J’avais
lu Graal Flibuste de Robert Pinget il y a presque vingt ans et j’en gardais
un très bon souvenir. J’en ai déniché, au printemps dernier, dans une
brocante, un vieil exemplaire décousu, et je l’ai relu hier, craignant un
peu de ne pas retrouver mon plaisir d’antan — cette sorte de déconvenue, on le
sait, n'est pas rare. Mais non : quel étrange et merveilleux livre, toujours
autre que ce qu'il semble être ! On y suit l’errance du narrateur et de son
cocher à travers des contrées fabuleuses et inquiétantes, la langue est
classique et fluide ("Je n'ai jamais aimé le mystère, que confortable") mais
pleine d'exquises ruptures, une fantaisie sans cesse jaillissante et une
drôlerie qui va jusqu’au franc éclat de rire vous séduisent à travers un voile
de mélancolie et même de désespoir — et ce lyrisme tempéré par des
trivialités qui est tout ce que j’aime, ces ironies à triple fond... Des
mythologies farfelues ("De son vieil époux qui l'a abandonnée elle a conçu Tyrpo, dieu des chagrins
d'amour. Poursuivi par les fantômes de son bonheur, Tyrpo, comme sa mère,
vagabonde et se désole ; on le rencontre le soir au bord des étangs sous la
forme d'une ombre de saule ; dans les villes, il est l'habitué des petits cafés
et se manifeste par le sifflement des percolateurs"), des
flores bizarres, des récits déroutants, de profondes pensées au détour d'un
délire, une fin magnifique et suspendue... il faudrait tout copier. Je retiens aujourd’hui ce superbe
dialogue (page 127 à 129 de mon 10/18 datant de 63 qui part en lambeaux (le
livre avait paru à l’origine aux Éditions de Minuit, en 56, Raymond Queneau,
paraît-il, l’ayant refusé chez Gallimard — on se pince)).
Brindon était songeur. “Parlez, lui
dis-je, parlez. Dites n’importe quoi.” Il hésita puis :
“Je ne pensais pas à
Jasmin, je pensais à vous, à nous. En somme, tout ça, à quoi ça rime ?
— Quoi,
tout ça ?
— Notre voyage, notre attelage ensemble si je peux dire, et ce
plaisir que vous prenez à noter au jour le jour. Je n’arrive pas à
comprendre...
— À comprendre....
— ... à comprendre ce qui vous intéresse.
Est-ce de voyager, est-ce de vivre, est-ce la vie des autres, est-ce d’écrire ?
Qu’attendez-vous de vos expériences ? Du reste, est-ce que ce sont des
expériences ou bien êtes-vous naturel dans votre comportement ? J’ai toujours
l’impression...
— L’impression... ?
— ... Qu’il y a chez vous, comment dire...
une espèce de difficulté...
— De difficulté... ?
— Comme si vous étiez...
excusez-moi... toujours en train de vérifier... si votre col et vos manchettes
sont propres... Oh, que je m’exprime mal.
— Vous voulez dire que je manque de
spontanéité ?
— C’est ça, oui. Mais pas toujours. Il vous arrive d’être trop
spontané, je veux dire par rapport à votre attitude ordinaire, puis de le
regretter, de vous rattraper je ne vois pas pourquoi, ou plutôt je ne vois pas
pourquoi cette attitude... Mais est-ce une attitude ? Que c’est compliqué...
—
Brindon, confiez-moi toujours ce qui vous tracasse ; même si je ne peux vous
répondre, cela m’aide à me trouver...
— Ah, je savais bien ! Il y a quelque
chose qui ne tourne pas rond. Vous trouver ! Ainsi...
— Ainsi... ?
— ... vous
vous cherchez ? Je dois vous faire l’effet d’un sauvage, mais, ça, ça me fait
rire ! Vous trouver intéressant ?... Oh, excusez-moi...
— Intéressant n’est pas
le mot. Trouver ce que je suis...
— Mais, Monsieur, qui vous le dira si ce
n’est moi ? Ou Jasmin ? Ou n’importe qui d’autre ? Comment voulez-vous...
—
Brindon, vous êtes un grand philosophe.
— Là, vous me flattez. J’ai du bon
sens, un point, c’est tout. C’est vrai, ces gens qui forgent leur statue...
—
Leur statue… ?
— Disons celle qu’ils voudraient avoir, je trouve ça comique.
On est comme on est, Monsieur. Il n’y a pas de statue. Il y a un homme dont ses
amis disent qu’il est aimable ou qu’il est fou, ou qu’il est poète à la
rigueur. Mais lui n’en sait rien. Tous ses efforts pour influencer le jugement
des autres lui font du tort.
— Là, vous êtes un peu trop catégorique. N’empêche
que je raffole de votre franchise. Brindon, vous verrez que nous ferons
ensemble de grandes choses.”