mercredi 18 février 2015

Encore des liens







C’est dans un mois pile aujourd’hui que mon nouveau livre paraîtra, mais vous pouvez déjà (je vous y engage, malgré la reproduction grand format et très bizarre pour moi de mon regard myope) en lire une critique. Elle est faite pour me réjouir. J’en remercie son auteur, Bernard Quiriny, et à plus d’un titre : je lui dois en effet la lecture d’un beau livre. Ou plutôt il l’a précipitée : j’avais repéré dès sa sortie en août dernier cette Tristesse de la terre et je m’étais promis de la lire, mais ça suffisait maintenant, puisque je n’étais plus le seul à sentir une affinité, je devais en avoir le cœur net. Je l’ai lu dans la nuit. 

On raconte qu’à Marseille, à l’occasion de cette tournée, un Indien du nom de Feather Man avait fait une mauvaise chute. Les cascadeurs sont soumis à ce genre d’aléas. On l’avait alors transporté à l’hôpital de la Conception. Son mal empira, la troupe dut repartir. Et il resta ainsi, seul, à l’autre bout du monde, incapable de parler ni français ni anglais, en proie à la fièvre et à la douleur. Le 6 janvier, à quatre heures du matin, après une agonie pénible et solitaire, il mourut. On transporta son cadavre au cimetière Saint-Pierre, où il fut enterré carré n°8, tranchée 19, piquet n°2. Les années passèrent. Personne ne réclama le corps. Ses restes furent exhumés et jetés à la fosse commune. 
Dans chaque cimetière, il y a une division pour les pauvres, un petit carré mal entretenu, recouvert d’une lourdre trappe, sans croix, sans nom, sans rien. Quelquefois, un galet est posé par terre, un bouquet sec, un prénom est tracé à la craie sur le sol, une date. C’est tout. Il n’y a rien de plus émouvant que ces tombes. Ce sont peut-être les tombes de l’humanité. Il faut les aimer beaucoup. 

Éric Vuillard, Tristesse de la terre, Une histoire de Buffalo Bill Cody 
(Actes Sud, 2014), p. 46-47


Cette prose m’est proche, en effet, Quiriny a vu juste, et pas seulement parce que j’habite à deux pas de la Conception (et que j’aime à déambuler dans les carrés du cimetière Saint-Pierre, preuves en sont les photos illustrant ce billet (1)). Et me voilà flatté, du coup, qu’on lui compare la mienne (2), car il y a des choses vraiment superbes dans ce petit livre élégiaque, notamment une fin neigeuse et microscopique de toute beauté. Il neige aussi à la fin de ma minuscule Louange, il neige dès le début à vrai dire, mais beaucoup moins tristement, bien sûr.

(1) Et quelques autres précédemment. Mon homme me somme de préciser que c'est lui qui les a prises (quel œil : je ne vous le fais pas dire). 
(2) Les phrases de Vuillard sont plus courtes et il est plus franchement lyrique, mais il aime comme moi les ruptures de langue. Et, je le demande aux lecteurs de mon Ironie du sort (il emploie d'ailleurs cette expression p. 43 : "Et enfin, ayant traîné son chagrin et sa gloire tout au bout de la terre, jusque devant le Colisée, là où Néron fit martyriser les chrétiens, Buffalo Bill demanda l'autorisation d'y monter son spectacle. On la lui refusa. Ironie du sort, le Colisée n'était pas assez grand"), que penser de cette coïncidence : son récit commence en 1893, avec l'exposition universelle de Chicago… C'est beau, tout de même, ces livres qui se répondent sans se connaître. 



vendredi 13 février 2015

Comme une fleur





Je ne veux plus tournoyer dans le vide comme une fleur qui tombe. 

C’est beau, n’est-ce pas ? Depuis treize siècles. Bon, en fait, c’est écrit comme ça : 

Je ne veux plus 
     tournoyer dans le vide 
          comme une fleur qui tombe 

mais je préfère tout attaché. La voilà, tiens, la supériorité de la prose, pas la peine de chercher plus loin : l’écrivain croit qu’il y a un lien. 


mercredi 11 février 2015

Poser dans les parcs






Il s’arrêta devant la Nuit et l’Harmonie. On peut regretter que se soit perdu le goût des compositions allégoriques. Elles simplifiaient la vie et donnaient l’impression de pouvoir rencontrer personnellement les mots qui n’ont pas de forme, les abstractions qui nous donnent du souci. Jérémie se dit que finalement il était fait pour cela : inventer sur commande quelques statues à poser dans les parcs, pour agrémenter les promenades. Avoir vraiment le goût de son époque, faire le bonheur des antiquaires, et des femmes désœuvrées. Hommage à Chopin. Jamais il ne serait musicien. Avait-il eu sa chance ? Qui était-ce ? Avait-il vécu heureux ? Alors Jérémie pensa qu’il était tout juste bon à écrire la biographie de ce sculpteur inconnu. Et encore. Éternuant au milieu des archives, il passerait des années à cette tâche, peut-être tomberait-il malade avant d’avoir fini. Il écarta les bras devant le paysage. Il n’y pouvait rien : c’était comme pour passer la douane, il n’avait rien à déclarer. Au moins les formalités seraient-elles facilitées, le jour de sa mort. 
[p. 194] 

Je m’appelle Jérémie : c’est le nom que je me suis donné pour prophétiser ce qui est arrivé, pour accomplir ce qui a disparu, et qui n’a donc peut-être pas existé ; et ne crois pas que ce soit sans mérite, ni chose facile que de prophétiser ce qui déjà eut lieu. Le vent souffle sur des ossements, c’était des corps vivants pourtant. Ce rattrapage est épuisant. 
[p. 189] 


F. Berthet, Journal de Trêve


dimanche 8 février 2015

Une affaire personnelle






J’ai demandé à naître, et je le demande encore, mais simplement pour faire la preuve de ma vitalité. J’ai demandé qu’on me laisse la tranquillité de faire le point sur le temps qu’il fait, de me faire une idée sur les rayons du soleil, le jour à travers les volets, les bruits nocturnes, (…) 
Mais cette sorte de voyage organisé [développer] à travers (…), je n’ai pas demandé cela. 
[p. 71] 

Délinquant assez juvénile, envoyé plutôt spécial : au fond, j’ai toujours cru que les raisons de ma présence sur terre n’étaient qu’une enveloppe à ouvrir au dernier moment. 
[p. 99] 

Un écrivain, c’est quelqu’un qui fait de la littérature une affaire personnelle. 
[p. 104] 

J’ai vingt-cinq ans, j’écris ce livre, et j’ai cet âge une fois pour toutes. Cela fait vingt-cinq ans que je l’ai, et j’espère bien l’avoir encore pendant vingt-cinq ans au moins, et même plus d’ailleurs si mon corps s’aligne sur les statistiques — ce que je suis tout de même en droit d’attendre de lui, me faisant déjà assez remarquer comme ça. J’ai mis longtemps à avoir l’âge que j’avais secrètement, je garderai longtemps secrètement cet âge. 
[p. 110] 

Frédéric Berthet, Journal de Trêve [1979-1982] (2006, posthume)



samedi 7 février 2015

Contrat de confiance





S’il y a une chose dont on peut se persuader en regardant leurs films et leurs séries, c’est que pour les Américains l’adultère est, à la lettre (écarlate évidemment), le plus grand crime dont un homme (au sens large) peut se rendre coupable. Massacrez des pandas, éventrez des vieillards, napalmez des orphelinats, on s’arrangera pour vous donner une seconde chance, mais ne trompez personne, n’y songez même pas sinon vous êtes foutus, autour de vous des grimaces d’horreur se peindront sur tous les visages, vous inspireriez moins de dégoût si vous étiez le fils caché de Freddy Krueger et d’Eva Braun — et le remords dans ce cas-là seulement vous poursuivra jusque dans la tombe. Ce sont là des mœurs bien étranges et bien tristes mais il faut intégrer le principe (or il semble que toute la planète y consent) pour prendre plaisir à leurs fictions, autrement grotesques et surtout, incompréhensibles. 

Par une espèce de fatalité, un livreur d’électro-ménager sur deux est d’une beauté à couper le souffle. Qu’il est injuste de voir inopinément une bombe passer votre porte sans un regard pour le lit à deux pas, tout occupé qu’il est à ahaner derrière une machine à hublot. Deux heures après, pourtant, mes slips tournaient à grande vitesse. 

Parlez-moi des montagnes : en un mois, j’aurai déplacé une virgule.



vendredi 6 février 2015

La vie en pente






“Un homme tremble. S’il mendiait, on lui donnerait de l’argent ; s’il pleurait, on le consolerait. Mais l’homme tremble d’angoisse et d’honnêteté, ce serait mentir que se porter à son secours.” 

Ce que sa quatrième de couverture ne dit pas en citant ces lignes du dernier livre de Mathieu Lindon, Les hommes tremblent, c’est qu’elles forment à elles seules, début milieu fin, le roman du moins le prétend, un conte populaire lituanien (vite, un recueil de ces contes, s’ils sont tous de la même eau). “C’est ça, le conte”, dit le héros, Martin, avant de le dire. Son père, a-t-il pris soin de préciser, le lui racontait quans il était petit. Martin est un clochard qui squatte un hall d’immeuble, et il tremble. Il fait pitié. “C’est sa stratégie : jouer à fond l’être humain”, peut-on lire p. 77, et cette phrase qui n’a l’air de rien est à pleurer, quand on y pense. 

Il a neigé hier pendant dix minutes, trois fois rien. J’ai vissé sur ma tête mon bonnet à pompon pour sortir dans la rue, j’aurais juré sentir les flocons se poser sur la laine, j’étais la laine de mon bonnet accusant leur poids infime, glace et fibres — les nerfs enfoncent toutes les balances, il n'y a pas de réglage plus fin. “Ça ne tiendra pas”, a eu le temps de prophétiser le patron du café du coin, sûr de son coup. 

J’ai aussi passé une heure désespérante à comparer en ligne des modèles de lave-linge, à me perdre dans la Babel des commentaires clients. J’aimerais citer Sylvain, un Nantais de 25-34 ans, auteur de ce bref apologue : “C’est un lave-linge. Ça lave le linge quoi. Par contre, à essorage moyen/haut, la machine se déplace toute seule, malgré les patins. La non-platitude du sol en est peut-être la cause.” 

Les sols non-plats auront notre peau.


dimanche 1 février 2015

De l'ombre à la lumière et réciproquement






5 h. Rückert-lieder au casque, en suivant la partition sur le bureau de l’ordinateur, comme tous les matins (seule la musique change). Comme ça a l’air simple — c’est ce qui frappe d’abord, en découvrant le score. C’est net, propre, modeste. Il suffit d’une note à la harpe pour marquer la basse et faire un rond dans l’eau, se propager à la surface du lac noir. On attend la créature. 

Hier, deux montées de larmes niveau 5 (sur 10, où il y a émission) : le matin, avec la septième de Bruckner (le mouvement lent) et le soir, avec la symphonie concertante de Mozart (mouvement lent idem), cette dernière dans la version Britten de juin 1967, qui ajoute le tremblé du temps à cette musique en soi déchirante. 

Depuis hier, je lis La traque de Guy Georges, l’ai presque fini (le procès approche). Misère du tabou : qu’il ait égorgé sept jeunes femmes ne lui inspire aucun regret, mais il a honte de les avoir sodomisées. En somme, le meurtre a pour lui de n’être pas contre-nature. Il avait pris son surnom, Joe, dans le Tom Sawyer de Mark Twain, il s'identifiait au méchant Indien.  

"Je me suis levé ce matin-là et je savais que je tuerais avant la nuit. J'avais déjà connu ce genre de pulsion avant. J'ai pris un Opinel et du Chatterton  et, le soir, j'ai vu passer cette belle fille blonde. Je venais de terminer mon demi. J'ai payé. Le serveur m'a rendu la monnaie, je suis sorti et j'ai suivi la fille." [L'officier] Sidney demande : "Et si tu n'avais pas fini ta bière ou si tu n'avais pas récupéré ta monnaie ?" Guy Georges rétorque : "Ben là, ç'aurait été une autre." Cette réponse a changé la vision du monde de Sidney : "C'est ce qui m'a le plus marqué dans ma vie d'homme. Depuis, je vois le destin autrement."

Hier encore, croyant me détendre entre deux chapitres de ce document terrible, regardé Elle l’adore, film français et surtout stupide. C’est triste, car les acteurs sont bons. Il y a une idée un peu amusante, au tout début (cohorte des navets qui grillent leur seule cartouche dans leurs premières minutes…) : la mort de la femme du chanteur, le crâne défoncé par une Victoire de la Musique. (Ce monde est tout de même violent.) 

Je commence à avoir de nouveau envie d’écrire, j’ai même trouvé la solution du prochain chapitre, il y a trois jours, en traversant une rue. Il me semble qu’il y a eu une éclaircie à ce moment-là, un changement de lumière, avant que l’idée apparaisse (surgie de nulle part) : l’éclaircie provoquerait ainsi un déblocage dans le cerveau — loin de moi l’idée d’un commentaire du ciel hallelouyesque et mégalomane, je parle d’un mystérieux phénomène physique dont j’ai plusieurs autres exemples sous la main. La lumière se fait, et la lumière se fait. L’esprit est littéral, c’en est presque mignon.