La semaine dernière, du lundi au jeudi, je me suis vu répondre à l’invitation du “Prix littéraire des lycéens et apprentis des pays de la Loire”, moyen qu’a trouvé cette région de faire se rencontrer 500 adolescents et 8 écrivains moins frais mais encore jeunes et en tout cas contemporains, sous-catégorie de leurs compatriotes bien mystérieuse pour nombre de ces jeunes gens. La réciproque n’est qu’à moitié vraie : si je dois bien reconnaître que je fréquente peu la dernière génération, il y a quelque chose d’éternel dans l’adolescence et dans la vie scolaire qui m’a rapidement plongé dans des souvenirs familiers et pas si lointains — un quart de siècle, de nos jours, ce n’est rien. Jour 1 : Saint-Nazaire Avant toute chose, il me faut dire que cette opération — répandre la bonne parole de la littérature française d’aujourd’hui parmi la jeunesse — repose ici sur les épaules d’un homme, le sympathique et même jovial Bernard Martin, fondateur avec sa non moins sympathique épouse Brigitte (qui m’attendait à l’aéroport) des éditions Joca Seria, sises à Nantes : pour voiturer ainsi infatigablement, au volant d’une Mini Cooper, des auteurs sur des routes hivernales à cheval sur quatre départements, pour ne parler que de l’aspect le plus concret de son engagement, il faut avoir la foi ou je ne m’y connais pas. Un lycée privé catholique, Notre-Dame de l’Espérance, était d’ailleurs notre première destination, à la pointe de la Loire-Atlantique et à cinq cents mètres, à vol d’oiseau — nombreux dans les parages — de la rade de Saint-Nazaire. Au programme : deux classes de seconde et, pour votre serviteur, un premier coup de vieux. Car disons-le tout net, même si c’est l’évidence : Un jour sans fin n’est pas un film-culte pour qui est né après le 11 septembre. On a dû le leur projeter, et dans l’ensemble, ce n’est pas pour me faire de la peine, ils ont trouvé ça non seulement ringard, mais relou, ça se répète tout le temps, bref, un de ces vieux films barbants qu’on a tous dû voir à l'école un jour ou l’autre. Du coup, qu’un type ait eu l’idée d’écrire tout un livre sur ce machin, comment dire ? Ça les impressionne beaucoup. Paré de ce prestige, j’ai répondu à leurs questions — qu'il fallut un peu leur tirer du nez, leur timidité étant aggravée par la présence d’une autre classe que la leur — moins sur le livre que sur le métier, de celles qu’on pose aux écrivains de toute éternité, semble-t-il : par exemple, est-ce que j’avais l’angoisse de la page blanche ? Autre inévitable question : est-ce que mes livres me faisaient vivre ? La bonne réponse eût été “ontologiquement, oui” — mais dans le feu de l’action, je n’envisageai cette question que dans un sens platement économique, et la perplexité fit place dans leur regard à une forme de pitié, nous progressions, l’empathie n’était pas loin : ainsi, nous étions bien d’accord, 10%, quelle arnaque ! Trois mains tout de même se levèrent lorsque Bernard, qui n’a pas froid aux yeux, leur demanda si certains d’entre eux avaient aimé mon livre ; ils étaient quelque chose comme soixante, cela nous faisait donc 5% de lecteurs satisfaits, j’étais dans ma moyenne ; je les aurais volontiers pris dans mes bras, n’était ma réserve naturelle. Jour 2 : Le Longeron Une classe de première et des élèves de terminale, ceux-là “volontaires”, m’attendaient le lendemain au milieu de nulle part, et cependant à deux pas de la Vendée, à l’autre bout du département : un lycée-manoir en rase campagne, dépendant de la communauté des sœurs de Sainte-Marie de Torfou, où de bonnes familles, ai-je cru comprendre, avaient coutume d’envoyer leurs enfants turbulents au vert, ce n’est plus tellement le cas aujourd’hui. Dans ce road trip-là, la responsable de l’opération à la région, Christine Marzelière, nous accompagnait (nous brisâmes rapidement la glace, elle était fan d’Echenoz). Pour la petite histoire : le professeur de français — m’apprit celle-ci à la cantine, où nous partageâmes sans plus de façons de paradigmatiques coquillettes sauce jambon, face à l’infini d’une campagne déserte — avait été à l’école primaire la voisine de table d’Éric Chevillard (et quelque chose comme sa Némésis : ils se battaient pour la meilleure note). On est plus dégourdi, en première, je commençais sans doute à être plus à l’aise, et l’heure et demie passa avec moins de silences embarrassés que la veille (et cette angoisse de la page blanche, alors ? toujours pas ?). Elle fut pareillement suivie d’un goûter, mais quand à Saint-Nazaire ils n’avaient eu d’yeux que pour les galettes (boudant les fruits confits dont il était resté un tas), ici mes fidèles 5% se sont détournés des gâteaux maison pour venir me parler. C’était sympa. Au retour, comme c’était à côté, nous avons fait un détour par Tiffauges, pour y voir les ruines du “Château de Barbe-Bleue” — c’est en ces termes que le conseil général de la Vendée vend aux touristes le lieu des crimes de Gilles de Rais. Il aurait fallu un crépuscule, un orage, des corbeaux, pour frissonner. Nous frissonnions pourtant bel et bien, car il faisait un froid de canard. Jour 3 : Perm à Nantes J’étais logé dans l’hypercentre, à l’hôtel Pommeraye, à vingt mètres du passage du même nom où Demy tourna Lola ; et mercredi, j’avais quartier libre. J’ai donc erré dans la ville, m’imprégnant de sa mélancolie portuaire — mi-bordelaise mi-lisboète et sans doute complètement nantaise, sous un ciel du même gris que la veille et que l’avant-veille —, de ses perspectives où toujours fuyaient un tramway ou du vide, de ses sons étouffés, pas un plus haut que l’autre, de son humidité à mon corps défendant. L’impression première, et qui durait, était celle d’une certaine douceur, due pour partie aux maisons basses, beaucoup n’ayant que deux étages, et pour une autre partie à l’extrême civilité des automobilistes, fort exotique pour un Marseillais : feu rouge ou pas, qu’il y ait ou non un passage clouté, tous s’arrêtent obligeamment devant vous, et même vous sourient, incroyable. J’ai longé le château des ducs de Bretagne, rêvassé au Jardin des Plantes, abordé la cathédrale Pierre-et-Paul par la place du Maréchal Foch, traversé plusieurs fois l’inexorable place Royale et sa “tristesse raisonnable et profonde” (selon Alain Defossé, dont Bernard, son éditeur, m’avait offert le Retour à la ville le jour de mon arrivée — la description m’a paru juste), snobé l’éléphant sur l’île (l’esthétique bricolo-ludique m’a toujours emmerdé), aimé en revanche la silhouette du “Carrousel des Mondes Marins”. Au milieu de l’après-midi, le ciel s’est enfin dégagé, et j’ai marché d’un pas traînant, vers l’estuaire, à la rencontre du crépuscule, revenant pour finir par le Mémorial de l’Abolition de l’Esclavage et ses noms de caravelles lumineux sertis dans le sol — je me souviens du Phaéton, de la Jeunesse d’Henri, de plusieurs Afriquaines. De nouveau le froid mordait ; alors, muni d’une énorme part d’Armoricain (macaron souple, crème pralinée, amandes grillées, un peu écœurant), je suis revenu dans la chambre 314 : la journée du lendemain promettait d’être intense.
Pour ma dernière journée dans les pays de la Loire, je devais en gagner le nord, et plutôt deux fois qu’une : d’abord le nord du Maine-et-Loire, puis le nord de la Mayenne. Dès sept heures du matin nous étions sur la route ; bientôt, la température descendit au-dessous de zéro, pour se stabiliser autour de -1. Une brume tenace noyait les lointains. Jour 4 : le sourire de Guewen Premier arrêt : Château-Gontier. Des secondes et leur professeur battaient la semelle devant la médiathèque flambant neuve de ce gros bourg gris pâle quand nous les rejoignîmes sur les coups de neuf heures et demie, après une pause-café au bar de l’hôtel de ville. Ils m’avaient préparé une surprise : la lecture de trois extraits de mon livre par de petits groupes qui s’en étaient réparti les nombreuses incises, parenthèses et notes de bas de page ; ils avaient bien bossé, ça fusait, je les ai applaudis de bon cœur. Bernard Martin et moi, nous formions maintenant un duo bien rôdé : quand on me demandait d’expliciter l’épuisement de mon titre (je veux dire le mot, car il doit en rester des exemplaires), il sortait de sa manche un édition de poche de la Tentative de Perec. J’attendais, qui ne ratait pas non plus, la question de savoir si j’avais été un bon élève : je savais désormais que ma réponse (nickel jusqu’au collège, glandeur au lycée séchant un cours sur deux, étudiant fantôme n’ayant connu que la cafétéria de la faculté) les mettrait de mon côté, tandis que je guignerais de l’œil le sourire mi-figue mi-raisin du prof, et je ne me privais d’aucun moyen de nous rapprocher. Notre dernière étape nous mènerait à Mayenne, dans la Mayenne. La visibilité était toujours moyenne. Une campagne ordonnée et plate défilait, bleue de givre, quelques restes d’une neige récente ornaient les toits orientés au nord. De l’ensemble scolaire Don Bosco — de la maternelle au bac, on n’imagine pas sans effroi toute une enfance au même endroit — je connus d’abord la cantine (et son sempiternel haricot archicuit) puis le CDI, où devait avoir lieu la rencontre avec des premières et des terminales, parmi lesquelles des apprentis. Je sus très vite qu’elle serait à part : une des premières questions, qui m’enchanta — ils m’avaient lu — fut en effet : — Et vous, vous croyez au "véritable amour” ? La stupeur passée, m’interrogeant vraiment, j’ai bien dû convenir que oui. C’est alors que Guewen entra en scène. Je l’avais remarqué tout de suite, on ne pouvait pas le manquer avec sa cravate rouge (il venait de passer un oral du bac blanc). Il s’était mis au premier rang, en face de moi, Bernard lui avait demandé d’enclencher sa caméra. Et avec lui, aucun silence ne put durer plus de cinq secondes : n’esquissant bientôt plus que le geste de lever la main, il nous signifiait d’un sourire penaud absolument irrésistible qu’il avait encore une question à poser, si personne ne voulait s’y coller. Rien du premier de la classe, tout d’une enthousiaste curiosité. L'opération s'en trouvait justifiée. D’autres élèves — et pas ceux qu’elle croyait, s’étonnera la documentaliste, c’est-à-dire pas ceux réputés plus à l’aise avec les livres — arriveront à se glisser entre ses prises de parole, mais c’était lui le véritable animateur, Bernard n’avait plus rien à faire. Quand les troupes se sont dispersées, il m’a demandé un autographe, “pour enrichir sa collection”, sur une feuille arrachée d’un bloc, comme si j’étais une rock star (c’est comme ça que j’ai su son nom). Avant cela, concluant le débat, celui qui avait voulu savoir mon avis sur l’amour — à droite sur la photo — s’était levé pour m’adresser, au nom de tous les siens, un petit compliment très Troisième République. Je pensais à Jules Ferry, à Don Bosco, aux colonies, au livre que j’emporterais sur une île déserte (objet d’un inlassable intérêt), aux écrivains qui m’avaient influencé (on avait voulu savoir si j’en connaissais, et si nous nous refilions des tuyaux, en cas de panne d’inspiration), à cette fichue angoisse de la page blanche que la terre entière espérait me voir ressentir, au Kouign Amann au beurre de baratte de chez Larnicol que j’emportais dans ma valise et qui me consolerait si angoisse il y avait, à mon rapport au temps dont fatalement j’avais beaucoup parlé, et bien sûr à mes propres années lycée, au bord de l’Arc (c’est une rivière), dans la direction opposée.
Un homme en bleu Sous les cors d’un après-midi de novembre un homme en bleu ratisse les feuilles à l’aide d’un large râteau de bois (dont les dents sont des picots, ou plutôt des goujons). À côté des garçons jouent au foot : “Faut qu’on recommence tout !” genre. Une lucarne ovale dans une radieuse maison grise attend comme une timbale. “Faut qu’on recommence…” Le jour brahmsien décline de valse en marche. L’herbe, tondue grossièrement à la mode Bruno Walter, s’étire, éparse et bosselée sous un sycomore large et haut comme une idée du paradis où Brahms tourne son visage de pouce barbu et dit, “Il y a quelque chose que je dois vous dire !” à Bruno Walter. “Dans le premier mouvement de ma Deuxième, pensez à une famille qui décide où partir l’été prochain au vu des étés passés. Une extase matérielle, feutrée, remémorative.” Bruno Walter dans une drôle de veste au col relevé dit, “Je vais vous le chanter.” Il agite les mains et à travers les espaces vocalisés d’ormes nus il dessine un hêtre cuivré enflammé par des feuilles attardées. Il vernit bleuettement un rhododendron “une mer de feuilles” contre l’herbe dorée. Le cuivre et bois frotté des voitures garées ou démarrées claquent. C’est presque obligé qu’il y ait un paradis ! afin qu’il y ait une place pour Bruno Walter qui n’eut jamais besoin du cri d’une baguette. Immortalité — dans un petit Magnavox, poussiéreux, plutôt rauque, un peu grésillant, d’où un forte goutte comme une Spontex usée. À vif. Mais il est difficile de penser au ciel comme à un épais sol de verre qu’écrasent des bottines à boutons. Et plus difficile encore de penser à Brahms habillé de doux, de blanc, de fluide. “La vie” crie-t-il (ici, dans le dernier mouvement) “est quelque chose de plus qu’une partie de plaisir !” “Et ce quelque chose de plus est bien mieux qu’une partie de plaisir,” dit Bruno Walter, sombrement, sous la terre. Je suppose que ça ne paraît pas si sombre à une racine. Qui sont ces hommes en manteau noir ? Que sont ces bruits sourds ? Où est Brahms ? Et Bruno Walter ? Bien calés dans des fauteuils rebondis et craquants recouverts de cuir marron éraflé dans un automne âcre qui mélange la fumée des feuilles (sycomore, tabac, autres) leur noblesse enroulée en finale comme ce chat tacheté endormi, pelotonné dans une corbeille à pain sur un buffet où tombe le soleil. James Schuyler (1923-1991), Il est douze heures plus tard traduit de l’anglais par Stéphane Bouquet (éditions Joca Seria, 2014) [ce poème-ci est tiré du recueil Freely Espousing, 1969]
"Qu'elles soient de douleur, d'émotion, de joie voire de deuil, les larmes ont en effet du bon. Peu importe au fond ce dont elles témoignent, tant elles soulagent et tant, s'écoulant de nos yeux, c'est tout le corps qu'elles apaisent. Et soit dit en passant, ce phénomène concerne peu ou prou tout ce que le corps expulse : dès l'instant où quelque chose de liquide, solide ou gazeux s'échappe de l'organisme — soit une dizaine de modes d'évacuation possibles qu'on s'abstiendra de détailler —, c'est chaque fois, du sublime au trivial, un plaisir spécifique. À des degrés divers et quoi qu'on dise, c'est toujours plutôt bon. Il n'y a que transpirer qui ne l'est pas toujours — encore que ce soit, au sauna, au hammam, pas si mal — et bien sûr saigner, qui est franchement discutable." [p. 190] Ce genre de digressions savoureuses — et d’autres moins déliées, plus brutales : ainsi, alors qu’il est question d’âge, cette parenthèse : ("Visitez la peau ! Ses rides, ses bourrelets, ses varicosités, sa couperose ! Une expérience inoubliable !") — est une des choses qu’on trouve en abondance dans Envoyée spéciale, le généreux nouveau roman de Jean Echenoz. On y trouve aussi pas mal de running gags (en quoi et pas seulement il est désopilant), dont on suit la progression au long du livre comme au champ de course — mais ils gagnent tous au passage de la ligne. On y trouve surtout, ou d’abord, en apparence, un roman d’espionnage, dont les premiers mots sont d’ailleurs : “Je veux une femme”. Cette femme, nous l’aurons vite : c’est Constance — le nom n’est pas innocent, il en faut, de la constance, pour bâtir un roman, semble nous dire l’auteur de Lac, qui intervient du reste assez souvent pour commenter les limites de son omniscience (celle-ci n’en a pas, en vérité, et c’est bien le souci : il sait tout, il peut tout — “ça ou autre chose” — et c’est en même temps ridicule et jouissif). Ladite Constance est une héroïne sans visage, idéale, à la fois indifférente et portée sur la chose (bref, un fantasme, c’est la moindre des consolations pour un romancier une fois de plus accablé, quels que furent ses triomphes passés, par les problèmes techniques de son entreprise, ce terrain décidément miné qu'il lui faut encore traverser), quand le héros emprunte, lui, les traits de l’acteur Billy Bob Thornton, notamment son sourire inquiétant, on le voit tout de suite (une utilité se paiera la tête de Jean Bouise — c’est un casting international, pour un récit que ne l’est pas moins : nous irons en effet jusqu’en Corée du Nord, pays tragique qui prête à rire et patrie du mensonge, de l’arbitraire, on comprend que le romancier s'y intéresse). Constance, au contraire, se dérobe. Elle est libre et énigmatique comme la fantaisie de l’écrivain : on ne sait pas pourquoi elle s’embarque dans cette histoire (bon, d’accord, on l’a menacée avec une perceuse, mais rapidement cent occasions de fuir s’offrent à elle, qu’elle dédaigne toutes), elle a l’air de se foutre de tout, au fond elle paraît un peu triste, un peu absente. Sans doute la conscience de la malédiction qui la frappe — l’éternel retour à la première page de l’existence bornée qu’elle mène dans l’espace des trois cents qui suivent (elle sait tellement qu'elle n'est qu'un être de papier qu'elle passe une bonne partie de l'intrigue à lire le dictionnaire : ça la captive comme un album de photos de famille). Malédiction heureuse, toutefois, pour le lecteur, qui pourra relire, en pleurant de rire, ce roman-malgré-tout, somme de l’art désinvolte et précis d’Echenoz (désenchantement merveilleux du monde et vertiges de la mise à plat sont quelques-unes de ses ressources paradoxales), Echenoz qui ne perd pas une occasion, lui, de creuser cet espace de l’intérieur. (Plaisir spécifique, ici : que l’action se passe de nos jours : Envoyée spéciale (dans le monde contemporain, donc) confère à des mots comme Albator, skinny, clé USB ou Patrick Hernandez une dignité — littéraire, la seule qui vaille ? — qu’ils n’avaient encore pas. Il y a là un effet de réel d’autant plus délectable qu’il accompagne, littéralement, un feu d’artifices.)
"Née à Domrémy (Lorraine) vers 1412, Jeanne d’Arc (entendre d’Arche, ses ancêtres ayant dû vivre près d’un pont ; rien de noble dans cette particule, donc, ce n’est au fond qu’une Jeanne Dupont) était la fille d’un laboureur et si elle gardait occasionnellement des moutons, elle n’était pas vraiment une bergère, comme le voudra la légende, elle s’occupait surtout du ménage à la maison et de filer le coton. Elle est très pieuse, elle l’est même tellement qu’au village les jeunes de son âge se moquent d’elle, lâche-nous la grappe avec ton missel. Elle a aussi de l’énergie à revendre, et la langue bien pendue. Alors qu’elle a seize ans, deux saintes et un archange lui parlent, dit-elle. C’était un temps où Dieu s’occupait encore de politique, et même ne cachait pas un faible pour la France. Sa mission ? Bouter hors les Anglais, c’est-à-dire les repousser sur leur caillou et qu’ils y restent, merci bien, d’autant qu’à l’époque ils prennent leurs aises, se partageant Paris avec les Bourguignons, ainsi que conduire le dauphin (futur Charles VII) sur le trône, que se disputent deux duchés rivaux faute d’un roi qui ait toute sa tête (Charles VI dit le Fol, papa démissionnaire du précédent). Or, en sus de cette quasi guerre civile, la Guerre de Cent Ans s’éternise et le soldat français est démoralisé. Il n’attendait qu’une demoiselle chaude comme la braise, la coupe au bol et la nuque rase jusqu’aux oreilles pour le galvaniser. Avec la Pucelle à leur tête, rien n’arrête nos vaillants guerriers, et le siège d’Orléans est levé. Le 17 juillet 1429, Charles est sacré roi à Reims, Jeannette rayonne, il a vingt-six ans. Las, capturée par les Bourguignons au mois de mai suivant tandis que, chef de guerre free-lance, car Charles est mol, elle cherche à libérer Compiègne, Jeanne est vendue aux Anglais pour une somme rondelette, et son procès pour hérésie commence. Sur la foi d’une fausse promesse, elle accepte d’abord d’abjurer ses erreurs, puis comprenant qu’on l’a bernée elle persiste et signe, c’est bien Dieu qui arma mon bras. On la condamne donc au bûcher (vingt-cinq ans plus tard — les lenteurs, déjà, de l’administration —, le pape Calixte III la fera réhabiliter). Craignant que ses reliques ne soient l’objet d’un culte, le cardinal de Winchester ordonne qu’on la brûle trois fois de suite. Le 30 mai 1431, la première flambée la tue par intoxication au monoxyde de carbone, la deuxième fait exploser sa boîte crânienne sur le public, la troisième a raison du cœur et des entrailles, organes humides. Le peu qui reste est jeté dans la Seine, Jeanne avait dix-neuf ans. La légende n’a cessé depuis de souffler sur ses cendres et lui a prêté mille visages, sans craindre les grands écarts, de Shakespeare à Nathalie Quintane et même de Bresson à Besson."
Theodor Fontane, Effi Briest (1894), dernier chapitre. Lu sur la recommandation post-mortem de Beckett, qui confiait l'avoir "lu pour la quatrième fois l'autre jour en versant les mêmes larmes qu'avant aux mêmes passages qu'avant", au mois de mai 1956 (Philippe Annocque me signale que Beckett fait dire à Krapp, dans La dernière bande (1958): "Me suis crevé les yeux à lire Effi encore, une page par jour, avec des larmes encore" ; c'est dire s'il y tenait). Mes propres yeux n'ont pas su rester secs. Éric Chevillard écrivait il y a quelques jours sur son blog : "De certains romans, même si nous ne les avons pas relus depuis longtemps, nous avons conscience qu’ils continuent, inlassablement qu’ils se répètent, qu’ils recommencent, qu’ils n’en finissent pas. Savoir que le destin lamentable d’Emma Bovary inexorablement dure et la précipite encore et encore vers le suicide est une chose accablante. Fatalité sans dénouement, sans solution, sans rémission. Damnation éternelle, absolue, qui nous frappe avec elle." Je viens seulement de refermer le roman de Fontane mais je sais déjà qu'un même phénomène nous affectera, c'est le cas de le dire, la pauvre Effi et moi.
Bonne année, pourquoi pas bon siècle tant qu'on y est. C'est trop ambitieux. Je tiens à vous rappeler qu'on nous l'a souhaitée bonne il y a pile poil un an et on a vu ce que ça a donné (quoique je trouve un peu convenu, à force, ce 2015-bashing ; ce n'était pas une année si uniformément mauvaise, il ne faut pas exagérer, je ne vois, moi, par exemple, à titre personnel, que du bien à dire du 25 août dernier, et je pourrais citer d'autres journées, peut-être pas des journées entières mais des aurores, en masse, des quarts d'heures à la pelle et des minutes en veux-tu en voilà que j'ai toutes les raisons d'avoir été heureux de passer). Donc : meilleurs vœux pour la matinée, du fond du cœur, et après, à la grâce de Dieu (façon de parler), à la grâce tout court qui de toute façon n'est pas faite pour durer.