vendredi 30 août 2013

Hilarité




« Il m'arrive, les nuits sans étoiles, de lever les yeux et d'envisager la possibilité hilarante d'un monde qui deviendrait bientôt compréhensible. » 

Martin Amis, La Flèche du temps (1991)



mercredi 28 août 2013

Ce qui n'est pas noté


« La vie entrait toute seule en lui, comme une hôtesse tyrannique ; il ne l’appelait pas, mais elle n’en pénétrait pas moins son corps, son cerveau, elle entrait comme la poésie, comme l’inspiration. 
Et, pour la première fois, la signification de ce mot lui fut révélée dans toute sa plénitude. La poésie était la force créatrice dont il vivait. Il en était littéralement ainsi. Il ne vivait pas pour la poésie, il vivait par elle. Et maintenant il était évident, il était clair de façon perceptible que l’inspiration, c’était la vie : il lui était donné de savoir avant de mourir que la vie c’était l’inspiration, oui, l’inspiration. Et il se réjouissait qu’il lui eût été donné de connaître cette ultime vérité. Tout, l’univers tout entier était poésie : le travail, le galop d’un cheval, un maison, un oiseau, un rocher, l’amour : toute la vie entrait facilement dans les vers et s’y installait à son aise. Et il devait en être ainsi, car la poésie c’est le verbe. 
Même maintenant, les strophes venaient facilement, l’une après l’autre, et bien qu’il ne notât plus depuis longtemps ses vers, qu’il en fût depuis longtemps incapable, les mots n’en venaient pas moins avec aisance, dans un rythme donné et à chaque fois extraordinaire : la rime était exploratrice, c’était l’instrument d’une quête aimantée des mots et des concepts. Chaque mot était un morceau d’univers, il répondait à la rime, et l’univers entier défilait avec la rapidité d’une machine électronique. Tout criait “prends-moi !”, “non, plutôt moi !”. Il n’était pas besoin de chercher. Il fallait simplement sélectionner. C’était comme s’il y avait là deux hommes à la fois : celui qui composait, qui avait lancé sa toupie à la volée ; et un autre qui choisissait et qui, de temps en temps, arrêtait la machine emballée. Et lorsqu’il vit qu’il était deux hommes à la fois, le poète comprit qu’il était en train de créer de véritables poèmes. Et quelle importance qu’ils ne fussent pas notés ?
Transcrire, publier, tout cela n’était que vanité. Tout ce qui se crée de manière non désintéressée n’est pas le meilleur. Le meilleur est ce qui n’est pas noté, ce qui a été créé et qui a disparu, qui s’est dilué sans trace aucune, et seule cette joie de la création qu’il ressent et qu’on ne peut confondre avec rien prouve qu’un poème a été composé, que le merveilleux a été créé. Mais ne se trompait-il pas ? Sa joie créatrice était-elle infaillible ? 
Il se rappela combien les derniers poèmes de Blok étaient mauvais et faibles du point de vue poétique et il pensa qu’apparemment, Blok ne s’en était pas rendu compte. » 

Varlam Chalamov, Cherry-Brandy 
in Récits de la Kolyma



jeudi 22 août 2013

La réputation d’un homme singulier



À MADAME AUPICK 

[Paris,] 21 juin 1861. 

Ma chère Maman, 
En t’annonçant hier ma première cargaison, j’ai oublié de répondre à ton excellente lettre, la dernière, si excellente à la fois et si risible. Il n’y a que les mamans qui aient le privilège singulier de faire rire même en inspirant le respect et la reconnaissance. 
Je veux parler de la lettre où tu m’expliques qu’il ne faut jamais renvoyer au lendemain la chose pressée et que toute exactitude trouve sa récompense. 
 Ce qui me touche, c’est ta sollicitude. Ce qui me fait rire, c’est que tu m’enseignes ce que je sais. Je passe ma vie à me faire des sermons sublimes, irréfutables, qui ne m’ont jamais guéri. — Je suis et j’ai toujours été à la fois raisonnable et vicieux. — Hélas ! il me manque peut-être les coups de fouet qu’on distribue aux enfants et aux esclaves. 
 
Presque toutes mes affaires sont finies ; je m’acharne encore sur deux ou trois choses. 
 
En envisageant tranquillement ma situation, rien n’est perdu. Je puis devenir grand ; mais je puis me perdre, et ne laisser que la réputation d’un homme singulier. 
 
Tout dépend de l’habitude. 
 
Nous causerons longuement. 
 
Je t’embrasse, et je te remercie profondément de cette chaleur de cœur que tu mets à mon service, et que certainement, je n’ai jamais éprouvée pour les gens qui la méritaient le mieux. 
 
Je t’écris dans un de ces moments sérieux où je me confesse moi-même. 
C. B.



mardi 20 août 2013

Quant aux longs poèmes




« Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense […] Avez-vous observé qu’un morceau de ciel, aperçu par un soupirail, ou entre deux cheminées, deux rochers, ou par une arcade, etc., donnait une idée plus profonde de l’infini que le grand panorama vu du haut d’une montagne ? Quant aux longs poèmes, nous savons ce qu’il faut en penser ; c’est la ressource de ceux qui sont incapables d’en faire des courts. » 

Baudelaire à Armand Fraisse, le 18 février 1860



dimanche 18 août 2013

Extase réflexe



"[…] A Ville-d’Avray, par un clair soleil d’hiver, sur les quatre heures et demie d’une récente relevée, un brun mendiant, assez bien pris, même, en ses haillons, se tenait debout, — au coin de la grille ouvragée, grande ouverte, — à l’entrée d’une maison de plaisance aux persiennes fermées, dont il semblait l’inconscient factionnaire. La voûte prolongée du porche, derrière lui, aboutissait à des jardins ; c’était en l’une des rues à peu près désertes, à cette heure-là surtout, les villas étant closes depuis septembre. 
La tête fatiguée de jeûnes, pâlie et profondément triste de ce nécessiteux, prenait donc on ne sait quelles inflexions d’inespérance ; parfois, avec un soupir dont le souffle lui gonflait les narines comme des voiles, il élevait de grands regards, presque mystiques, vers les nuées du soir, — vers les mouvantes cuivreries solaires que déjà bleutait vaguement le crépuscule. 
Autour de lui, par les frigidités aériennes, flottaient de lointaines odeurs de fleurs sèches, émanées des environs de cette localité champêtre, — et aussi de saines senteurs de paille et d’herbées, provenues, celles-ci, d’une assez épaisse litière de frais fourrages nouveaux, entassée au long du mur, près de lui, sous l’entrée même de la riante habitation.
Soudain, là-bas, au détour d’une buissonneuse venelle, apparut, s’engageant à petits pas pressés, sur le terreau de la rue, — enfin, se hâtant, la voilette sur le minois et tout en fourrures sur velours, avec de menus frissons et les mains au manchonnet, — une jolie passante.
Une très jeune femme... toute simplement Mlle Diane L..., — si ressemblante à notre célèbre Mme T***, que, s’il faut en croire les dires, plusieurs d’entre les enthousiastes de la diva se seraient consolés, aux pieds mignons de ce féminin sosie, des rebelles austérités de l’étoile : en un mot, sa doublure d’amour, artiste aussi (...)
En peu d’instants elle se trouva proche de l’indigent, qu’elle entrevit à peine, — assez, toutefois, pour qu’en une mélancolie elle tirât, d’un repli de soie perle du manchon, son porte-monnaie, car son petit coeur est aumônieux et compatissant. Du bout de sa main, gantée d’un très foncé violet, elle tendit une pièce de deux francs, en disant d’une voix polie, glacée et musicale : 
— Voulez-vous accepter, s’il vous plaît, monsieur ? 

À ces ingénues paroles, et tout ébloui de la salubre offrande, le candide pauvre balbutia :
— Madame... c’est que... ce n’est pas deux sous, c’est deux francs !
— Oui, je sais bien ! répondit en souriant, et se disposant à s’éloigner, la charmante bienfaitrice.
— Alors, madame, oh ! soyez bénie, oh ! du fond de mon coeur ! s’écria tout à coup, et les larmes aux yeux, le mendiant. Voyez-vous, depuis avant-hier, ma femme, hélas ! ma pauvre chère femme et mes enfants n’ont rien mangé ! Ce que vous nous donnez, c’est la vie ! Oh ! que vous êtes bonne, madame ! 
L’accent, l’élan de gratitude qui faisaient haleter cette voix étaient si sincères, si poignants,  que la jeune artiste se sentit remuée aussi et qu’une larme lui vint au bout des cils ! Elle pensait : “Comme, avec peu de chose, on fait du bien !”
— Tenez, reprit-elle tout émue, — puisque c’est comme ça, je vais vous donner encore cinq francs.
Sept francs ! A la fois ! A la campagne !... Un véritable spasme d’allégresse ferma les yeux du mendiant, qui savoura, sans vaine parole, en soi-même, l’inattendu de cette aubaine. Inclinant le front, avec un délicat respect, sur le bout des doigts de Mlle L... :
— Nous ne méritons pas... Ah ! si toutes étaient comme vous ! Ah ! vénérable jeune dame !
Attendrie en présence de cette détresse heureuse que son aumône avait calmée, l’exquise enfant laissa baiser humblement le bout de son gant parfumé ; puis, se dégageant doucement la main, elle rouvrit sa petite bourse.
— Ma foi, dit-elle, je n’ai qu’une pièce de dix francs : tant mieux, prenez-la.
Cette fois, le gloussement d’un merci des plus inarticulés s’éteignit, à force d’émoi, dans la gorge du vagabond : il regardait la pièce d’or d’un air hébété ! Douze francs, d’un seul bloc, d’une seule rencontre ! Il était devenu grave. A l’idée évidente de sa femme et de ses enfants sauvés, sans doute, pour une quinzaine, des horreurs du dénuement, l’honnête pauvre frémissait d’un si intense besoin d’actions de grâces qu’il ne savait plus comment les formuler ni comment les taire. La délicieuse artiste, se sentant devenue pour lui l’image même de la Charité, jouissait, intimement, de l’embarras presque sacré du malheureux et, les yeux au ciel, elle goûtait les secrètes ivresses de l’apothéose. Pour exalter encore, s’il se pouvait, le paroxysme du sensible indigent, elle murmura :
— Et j’enverrai quelque chose, de temps en temps, chez vous, mon ami !
Pour le coup, cette phrase, qui assurait une sorte de petit avenir à sa famille, le fit presque chanceler. Il ne trouvait rien à dire !! Son bonheur, d’une part, — et, d’autre part, son impuissance à prouver, à témoigner, par quelque acte héroïque, fût-ce au prix de ses jours, la sincérité de son effrénée reconnaissance, l’oppressaient jusqu’à la suffocation. En un transport dont il ne fut pas maître, il prit naïvement entre ses bras sa bienfaitrice, que ce mouvement irréfléchi ne pouvait froisser, puisqu’elle s’y sentait pure et devenue la vision d’un ange.  En l’oubli de toute convenance, il l’embrassa maintes fois, éperdument, avec des cris de “Ma femme ! mes enfants !” qui inspirèrent à la je une artiste la conviction qu’elle pouvait doubler la Providence comme elle doublait Mme T***. Si bien que ni l’un ni l’autre, au fort du quiproquo de cette extase réflexe, ne se rendit compte que, par des transitions d’une brièveté vertigineuse, la belle Diane se trouvait à demi posée, à son insu, sur la litière agreste et que, maintenant, elle subissait — avec une stupeur qui lui dilatait les prunelles (mais le doute ne lui était plus permis) — la possessive étreinte de son trop expansif obligé, lequel, sous une rafale de baisers (oh ! bien sincères !) étouffait, sans même y prendre garde, toute exclamation d’appel, et ne cessait de lui entrecouper à l’oreille, en des sanglots célestes, ces mots pénétrés de ravissements : 
— Oh ! merci pour ma pauvre femme !! Oh ! que vous êtes bonne !... Oh ! merci pour mes pauvres enfants !
Quelques minutes après, un bruit de pas et de voix, parvenu du dehors et s’approchant dans la rue jusque-là solitaire, ayant rendu, comme en sursaut, l’irresponsable Lovelace au sentiment de la réalité, la jeune artiste put se dégager d’un bond, s’échapper — et, déconcertée, défrisée, les joues roses, le sourcil froncé, se rajustant de son mieux, à la hâte, — reprendre le chemin de sa voisine villa, pour s’y remettre. En marchant, elle se jurait qu’à l’avenir — non seulement les dons offerts par sa main droite resteraient ignorés de sa main gauche et qu’elle ne jouerait plus les séraphins à douze francs la personne, — mais qu’elle saurait couper court aux premiers remerciements de ses chers besogneux.
Les voiles du soir s’épaississaient. A l’angle de sa route elle se retourna, tout effarée encore de cette aventure : un réverbère, en s’allumant, éclaira, près de la grille, la face brune, aux dents blanches, du mendiant... qui souriait dans l’ombre — et la suivait d’un long regard chargé d’une reconnaissance infinie !"


Villiers de l’Isle-Adam, Les délices d’une bonne oeuvre (1888)



jeudi 15 août 2013

Misérable




On est à table, au dessert. 
L'enfant guigne le compotier aux gâteaux, tend sa petite main. 
Baudelaire a pris un gâteau qu'il présente, à distance. 
« — Oui, mais tu vas dire : Je suis un gourmand ! 

— Je suis un gourmand — et le petit bras s'allonge. 

— Pas encore ! Dis : Je suis un misérable gourmand ! » 

Ce mauvais jeu ne me va pas du tout : et le regard de la mère, donc ! Énervé, j'ai saisi et donné au petit le gâteau, avant que Baudelaire ait arrêté mon bras, me disant très grave, en reproche : 

« Mais nous pouvions en obtenir davantage... » 

Félix Nadar, Baudelaire intime (1911)



vendredi 9 août 2013

L’oisiveté absolue de ma vie apparente



« L’explication de ces six années si singulièrement et si désastreusement remplies, si je n’avais pas joui d’une santé d’esprit et de corps que rien n’a pu tuer — est fort simple ; — cela se résume ainsi : étourderie, remise au lendemain des plans les plus vulgairement raisonnables, conséquemment misère, et toujours misère. […] L’oisiveté absolue de ma vie apparente, contrastant avec l’activité perpétuelle de mes idées, me jette dans des colères inouïes. » 

Baudelaire, 1847



mercredi 7 août 2013

Vies d'écrivains



Tenté de suivre sans bouger de mon lit l’insaisissable Jack London, d’abord au long d’une biographie factuelle et plate, voire un peu niaise (prix Goncourt 2008 du genre, bizarrement ?), histoire de me mettre en jambes et de savoir précisément comment mon gars s’en sort avec la vie l’amour la mort, puis l’été de ses dix-huit ans, lorsqu’il prend La Route en vagabond du rail, pauvre et intrépide — j’en retiens surtout, entre deux courses-poursuites avec des contrôleurs, le récit à faire frémir de son séjour dans un pénitencier (son crime : s'être trouvé à l'aube dans les rues de Niagara Falls). Dans La Croisière du « Snark », quinze ans plus tard, où toujours matamore mais désormais riche et célèbre il se frotte au yachting austral en collectionnant les ulcères, j’ai retrouvé la léproserie de Molokai, au-dessus de sa formidable falaise (le plus grand à-pic du monde, plus de mille mètres), que m’avait fait jadis visiter Stevenson dans ses Lettres, à l’époque glorieuse où un missionnaire belge s’y faisait martyr de la charité (Benoît XVI s’est décidé à le canoniser en 2009). London évoque le Père Damien comme un lointain souvenir, en 1907, mais il ne tarit pas d’éloges sur ce que son œuvre est devenue : c’est l’île enchantée, ni plus ni moins — il force un peu le trait pour la bonne cause, le chapitre paru en feuilleton se finissant par un appel aux dons. Il me semble bien que Stevenson parlait déjà de courses à dos d’âne bon enfant entre lépreux heureux comme coqs en pâte. Le site perdure au large d’Hawaï, c’est la péninsule du Kaulaupapa. 




J’ai lu ensuite sans transition L’Uchronie d’un certain Henriet, sorte de Que sais-je interminable et d’un intérêt médiocre, mais comique à force de scolarisme et de geekitude, qu’Emmanuel Carrère a été bien bon de préfacer, lui qui il y a trente ans avait rendu le sujet délectable dans son magistral Détroit de Behring. Si c’était moi qui m’occupais de décerner les Goncourt de la biographie, ce qui ma foi est uchroniquement envisageable (quoique j’aie du mal à discerner où pourrait se situer le « point de divergence » rendant possible cette « réalité alternée »), j’en attribuerais volontiers un au plaisant panthéon portatif qu’Antoine Brea vient de faire paraître sous le titre de Petites vies d’écrivains du XXe siècle. Ces dix très brefs poèmes biographiques excellent dans le précipité, par exemple : 

Temporairement soigné, Duvert rampe vers l’adolescence 
Où sa vie sexuelle s’éveille néanmoins tout doucement à l’écriture 
Il cochonne d’abord comme tout le monde quelques poèmes entre ses doigts 


Sa vie sexuelle s’éveille à l’écriture, on conviendra que tout est dit. La Petite vie de Tony Duvert est d’ailleurs l’une des meilleures du recueil, avec celles de Pierre Louÿs et de C.-F. Ramuz — peut-être parce que ces écrivains-là ne sont pas du goût de tout le monde, et que l’ironie cassante de l’auteur, revers pudique de ses adorations, s’exerce depuis une connaissance intime, un peu secrète ; rien d’étonnant dès lors si son Céline et son Kafka me convainquent moins, ces sacrés monstres ayant depuis longtemps supporté tout et son contraire.



jeudi 1 août 2013

Frisson




« L'Histoire ne se répète pas, elle s'harmonise, et ce que cela produit généralement, c'est la musique du diable. » 

Stephen King, 22/11/63, p. 828