les quatre vigoureux gars qui avaient porté la civière les derniers se reposaient sur les brancards, la tête appuyée sur les mains, et regardaient en silence vers les quatre coins du monde. Très haut dans le ciel bleu glissaient de lumineux nuages, qui semblaient s’arrêter un instant au-dessus du cercueil fleuri et guigner avec curiosité par la petite fenêtre, qui étincelait presque malicieusement, entre les myrtes et les roses, du reflet des nuages. Si Anna avait pu ouvrir les yeux, elle aurait sans doute vu les anges et cru qu’ils flottaient bien haut dans le ciel. »
Gottfried Keller, Henri le Vert (1855)
Troisième partie, chapitre VII
jeudi 1 janvier 2009
Comprendre dans le calme
Rendre le réel à l’insignifiance consiste à rendre le réel à lui-même : à dissiper les faux sens, non à décrire la réalité comme absurde ou inintéressante. Et surtout pas à décrire comme anodin le fait qu’il existe une réalité, ignorant ainsi, ou croyant l’éliminer à peu de frais, la question ontologique. Nous disons que ce qui existe est insignifiant, que le hasard peut très suffisamment rendre compte de tout ce qui existe ; cette thèse demeure ambiguë si on omet de préciser qu’elle vise ce qui se passe dans l’existence, mais naturellement pas le fait de l’existence elle-même, le fait qu’il existe quelque chose. De ce fait ― qu’il y ait quelque chose et non pas rien ― il est vain de penser qu’il est “signifiant” ou “insignifiant”, car il est de toute façon vain d’essayer d’en penser quoi que ce soit (sauf à être illuminé ou en contact avec Dieu, considéré comme auteur du fait ontologique). De la même façon, le hasard, qui permet de comprendre dans le calme tous les aléas de l’existence, ne permet aucunement de comprendre le fait de l’existence : dire qu’il y a de l’être par hasard serait avancer une proposition absurde. Il n’y a pas de mystère dans les choses, mais il y a un mystère des choses. Inutile de les creuser pour leur arracher un secret qui n’existe pas ; c’est à leur surface, à la lisière de leur existence, qu’elles sont incompréhensibles : non d’être telles, mais tout simplement d’être.
Clément Rosset, Le Réel. Traité de l’idiotie (1977), p. 40
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