mardi 31 août 2010

L'effet de la musique





C'est surtout dans le silence de la nuit que la musique est expressive et délicieuse. 
« Je me persuade que, distraits par leurs yeux, ceux qui voient ne peuvent ni l'écouter ni l'entendre comme je l'écoute et je l'entends. Pourquoi l'éloge qu'on m'en fait me paraît-il pauvre et faible ? pourquoi n'en ai-je jamais pu parler comme je sens ? pourquoi m'arrêtai-je au milieu de mon discours, cherchant des mots qui peignent ma sensation sans les trouver ? Est-ce qu'ils ne seraient pas encore inventés ? Je ne saurais comparer l'effet de la musique qu'à l'ivresse que j'éprouve lorsque, après une longue absence, je me précipite entre les bras de ma mère, que la voix me manque, que les membres me tremblent, que les larmes coulent, que les genoux se dérobent sous moi ; je suis comme si j'allais mourir de plaisir. » 


Mélanie de Salignac (1741-1763), propos rapportés par 
Diderot dans sa Lettre sur les aveugles



lundi 30 août 2010

Conscience politique




Convaincu qu’à toutes les échelles, tous les postes, les hommes partout sans exception bricolent, improvisent, transigent, rafistolent, suivent leurs plus ou moins consternants caprices ou simplement les pentes où leurs affaires sont engagées, j’ai toujours pris en grande pitié les conspirationnistes et, l’avouerai-je, les idéologues ; nulle part de noir dessein, de complot qu’on pourrait déjouer et même, c’est triste à dire, de volonté de nuire marquée : il n’y a pas d’ennemi, partant pas de lutte possible, qu’un indescriptible merdier à contempler, effaré, en remettant au lendemain de nettoyer devant sa porte.



samedi 28 août 2010

Des deux côtés de la barque nocturne






« Monte, élève-toi, profondeur ! Oui, elle s'élève en chantant de la surface de l'eau et fait un nouveau lac immense de l'espace entre ciel et lac. Elle n'a pas de forme, et ce qu'elle représente, il n'y a pas d'yeux pour le voir. Elle chante aussi, mais c'est une mélodie qu'aucune oreille ne peut entendre. Elle étire ses longues mains humides, mais il n'est pas de main qui aurait le pouvoir de lui tendre la main. Des deux côtés de la barque nocturne, elle se dresse immense, mais aucun savoir au monde ne le sait. Aucun œil ne regarde dans l'œil des profondeurs. L'eau se perd, le gouffre vitreux s'est ouvert, et la barque, maintenant, semble poursuivre sa course sous l'eau, calme et musicienne et sûre. » 



Robert Walser, L'homme à tout faire (1908) 

traduction de Walter Weideli




mercredi 25 août 2010

Avoir honte de ses hivers


[novembre 1903]


Oui, c’est ainsi, pensais-je, que produisent les roses les plus belles, les seuls rosiers soumis à l’engourdissement de l’hiver. Sur cette terre d’Afrique, si riche et chaleureuse, la petitesse de ces fleurs, dont nous nous étonnions d’abord, leur étroitesse, l’étranglement de leur beauté vient de ce que le vigoureux rosier n’interrompt jamais de fleurir. Chaque fleur y éclôt sans élan, sans préméditation, sans attente...
 De même l’efflorescence la plus admirable de l’homme exige une préalable torpeur. L’inconsciente gestation des grandes œuvres plonge l’artiste dans une sorte d’engourdissement stupide ; et n’y consentir point, prendre peur, vouloir redevenir trop tôt capable, avoir honte de ses hivers, voilà de quoi ― pour en vouloir de plus nombreuses ― étrangler et faire avorter chaque fleur.
 

[…]  Le mot sincérité est l'un de ceux qu'il me devient le plus malaisé de comprendre. J'ai connu tant de jeune gens qui se targuaient de sincérité !... Certains étaient prétentieux et insupportables ; d'autres, brutaux ; le son même de leur voix sonnait faux... En général, se croit sincère tout jeune homme à convictions et incapable de critique. Et quelle confusion entre sincérité et "sang-gêne" ! La sincérité ne me chaut, en art, que lorsqu'elle est difficilement consentie. Seules les âmes très banales atteignent aisément à l'expression sincère de leur personnalité. Car une personnalité neuve ne s'exprime sincèrement que dans une forme neuve. La phrase qui nous est personnelle doit rester aussi particulièrement difficile à bander que l'arc d'Ulysse. 

André Gide, Journal



lundi 23 août 2010

Balourdises


[5 janvier 1902] 
Chacun a sa façon de se blouser. L’important, c’est de croire à son importance.
 Devant Henri Albert, Léon Blum, Charles Chanvin, Marcel Drouin (que j’avais réuni à déjeuner), par vanité j’ai lâché quelques balourdises. Il n’est rien qui m’humilie plus, que je me reproche davantage, et que je recommence mieux. Je ne vaux que dans la solitude. En société, ce n’est pas autrui qui me fatigue et qui m’irrite ; c’est moi-même. 
[...] Iehl, ce même soir, nous raconte ce que m’avait déjà raconté Chanvin : l’occupation des soirs d’hiver, à la caserne. Les soldats, réunis autour du poêle de la chambrée, se branlant en chœur ; et, quand du sperme ayant giclé, grésillait sur la plaque rouge, cela s’appelait : «frigoler un gosse».
«Encore un qui ne dira pas “Merde” à son père», disait G. en s’essuyant les cuisses. 

[24 janvier 1902]

 
La tendresse de Paul Valéry ; elle est enfantine et charmante. Nul ne comprend si joliment l’amitié, ni n’a tant de délicatesse. J’ai pour lui l’affection la plus vive ; il faut tout ce qu’il dit pour la diminuer. C’est un de mes meilleurs amis ; s’il était sourd et muet, je n’en voudrais pas de meilleur. 

[avril 1903]

 
Ces lettres à écrire m’exténuent, m’excèdent ; elles ne me laisseront pas travailler... Il n’y a pas là amitié qui tienne ; j’enverrais la meilleure au diable... Mais je ne le fais pas. Je finis toujours par écrire ; pour avoir la paix, la paix avec moi-même ; car tant que je n’ai pas écrit, je me reproche de ne pas écrire. L’ennui c’est que, quand on écrit tout de suite, l’autre répond ; et que, tant qu’il n’a pas répondu, j’attends sa lettre.


André Gide, Journal



dimanche 22 août 2010

La volition si loin


[1894, en quittant l'Afrique du Nord] 

L’admirable, sur cette terre, c’est qu’on est forcé de sentir plus que de penser [...]
 Et suant, et presque évanoui, faible comme un agonisant d’Edgar Poe, oui, très précisément le malheureux du Puits et le Pendule penser : «Oh ! que ce hublot s’ouvre ! oh ! ouvrir ce hublot !» et n’en rien faire, et, pendant des minutes, ne penser, ne sentir que cela : ce que serait un peu d’air du large éventant mes tempes meurtries, et sentir la volition si loin, désespérément loin du souhait, que c’est complètement inutile de lier pour une fois l’une à l’autre. Ô misère ! Et tout à coup, étouffant, bondir sur le hublot, se cramponner aux écrous, tourner, tirer, ouvrir, et retomber quasi mort sur la couche, avec, dominant tout, le malaise affreux de l’air trop froid du dehors glaçant brusquement mes mains moites au moment que le hublot s’est entrouvert.
 Et pendant longtemps demeurer, sans bouger même un doigt, laissant la sueur couler goutte à goutte de mon front sur l’oreiller ; puis penser, sentir peu à peu ― à présent glacé par l’air du large : «Oh ! que ce hublot se ferme ! oh ! fermer ce hublot !…» 

André Gide, Journal



samedi 21 août 2010

Un réflexe de bonne santé


Françoise Hardy est une pleurnicheuse, mais Tchekhov est un petit con, il prétend qu'il écrit ses nouvelles dans sa baignoire ; parce qu'il n'a pas le temps autrement, les pieds croisés sur le rebord, fumerait presque le cigare de l'autre main. Il me fait endurer mille martyres, mais il a un moral d'acier. Il est toujours sincèrement surpris quand une connaissance se plaint auprès de lui de la tristesse de ses récits, il rétorque qu'il était tellement joyeux quand il les écrivait, il ne comprend pas ce qui s'est passé. 

Hervé Guibert, L'Incognito (1989), p. 63-64


...passage auquel répond dans un aveu, à la toute fin de ce roman souvent hilarant qui s'appuie, en un jeu de massacre, sur l'expérience de l'auteur à la Villa Médicis, cet autre passage, p. 222 : 

C'est par ce que je suis désemparé que je m'essaye à des récits cocasses, je suis l'anti-Tchekhov. Daniel, un ami spécialiste, m'a dit qu'on fait dormir les malades du sida dans des draps de papier […] Aucun ne cherche à se suicider. "Le suicide, m'a dit Daniel, est un réflexe de bonne santé." 

L'Incognito était peut-être un livre suicidaire. Vingt ans plus tard, ce qui frappe, c'est justement sa vitalité.




vendredi 13 août 2010

Louis Wolfson


Paru en France en 1970 (avec une préface admirative de Gilles Deleuze), Le Schizo et les Langues est un récit ahurissant, tout à fait inclassable, offrant comme rarement le toujours fascinant spectacle d'une grande intelligence se proposant des buts aberrants. Il fut écrit dans les années 60, en français ― mais un français très singulier, fourmillant de lapsus savoureux et de constructions syntaxiques bizarres ― par Louis Wolfson, schizophrène juif new-yorkais né en 1931 dont l’horreur de la langue maternelle, outre sa hantise d'ingérer des oeufs ou des larves de parasites en se nourrissant, se trouve être le principal souci. Il y décrit donc longuement ses diverses stratégies pour éviter de parler et d'entendre parler anglais (et surtout par sa mère, auprès de qui il vit), ses efforts pour détruire (dit-il) la langue anglaise ; notamment en étudiant l’allemand, l’hébreu, le français et le russe, pour leur emprunter, avec une sorte d'ingéniosité oulipienne, des mots de même son et de même sens que certains mots anglais qui lui sont trop insupportables, un seul mot anglais pouvant être rendu par plusieurs phonèmes de langues différentes. Ses tâtonnements pour dissoudre une phrase douloureuse occupent une large part du texte, et pour un peu on partagerait son soulagement à la rencontre d’un vocable qui lui permettra d'effacer telle ou telle rengaine de sa mère, laquelle semble à moitié folle elle aussi…
 

Qu’il était sastisfait de lui-même ! Qu’il avait des idées ! pensait-il dans sa naïveté et tout en se demandant si n’importe qui eût jamais pensé à convertir l’anglais where en l’allemand woher pour que ce monosyllabe soit “scientifiquement”, méthodiquement, immédiatement, totalement détruit, à faire cela mentalement et habituellement toujours quand confronté avec ledit monosyllabe. Mais, avec une ébauche d’un sourire (parce qu’au fond, il n’avait pas encore cessé de se penser si sensé), l’étudiant schizophrénique se demandait immédiatement après, si n’importe qui était jamais aussi fantasque ou plutôt fou. Mais, même à sa manière folle, sinon imbécilique, qu’il était agréable d’étudier les langues ! 


Wolfson, qui se désigne encore comme "l'étudiant en idiomes dément" ou “le jeune homme malade mentalement”, est souvent poignant, dans sa détresse, malgré son affectation de neutralité et cette impressionnante troisième personne ; il ne manque pas non plus d'un humour très particulier (misanthropie radicale), et finalement c'est très romanesque (le décor, l'époque, la relation sadomasochiste et confinée avec la mère dans une petite maison avec jardinet). Il y a un long chapitre, vraiment extraordinaire, consacré à ses rapports avec des “filles de joie”, qu'on lit les yeux écarquillés, et qu’il introduit ainsi (tant de logique laisse pantois) : 

Après tout, penserait-il, vu tout ce qui a été dit, et se dit, par certains sur les effets délétères éventuels du refoulement du désir sexuel, vu ses drôles de sensations rectales et certaines idées de la médecine psychosomatique, vu surtout les idées mélancoliques, négatives, nihilistes qu’il aurait acquises sur la vie et le genre humains, il finirait par penser que peut-être des expériences sexuelles, même si ce ne serait qu’avec des prostituées et qui est-ce qu’il pourrait trouver d’autre ? feraient-elles disparaître ces drôles de sensations rectales, lui donneraient-elles une vue plus optimiste, plus positive, peut-être même plus saine de la vie, lui sortiraient-elles de l’impasse où il se serait trouvé.
 

Wolfson publia un autre texte quelques années plus tard, Ma mère, musicienne, est morte de maladie maligne à minuit au milieu du mois de mai mille 977 au mouroir Memorial à Manhattan, avant de s’installer à Montréal. Aux dernières nouvelles, une loterie électronique l’aurait rendu millionnaire en 2003 et, on ne sait dans quelles dispositions à l’égard de la langue anglaise, il vivrait à Porto Rico. 

[…] mais non pas rarement les choses dans la vie vont ainsi : un peu, du moins, ironiquement.



mercredi 11 août 2010

Cortège de phénomènes




« À la clinique de Flechsig, je n’avais joué qu’une seule fois, sur les instances pressantes de ma femme, une partition qui se trouvait là tout à fait par hasard, une aria de Haendel : Je sais que mon sauveur est vivant. J’étais alors dans un état tel que je jouais dans le sentiment précis que mes doigts touchaient là un clavier pour la dernière fois. Du moment où, à l’asile, je les repris, les échecs et le piano constituèrent l’essentiel de mes distractions pendant les cinq années qui se sont écoulées depuis. Le piano a été pour moi d’un prix infini, et c’est toujours le cas aujourd’hui ; je dois dire qu’il m’est difficile d’imaginer comment j’aurais pu supporter, pendant ces cinq années, le jeu forcé de la pensée, avec tout son cortège de phénomènes, si j’avais été dans l’impossibilité de jouer. Pendant que je joue du piano, le dégoisage insane des voix qui me parlent est couvert : c’est ― avec l’exercice physique ― l’une des formes les plus adéquates de la fameuse “pensée qui ne pense à rien”...
 » 

Daniel Paul Schreber, Mémoires d’un névropathe (1900)