samedi 25 juin 2011

Extrémités chaudes





"Moyens d’entraînement et d’excitation au travail.


Intellectuels : 

a) Idée de la mort imminente.
 
b) Émulation ; sentiment précis de son époque et de la production des autres. 

c) Sentiment artificiel de son âge ; émulation par la comparaison de la biographie des grands hommes.

d) Contemplation du labeur des pauvres ; le travail forcené peut seul excuser à mes yeux ma richesse […]

e) Comparaison du travail d’aujourd’hui avec le travail de la veille ; puis choisir comme étalon le jour où l’on a le plus travaillé ; se convaincre à ce faux raisonnement : rien ne m’empêche de travailler autant aujourd’hui.

f) Lectures d’œuvres médiocres ou mauvaises ; y sentir l’ennemi et s’exaspérer le danger. Travail par haine de ceux-ci. (Moyen puissant ; mais plus dangereux que l’émulation.)



2° Moyens matériels (tous douteux) :

a) Peu manger.

b) Se maintenir les extrémités très chaudes.

c) Ne pas trop dormir.

d) Ne jamais chercher à s’entraîner au moment même par la lecture ni par la musique ; ou bien choisir un auteur ancien et ne lire (mais pieusement) que quelques lignes […]

e) Se bien porter. Avoir été malade.
Dans la chambre de travail, pas d’œuvres d’art, ou très peu, et de très graves […]

Pas d’autres livres que des dictionnaires. Rien ne doit distraire ou charmer. Rien ne doit y sauver de l’ennui, que le travail.

L’idée préférée ne vient que quand il n’est plus aucune autre en la place. C’est donc à force de ne plus penser à rien d’autre qu’on l’appelle. Parfois je suis resté plus d’une heure à l’attendre. Si, par malheur, ne sentant rien venir on se dit : je perds mon temps, c’en est fait et le temps est perdu.

" 


*
 


"Les choses les plus belles sont celles que souffle la folie et qu’écrit la raison. Il faut demeurer entre les deux, tout près de la folie quand on rêve, tout près de la raison quand on écrit.
" 

 André Gide, Journal [notes de l’année 1894]



dimanche 19 juin 2011

Où il y a de la lumière




"Revenant fort tard de la maison de thé, Nasr Eddin laisse tomber, devant le seuil de chez lui, l'anneau qu'il porte au doigt.

Aussitôt l'ami qui l'accompagne s'accroupit pour chercher à tâtons. Nasr Eddin, lui, retourne au milieu de la rue, qu'éclaire un splendide clair de lune.

— Que vas-tu faire là-bas, Nasr Eddin ? C'est ici que ta bague est tombée !

— Fais à ta guise, répond le Hodja. Moi, je préfère chercher où il y a de la lumière." 



"Nasr Eddin est très gravement malade et, vu son grand âge, il faut pratiquement renoncer à tout espoir de rétablissement. L'imam est donc venu lui faire subir un petit examen de passage pour l'au-delà.

— Hodja, le moment est arrivé pour toi. As-tu bien foi en Allah et en son prophète ? Crois-tu à la vie éternelle et à la résurrection ?...

— Tais-toi donc ! l'interrompt Nasr Eddin dans un murmure. Je vis mes derniers instants et toi tu t'amuses encore à me poser des devinettes !" 

*

"À une sécheresse de plusieurs mois avait succédé la famine. Mais tout le monde ne mourait pas de faim pour autant : les riches avaient pris soin de faire d'amples réserves de blé, d'huile, de légumes secs et de viande séchée.
 Khadidja dit alors à son mari :
 
— Nasr Eddin, toute la ville te tient pour un homme de poids. Ne reste pas les bras croisés ; va sur la place, rassemble tout le monde, et tente de convaincre les riches de donner à manger aux pauvres.
 
Nasr Eddin trouve pour une fois que sa femme a raison. Il fait comme elle dit et, deux heures après, rentre, la mine réjouie.
 
— Ma femme, rendons grâce à Allah le Miséricordieux !
 
— Ah ! Tu as donc réussi ?
 
— Ce n'était pas une mission facile. À moitié.
 
— Comment cela, à moitié ?
 
— Oui : j'ai réussi à convaincre les pauvres."  

in Sublimes paroles et idioties de Nasr Eddin Hodja
(anonyme, XIIIe-XVe siècles)


mercredi 1 juin 2011

Le cœur du pou





"Vous ai-je raconté l’histoire du pou ? C’est quelqu’un qui voulait apprendre le tir à l’arc. C’est une activité zen. Alors il se rend chez un maître et lui dit : "Maître, je voudrais apprendre le tir à l’arc. – Oui, vous apprendrez cela, mais avant il faut que vous sachiez voir le cœur d’un pou. – Comment ? – C’est facile, vous prenez deux bâtons. Vous les plantez par terre à une distance d’un mètre, un mètre cinquante à peu près. – Oui. Ça, je peux le faire. – Après, vous prenez une ficelle que vous attachez aux bâtons. Puis vous prenez un pou, il y en a beaucoup ici. Vous le posez sur la ficelle. Le pou marchera jusqu’au bout du bâton, puis il tournera en arrière et ainsi de suite. Il marchera tout le temps jusqu’à ce qu’il meure. Il ne peut pas aller au-delà, il ne peut pas voler. – Oui. Ça, je peux le faire. – Après, vous vous étendez sous la ficelle. Vous regardez le pou qui marche sans cesse. – Pendant combien de temps, Maître ? – Eh bien, jusqu’à ce que vous voyiez battre le cœur du pou." Bon. L’homme se dit qu’il va essayer (...) Or vous savez tous que si on regarde longtemps n’importe quel objet, celui-ci grandit. On voit beaucoup plus de détails. Le type reste là longtemps, très longtemps. Les histoires chinoises durent des années ! (...) Puis un jour (...) il voit quelque chose qui bat, comme ça, dans le pou. A force de regarder le pou, il est devenu très gros et il voit battre quelque chose. C’était le cœur du pou. C’est ainsi que l’on entend un son."

Giacinto Scelsi (1905-1988), Je ne suis pas un compositeur
entretien de 1987