mardi 30 novembre 2010

Une lettre de l’élagueur




Une lettre de l’élagueur.

Poème involontaire.

Pardon.

Je me suis.

Trompé.

Trop taillé dans.

Désolé pour le marronnier, etc.

Beaucoup d’histoires d’arbres.

Un traité sur le tilleul argenté.

Un gros livre très triste sur la disparition des ormes.



Olivier Cadiot, Un mage en été



samedi 27 novembre 2010

Fin d'Escobar





Escobar est morte hier, ou peut-être avant-hier. La dernière fois que je l’ai vue vivante, c’était jeudi matin, à dix heures moins le quart, dans la petite pièce du fond que nous appelons la bibliothèque parce que nous y avons entassé nos livres. Depuis une semaine elle n’en bougeait plus, couchée parmi un effondrement de coussins derrière une banquette, à l’abri des regards mais pas de sa fin. Un mois plus tôt une vétérinaire s’étonnait qu’elle respirât encore, dans le lamentable état où elle se trouvait. Une échographie hors de prix avait révélé qu’au milieu de l’énorme ventre rempli d’un épanchement aqueux dont le nom savant est l’ascite, et dans lequel flottaient lugubrement ses intestins, son cœur battait démesurément : le ventricule droit, six fois plus gros qu’il n’aurait dû l’être ― maladie rare et sans remède ― faisait d’elle, nous dit-on, une grande cardiaque, susceptible de rendre l’esprit à tout instant. 

Cette panse obscène qui ballottait lui était venue assez rapidement. Elle ne semblait pas en souffrir, si ce n’était qu’elle se déplaçait de plus en plus difficilement. Escobar avait toujours été très fluette ― petite tête chiffonnée, regard d’angoisse aimante dès ses débuts, douze ans plus tôt ― et cette modification violente de son anatomie lui faisait une silhouette comique, notamment de face ou de dos. Puis on la vit de moins en moins trottiner vers ses boulettes, l’appétit lui manquait, en revanche elle s’était mise à boire beaucoup ― de l’eau. Elle s’oubliait ; quand elle eut compissé une couette et deux couvertures, j’ai dû, la mort dans l’âme, la bannir de la chaleur du lit. Elle accepta plutôt vite la sentence, elle si opiniâtre naguère quand il s’agissait de conquérir mes genoux. Elle s’est trouvé ce coin, à demi fermé par un coussin que j’ai soulevé, jeudi matin, à dix heures moins le quart, avant de sortir, elle a levé la tête vers moi en clignant des yeux, je l’ai caressée, lui ai sans doute dit quelque chose, elle ne répond pas, trop fatiguée pour ça, je m’en vais.

 Hier matin J., allé la visiter, revenait m’annoncer sobrement : “Escobar n’est plus”. Était-elle morte la veille au soir ou dans la nuit, c’est ce que nous ne saurons jamais. En tout cas nous n'avons entendu ni plainte, ni cri. Repoussant ses funérailles au samedi matin, c’était plus pratique, nous avons fermé la porte de la bibliothèque. Quand je passais devant je n’en menais pas large, elle occupait toute la pièce, dans mon esprit, j’avais hâte que le cadavre quitte la maison.

 
Ce matin à huit heures et demie J. l’a fourrée dans un sac de sport et nous avons pris le métro, puis le bus, par un temps froid et sec, sans vent, jusqu’à une calanque écartée que nous aimons bien. Nous avons grimpé quelque temps, la mer à notre droite, pour nous arrêter devant une paroi rocheuse, près d'un buisson d’épineux. Le corps raidi dans une position approchante du Sphinx de Gizeh fut déposé derrière le buisson, ceint de pierres grises, recouvert d’une longue pierre plate et jaune. À quelques pas de là nous avons fumé un joint, sans un mot, tristement. Un petit port en contrebas se trouva un moment ébloui de soleil sous le ciel très nuageux, une voile passa sur l’horizon. Il n’y avait pas un bruit. Soudain, tout proche, un miaulement a retenti, et, pendant une demi-seconde, mon cœur a battu comme dans un conte d’Edgar Allan Poe ; puis j’ai croisé le regard de J. et nous avons éclaté de rire.




Sa dernière demeure.




jeudi 25 novembre 2010

Personne d'autre


« Si j’étais vraiment pour toi une mère, comme tu m’appelles toujours, je serais très fâchée contre toi, Victor. Écoute : tu as dit en arrivant que tu n’avais plus de goût pour rien, et ce n’est pas bien. Tu ne comprends pas encore à quel point cela est injuste. Même si ce qui t’attend devait t’attrister, tu ne devrais pas parler de la sorte. Regarde-moi, Victor : moi qui ai bientôt soixante-dix ans, je me refuse encore à dire que je n’ai plus de goût à rien. On doit se réjouir de tout, oui de tout. Le monde est si beau, il devient même de plus en plus beau aussi longtemps qu’on vit. Je dois simplement t’avouer, et toi-même tu t’en rendras compte avec l’âge, que quand j’avais dix-huit ans, je me disais à chaque instant : “Je n’ai plus de goût à rien” ; et je me disais encore la même chose lorsqu’une joie que je m’étais promise m’était tout à coup refusée. Alors, sans songer à quel point le temps est un bien précieux, je souhaitais ne plus le sentir s’écouler jusqu’à la prochaine joie. Mais quand on vieillit, on apprend à apprécier les choses, y compris ce temps qui ne cesse de raccourcir. Tout ce que Dieu envoie — et il suffit simplement d’y réfléchir —, tout ce qu’il donne n’est que joie. La douleur, c’est nous et personne d’autre qui l’ajoutons. » 

Adalbert Stifter, L’homme sans postérité


Et pourquoi ne serais-je pas cet adolescent maussade (et “d’une extrême beauté”, évidemment, ce qui ne gâte rien) qu’apaise, pour un temps, le tendre sermon d’une paysanne allemande en tablier blanc dans un bildungsroman du romantisme finissant ? 
Après tout il suffit simplement d'oublier que, quatorze ans après l'avoir écrit et pour échapper aux douleurs d'un cancer, son auteur se tranchera la gorge au rasoir, à 63 ans.


mardi 23 novembre 2010

Mensonge



« Tous les cent mètres, le monde change, disait Florita Almada. Dire qu'il y a des endroits identiques à d'autres, c'est un mensonge. Le monde est comme un tremblement. » 

Roberto Bolaño, 2666, p. 491



lundi 22 novembre 2010

Postérité de l'inquiétude




« Victor resta quelque temps à regarder. Il sentait l’odeur de la résine mais n’entendait même pas les sapins bruire dans le vent, car tout était immobile, sauf la lumière qui bougeait doucement le long des pentes et que l’ombre suivait.
 Le cœur presque rempli de crainte devant tant de grandeur autour de lui, Victor se remit en route. Il suivit le sentier que l’enfant lui avait indiqué. La pente gagnait peu à peu vers la forêt et bientôt il fut de nouveau sous les arbres. Tout comme au col où le lac semblait faire reculer les montagnes pour permettre à l’œil d’en saisir l’image aérienne se détachant sur le vert des sapins, de même ici sans cesse pouvait-on voir sur la gauche, à travers les branches, le vague tissu que formaient au loin les monts. Il avait cru tout à l’heure que la montée n’aurait jamais de fin, à présent il ne cessait de descendre et de descendre. Il avait toujours le lac à sa gauche, avec l’impression de pouvoir presque y tremper la main, et pourtant il n’arrivait toujours pas à l’atteindre. »
 

Adalbert Stifter, L’homme sans postérité, 1844

 

« Un lac

après le haut de la côte

me mord la main

trop acide

ne tient que le temps de l’écrire
 » 

Xavier Person, Extravague, 2009


 


Lus hier ces deux beaux livres, le premier le matin, le second l’après-midi et le soir. Comment s’empêcher, la nuit venue, de trouver éclairante en diable, du romantique allemand au poète post-moderne, cette persistance du lac inatteignable ? 
(Dans un genre vaguement voisin, il y a l'inaccessible étoaaaale, mais on y perd en réalisme. La poésie devient fumeuse quand elle ne touche plus terre — et pourtant la meilleure est soluble dans l'air.)


dimanche 21 novembre 2010

Bras cassé dans sa nébuleuse


Vous vivez, vous visez l’ombre, vous vous mettez à l’écart, vous ne savez plus de quoi, vous parlez juste pour ressembler à un homme qui ayant tout oublié applique la narration au fait même d’exister. 
(p. 24)

 

À chaque sensation, un début d’idée vous retient, vous cédez juste à la fin. L’activité finira-t-elle par décoller ?
 (p. 41)

 

Mon nom ne me répond pas quand je m’appelle, qu’il s’appelle par mon nom fait de son inhumation tout le charme.
 (p. 46)

 

Que savons-nous du paradis provoque en plus désuet de beaux rêves. 
(p. 64)

 

De la destruction, la description ne sachant être détruite, rêver les choses éclaircit le fait d’y sombrer.
 (p. 86)

 

Xavier Person, Propositions d’activités 
(Le Bleu du ciel, 2007)


 


Rêveur qui ricane froidement, disais-je tantôt à propos de Manchette. Xavier Person (passe le fantôme de Pessoa) en incarne un autre genre, comme qui dirait à l’autre bout du spectre, celui de la poésie la plus sophistiquée, mais d’une musicalité immédiatement séduisante, dans ce petit livre qui n’en finit pas de commencer, c’est un genre en soi, avec un brio sec des plus plaisants : quatre-vingt cubes de texte, très formels garde-fous, autant de dés relancés, de freins mis : la décidément grande famille des lyriques contrariés : poète prends ton luth et tes pieds dans le tapis. Ce ne sont qu’ascensions et chutes, virages ultraraides et dégringolades dans le brouillard, à quoi s’oppose l’idéal d’un vol plané, d’une nage libre, d’une promenade en kayak sur un lac — vaguelettes en surface, la paix enfin. Mais ce ne sera pas pour demain : le petit train des métaphores ne s’arrête jamais (notre âme est un paysage varié, vous pouvez le parier) et le lac, hélas, luit au loin ("Qu'en est-il des histoires qui non vécues s'éloignent du rivage ?", p. 30). Le poète moderne, "bras cassé dans [sa] nébuleuse" (p.19), “d’une série télévisée l’erreur de casting difficile à assumer” (p. 51) tourne la tête et s’émeut, sur papier quadrillé. À cause de l’ombre, on ne voit pas bien ses traits. Mais comment arrive-t-il à écrire dans cette obscurité ? Eh eh, lui-même se le demande. C’est peut-être parce que ses yeux brillent, tels ceux d’un chat (comme lui il a neuf vies et retombe toujours sur ses pattes) ou d’un tueur à gages (son propre cœur est son contrat ; ça, vous pouvez le torturer, il niera jusqu’au bout qu’il est sentimental ; on a sa dignité).



mercredi 17 novembre 2010

Putride et émouvant


« Le dragon, mon contemporain, m'a dit que les phrases agissent comme des formules magiques. On les compose vaille que vaille et on les range en pensant qu'elles pourront servir un jour. Commençons par ne parler de rien, nous finirons par tout dire. » 



« Pourquoi suis-je né ? est une question traitée après le repas, c’est-à-dire entre deux repas, dans cet intervalle incertain, comme on s’occupe d’allumer du tabac et d’en disperser la fumée par les tuyaux des narines. Né de chair et de chair nourri, ne produisant que de la chair, putride et émouvant, mais connaisseur du feu et dressant le bleu des fumées contre le bleu du ciel, comme des cobras, des cordes à nœuds disparaissant dans les nuages, et des génies amis d’une force prodigieuse. Celui qui fume méprise momentanément la chair, car il est devenu, en fumant, l’esprit qui se développe dans les strates supérieures de l’atmosphère, dans les prétendues hauteurs, dans l’éther. Il ressent le besoin de désinfecter l’espèce de cave moisie dont il est l’habitant. Alors, il forme des volutes de fleurs, des volubilis, des guirlandes éphémères, et, si la mer est présente à la fin du repas, il tourne son visage soucieux et sa bouche pleine d’amertume vers l’amertume suprême, et la résine de pin l’enivre. Parfois, il rencontre une chair ineffable dont la douceur lui fait perdre pied. Alors, d’un mélange de chair, il fabrique de la substance divine qui est à la fois glaire, petit lait et foutre, du parfum et du rire. Parfois, il se replie sur lui-même et, dans un échange familier, se contente de ce qu’il peut s’octroyer. Le tabac est refroidi depuis longtemps, et dissipé, qu’aucune réponse n’est apportée à la question initiale et il s’avère que l’interrogation ne fut formulée qu’en manière de jeu, par simple passe-temps d’après déjeuner. »

 

Eugène Savitzkaya, En vie (1994)


vendredi 12 novembre 2010

La faiblesse d'arguments




F. Mompou, Musica callada, XXII. Molto lento e tranquilo.



"


Ce que j’aime, ce qui me touche, c’est la beauté non reconnue, c’est la faiblesse d’arguments, c’est la modestie." 

Francis Ponge 
 



"Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie ; il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie […] 
Il n’y a que le vraisemblable qui touche dans la tragédie. Et quel vraisemblance y a-t-il qu’il arrive en un jour une multitude de choses qui pourraient à peine arriver en plusieurs semaines ? Il y en a qui pensent que cette simplicité est une marque de peu d’invention. Ils ne songent pas qu’au contraire toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien, et que tout ce grand nombre d’incidents a toujours été le refuge des poètes qui ne sentaient dans leur génie ni assez d’abondance, ni assez de force, pour attacher durant cinq actes leurs spectateurs par une action simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentiments et de l’élégance de l’expression […] La principale règle et de plaire et de toucher. Toutes les autres ne sont faites que pour parvenir à la première."  

Jean Racine, Préface de Bérénice (1670)


jeudi 11 novembre 2010

Du meilleur genre




Quant au roman noir, je n’y connais à peu près rien. Considérant tout ce qu’il y avait à lire, j’ai dû faire le choix de l’impasse sur les innombrables volumes de la Série noire, c’était toujours ça de moins, choix teinté reconnaissons-le d’un certain mépris, bien partagé je crois, ce n’est pas un genre noble, n’est-ce pas, et puis l’on en bouffe du matin au soir, du polar, au cinéma, à la télé, ça suffit comme ça : on en connaît tous les tics par cœur, les clichés, les figures imposées, n’a-t-on pas lu un seul roman dit policier. On en a pourtant savouré sans retenue le fin pastiche dans certains livres de Jean Echenoz, par exemple. Et justement, voilà qu’on tombe, il y a deux semaines, sur un roman noir postfacé par ce même Echenoz. Fatale, que ça s’appelle. En lettres sanglantes sur fond noir. Carrément. On se dit pourquoi pas. Ce n’est pas la première fois qu’on entend parler de Jean-Patrick Manchette, on le sait estimé, let’s go.



 
"— Je suis content de vous avoir ramassée sur la route, cria-t-il de la cuisine. Je voulais vous revoir. Je pense que vous êtes énigmatique. Êtes-vous énigmatique ?

Aimée ne répondit rien. Le baron réapparut avec un autre plateau sur quoi reposaient le thé et les tasses.
— Je manque actuellement de lait et de sucre, hélas, dit-il. Je suis désolé des conditions dans lesquelles je vous suis apparu la première fois, je veux dire la bite à la main. C’est moi qui dois vous paraître énigmatique.
— Bof, dit Aimée, ça peut aller.
" 


Je suis conquis. Manchette est un styliste, ça saute aux yeux. Pour peu qu’on ait de la tendresse pour la famille des flaubertiens, on ne peut qu’accueillir à bras ouverts ce cousin-là : il n’a pas si mauvais genre. Mon vieux Gustave, ta descendance est aussi variée qu’admirable. Il y a dans Fatale une scène de réunion champêtre, interrompue par la mort brutale d’un bébé, qui a la sécheresse venimeuse des meilleures pages de L’Éducation. 


La Série Noire refusa Fatale, d’ailleurs, et significativement. On y mourait trop peu (nonobstant un carnage final), c’était un poil abstrait. C’était l’avant-dernier livre de Manchette, à son corps défendant : l'épuisement (il a beaucoup écrit pour vivre), la dépression et un cancer l’avaient décidé à sa place. Né à Marseille en 42, il rend l’âme à 53 ans, alors qu’il reprenait du poil de la bête après un épisode agoraphobique et travaillait à un ambitieux cycle romanesque dont il n’existe qu’un premier volet inachevé, La Princesse du sang. Les notes préparatoires de ce livre rédigé aux deux tiers environ montrent que Manchette attachait la plus grande importance à la construction, l’efficacité, l’habileté de sa narration, s’interrogeant sur ce que le lecteur doit savoir ou pas à tel ou tel moment, la fermeté de sa storyline, comme il dit, en vieux cinéphile qu’il est, et scénariste consommé. Toutes choses dont je dois bien avouer que je me fous un peu.

C’est plutôt bien, La Princesse du sang, on s’y poursuit comme des Indiens, la mitraillette au poing, dans une forêt cubaine, en marge de l’Histoire, mais ce qui me séduit là, encore, c’est la plasticité de la phrase de Manchette, l’avancée imperturbable du récit, l’héroïne trop belle pour être vraie, fantasme de celluloïd tendrement moqué par l’ironie toujours aux commandes ; je me fiche bien de savoir pourquoi ces gens se courent après. Agents triples, obscurs complots, leurres divers — la situation est confuse est désespérée et c’est tout ce qu’on a besoin de savoir, il me semble. 
La portée critique de Manchette, politique c’est certain, d’extrême-gauche il paraît bien, possiblement situationniste, je ne la conteste pas, elle m’inspirerait même de la sympathie, mais si j’ai lu successivement et presque sans pause La Position du tireur couché (1981 et dernier livre publié de son vivant, magnifique), Le Petit Bleu de la côte ouest (1976, sans doute mon préféré), Morgue pleine (1973, la première aventure du détective Eugène Tarpon), L'Affaire N'Gustro (1971, sans doute le plus drôle), Ô dingos, ô châteaux ! (1972, le plus “seventies” de tous, où l’invraisemblance confine à l’onirisme), Nada* (1972, où en grand frère accablé il pince la joue des terroristes), Que d’os ! (1976, la seconde aventure de Tarpon et la meilleure) et jusqu’à Laissez bronzer les cadavres (1970, une bonne vieille série B haletante écrite en collaboration avec Jean-Pierre Bastid, son premier roman noir publié sous son nom après quantité de choses plus ou moins alimentaires) — si j’ai dévoré ces romans, disais-je, c’est parce que Manchette a du style, tout bonnement, et plus précisement celui d’un rêveur et d’un révolté qui ricane froidement, par pudeur, si vous voulez, et que c’est une catégorie d’écrivains qui a toute mon affection.
 

"Les bûcherons étaient huit. Ils campaient sous une grande bâche montée sur des pieux. Ils avaient des couvertures dégueulasses et des matelas de rameaux et de feuilles. Ils disposaient de pain rassis, d’un peu de vin d’Algérie, de fromage, de mauvais café, de plusieurs grands sacs de légumes secs et de trois revues pleines d’illustrations pornographiques obscènes. Ils étaient équipés de haches et de scies et de deux tronçonneuses Homelite. Ils séjournaient illégalement en France, n’avaient aucune sorte de sécurité sociale et touchaient un peu plus de la moitié du SMIC pour un travail de soixante à soixante-dix heures par semaine. Ils donnèrent à Gerfaut du pain et de la soupe aux pois, puis deux cachets d’aspirine dans du vin. Ils ne savaient que faire de lui. Comme il grelottait et suait terriblement, ils le roulèrent dans deux couvertures qui sentaient mauvais.
— Quelqu’un va venir, dit à Gerfaut celui des bûcherons qui parlait le mieux le français.
Puis ils prirent leurs haches, leurs scies et leurs tronçonneuses et s’éloignèrent entre les arbres. La lumière du matin était assez belle, pour ceux qui aiment ça.
" 
(Le Petit Bleu de la côte ouest)


 
Plus précisément encore : le style de Manchette est volontiers décrit comme béhavioriste. C’est-à-dire que les mouvements de l’âme de ses personnages nous sont inconnus : le texte dit ce qu’ils font, très rarement ce qu’ils pensent. On voit tout de suite ce qu’on y gagne sous le rapport de la rapidité et de la concision, et les livres de Manchette sont de formidables mécaniques. Mais ce qu’on y gagne surtout, ce sont les joies de la perplexité, d’exquises ambiguités, l’angoissante poésie de comportements rendus opaques, absurdes. Ces joies et cette poésie très particulières sont à leur sommet dans les trois derniers livres de Manchette, lesquels je recommanderais avant tout ; dans Le Petit Bleu de la côte ouest, cavale où la mélancolie domine, dans Fatale, le plus malicieusement littéraire, dans La Position du tireur couché, où ce point de vue faussement objectif est poussé dans ses retranchements (cas de le dire : c’est le plus stylisé de tous).

Qu’on ne s’y trompe pas cependant : cette froideur et cette noirceur, qui sont celles de l’acier dont on fait les flingues (et l’œuvre de Manchette contient tous les calibres imaginables : dans une de ses nouvelles, Le discours de la méthode (1980), un tueur utilise vingt-quatre armes différentes (j’ai compté), par ordre de taille, pour tuer une seule personne commençant par un pistolet Kolibri chargé d’une balle de 2,7 mm et, après que la tête de sa victime a éclaté d’un coup de revolver Brand, se réservant pour lui-même une cartouche de 15 mm, “la plus grosse munition du monde”), cette froideur et cette noirceur sont graissées, si l’on peut dire, par un constant humour rageur, tour à tour misanthropique ou politique, on y revient, un humour de sale gosse revenu de tout mais tremblant de colère quand même, ma foi assez irrésistible.


Dans son unique pièce de théâtre, Cache ta joie ! (1979), qui narre l’ascension et la chute d’un groupe de rock banlieusard, cet humour n’avance plus masqué et se risque à la farce, comme dans ce dialogue entre un des musiciens et leur futur producteur, Charles, qui vient de lui faire passer un contrat :
 

"CHARLES. Alors ?
MUSICIEN. Le texte n’est pas clair, et conséquemment nous inquiète. Nous ne comprenons pas bien la clause au sujet des droits de reproduction mécanique dans tous les pays de langue française, “sauf la Turquie”. Que signifie “sauf la Turquie”  ?
CHARLES. Réfléchissez, voyons. Est-ce qu’on parle français en Turquie ?
MUSICIEN. Généralement pas.
CHARLES. Alors vous voyez bien !
MUSICIEN (qui ne voit pas :) Oui... Oui... Admettons. Mais ce qui nous soucie davantage encore, ce sont les paragraphes intitulés respectivement : “Maîtrise de l’image” et “Droit d’entubage systématique”...
CHARLES. Pour ce qui est du droit d’entubage, c’est tout simple. Imaginez que vous preniez un agent pour étudier ce contrat...
MUSICIEN. C’est possible, ça ?
CHARLES. Dans l’abstrait ! Seulement dans l’abstrait ! Imaginez-le. Il vous faudrait alors engager un deuxième agent pour négocier le contrat d’agent du premier, et un troisième agent pour négocier le contrat du deuxième, et ainsi de suite ! Ça n’a pas de fin ! Le droit d’entubage systématique est une clause qui vous protège, et qui vous garantit que je serai seul à vous prendre du blé. Je vous laisserai d’ailleurs cinquante pour cent de nos revenus. C’est équitable, ça, non ?
MUSICIEN. Et si on ne veut pas se faire entuber du tout ?
CHARLES. Va à l’usine.
MUSICIEN. Évidemment, quand on pose une question stupide, on reçoit une réponse à la con."

Manchette a également tenu un journal, dont le premier volume a paru en 2008. Il commence ainsi :

"Jeudi 29 décembre 1966
Aujourd’hui, ces temps-ci, je ne suis probablement sain tout à fait ni de corps ni d’esprit.
"

Il en interrompra l’écriture le 20 avril 1995 et mourra le 3 juin suivant, dans la nuit.



* Nada est devenu un film en 1974, je l'ai regardé dans la foulée du livre. Hélas sur ce coup-ci le regretté Claude Chabrol, malgré l'excellente composition de Maurice Garrel, a manqué de moyens comme d'inspiration, on peut s'en passer. (Et c'est l'adaptation d'un de ses romans que Manchette jugeait la moins à la ramasse ; cet amoureux du cinéma n'a pas eu de chance avec lui. Je ne me souviens pas que Trois hommes à abattre, Pour la peau d'un flic ou Le Choc soient de bons films, encore moins qu'y transpire quoi que ce soit du génie propre de Manchette.)



samedi 6 novembre 2010

Amicales élucubrations à propos d'une calembredaine


Avant de dire deux mots de Monsieur le Comte au pied de la lettre, la calembredaine héroïque (c'est son sous-titre) que Philippe Annocque a fait paraître le mois dernier (et qu’il nous invite à prendre pour son dernier moi), je crois bon de rappeler les Saintes Écritures, c'est-à-dire la Prière de l’Écrivain Français : 


Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la Terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. […] C’est pour cela qu’il n’y a ni beaux ni vilains sujets et qu’on pourrait presque établir comme axiome, en se plaçant au point de vue de l’Art pur, qu’il n’y en a aucun, le style étant à lui seul une manière absolue de voir les choses. 

Prière éternellement déçue, cela va de soi. Les sujets, ce n’est pas ça qui manque, dans le livre de mon ami Philippe comme dans la plupart des livres (et je ne parle pas des verbes et des compléments). Quant au style, le bonhomme en a plusieurs (je crois qu’il existe une fine métaphore à ce sujet impliquant des cordes et un arc). Il peut faire tenir Flaubert, justement, dans une phrase, par exemple, la première du cinquième chapitre : 

Quelques heures plus tard, le vent soufflait sur le zoo désert. 

Et c’est le moindre de ses tours de force. Monsieur le Comte au pied de la lettre est un texte virtuose, assurément (tout le Gradus y passe) ; cela pourrait être fastidieux si Philippe, malgré tous ses moyens, n’était pas fondamentalement inquiet. La formidable santé qu’il faut (et qu’il a) pour faire tenir tout un roman sur rien (l’identité, cette enveloppe vide) agacerait si une sourde angoisse ne courait au long de ces pages, celle-là même dont parle Gide dans son Journal : 

Angoissé, je reste devant la feuille blanche, où l’on pourrait tout dire, où je n’écrirai jamais que quelque chose. 


On ajoutera : "où je ne serai jamais que quelqu'un". Cette angoisse, Philippe fait mine de la dépasser, crânement, au volant de sa bicyclette (son héros se déplace ainsi, en effet, dès les premières pages du roman). Mais quoi qu’il fasse elle le talonne. Chacune des phrases de Monsieur le Comte... peut être donc vue comme une tentative de la semer. Toutefois ni le personnage, ni l’auteur, ni son (leur) double (le fils, le père, l’esprit, mais méfions-nous des simplifications, car comme il est dit p. 87, elles ne sont pas toujours fiables, les paraboles) ne sont dupes, ces incessantes bifurcations en apparence aléatoires sont bel et bien le résultat d’une constante série de choix (sans compter qu’elles courent à l’abîme) : 

[…] il sait très bien que le hasard n’a rien à voir dans toute cette histoire, pour la bonne raison qu’il le connaît fort bien, le hasard ; il le connaît fort bien, le hasard, pour la bonne raison que c’est lui, le hasard, lui-même qui, depuis le tout début de cette histoire n’a de cesse de retrouver sa figure, sa figure que je voudrais bien pouvoir lui dessiner, si le traitement de texte m’en donnait la possibilité, mais à laquelle il me faut bien donner une autre forme, faute d’un logiciel approprié, une forme verbale puisqu’on est au pied de la lettre, une forme nominale, plutôt, autrement dit un nom, le nom donc de l’ex-bibliothécaire défiguré, un nom propre alors, un nom pas commun, qu’il a oublié, perdu depuis longtemps, quelque part sur la couverture. 

On rit ou on sourit souvent, pourtant, à lecture de Monsieur le Comte... ; mais c’est que l’auteur a poli son ouvrage, et qu’on sait bien de quoi, hélas, l’humour est la politesse. Philippe le prouve avec brio et c'est une raison de se réjouir : le désespoir de faire des phrases (et celui d’avoir à les signer) a encore de beaux livres devant lui.