mardi 17 novembre 2009

L'exquis Sanders


"Après la mort de Tyrone Power, [Yul] Brynner arriva à Madrid pour reprendre le rôle de Salomon. Inspiré sans doute par la grandeur du rôle, il débarqua accompagné de sept personnes. 
La mission d’un des membres de cette suite semblait consister exclusivement à placer des cigarettes déjà allumées entre les doigts que lui tendait Brynner. Un autre s’occupait en permanence de raser son crâne avec un rasoir électrique au moindre soupçon d’une ombre bleuissant cette noble tête. Pendant qu’on était ainsi aux petits soins pour lui, Brynner demeurait assis dans un silence de sphinx, portant avec splendeur des costumes de cuir noir ou des costumes de cuir blanc (il en possédait douze de chaque) confectionnés spécialement pour lui par Christian Dior. 
Je ne découvris jamais quelles étaient les tâches des cinq membres restants de son état-major, mais nul doute que leur travail à eux aussi ne fût essentiel. Il me faut admettre que je ne me suis jamais senti particulièrement mal loti du fait que je devais allumer moi-même mes cigarettes ― mais tout de même, je fus impressionné. J’en suis venu à la conclusion que Brynner est un type particulièrement sagace ; il possède une seule et très intense expression qu’il utilise tout le temps à l’écran, et une seule expression est plus utile à une star qu’une douzaine de visages différents. S’il est une chose que le cinéma m’a enseignée, c’est que cela rapporte de laisser la caméra jouer à votre place. Quel que soit le contenu dramatique d’une scène, un gros plan de la star avec un regard intense fait toujours un gros effet. Ce qui vient avant ou après n’a pratiquement pas d’importance. 

L’important, pour une star, est d’avoir un visage intéressant. Inutile de le faire bouger beaucoup. Le montage et le travail de caméra provoqueront toujours la nécessaire illusion qu’une performance d’acteur a été effectuée. 
 Si je semble ici mordre la main qui m’a nourri de façon très satisfaisante durant près de vingt-cinq ans, c’est parce que le fait de jouer dans les films ne m’a jamais follement enthousiasmé. En tant qu’art, c’est un peu comme le patin à roulettes ; une fois qu’on sait s’y prendre, ce n’est pas particulièrement stimulant pour l’intellect ; ce n’est pas très excitant ; c’est beaucoup de boulot ; et cela prend beaucoup de temps qui pourrait être mieux employé ailleurs. 
 Au cas où vous vous demanderiez comme je pourrais employer mon temps de façon plus profitable, je ne pourrais que répondre : en ne jouant pas. Ne pas être un acteur est, je pense, une ambition des plus louables, que beaucoup de jeunes gens feraient bien d’acquérir. Le vrai problème dans la profession d’acteur est qu’on attend de vous que vous soyez bon. Cela convient à ces fanatiques qui désirent impressionner la postérité, ou à quiconque ayant la chance d’être dépourvu de la perspicacité critique qui l’informerait de son degré de réelle nullité. 

Étant une personne d’un goût des plus raffinés, j’encours continuellement ma propre désapprobation, puisque mes standards sont trop élevés pour que ma performance puisse jamais s’en montrer digne. J’exige la perfection, mais ne puis que produire la médiocrité. 
Penser que des acteurs encore plus médiocres que moi sont célébrés comme de grands artistes ne m’offre aucune satisfaction particulière ; je n’y vois que la preuve du goût lamentable de la majorité des êtres humains." 


"Soit dit en passant, un problème bien particulier attend les producteurs lorsqu’ils développent le rôle d’un méchant dans un scénario : c’est de lui trouver une profession adéquate. S’ils en font un représentant de commerce par exemple, des milliers de représentants de commerce outragés écrivent après la sortie du film et protestent violemment. Ils soutiennent que les représentants ne sont pas des salauds. Cela bien sûr peut se discuter. Mais, quoi qu’il en soit, les producteurs, l’œil toujours fixé sur le tiroir-caisse, feront ce qu’ils peuvent pour plaire à tout le monde. 
La jouant prudemment, un producteur pour qui je travaillais décida un jour de faire de moi un trayeur de renne, car il estimait que sur tout le territoire des U.S.A., environ deux personnes seulement trouveraient l’occasion légitime de se plaindre." 

George Sanders, Mémoires d’une fripouille 
(Memoirs of a Professional Cad, 1960)



vendredi 6 novembre 2009

Contraires neutralisés




"Cette idée qu’il y a une langue française, existant en dehors des écrivains, et qu’on protège, est inouïe. Chaque écrivain est obligé de se faire sa langue, comme chaque violoniste est obligé de se faire son “son”. Et entre le son de tel violoniste médiocre, et le son (pour la même note) de Thibaud, il y a un infiniment petit, qui est un monde ! Je ne veux pas dire que j’aime les écrivains originaux qui écrivent mal. Je préfère et c’est peut’être une faiblesse ceux qui écrivent bien. Mais ils ne commencent à écrire bien qu’à condition d’être originaux, de faire eux-mêmes leur langue. La correction, la perfection du style existe, mais au-delà de l’originalité, après avoir traversé les fautes, non en deçà [] La seule manière de défendre la langue, c’est de l’attaquer, mais oui Madame Straus ! Parce que son unité n’est faite que de contraires neutralisés, d’une immobilité apparente qui cache une vie vertigineuse et perpétuelle [] Hélas Madame Straus il n’y a pas de certitudes, même grammaticales. Et n’est-ce pas plus heureux. Parce qu’ainsi une forme grammaticale elle-même peut être belle, puisque ne peut être beau que ce qui peut porter la marque de notre choix, de notre goût, de notre incertitude, de notre désir, et de notre faiblesse.
"

Marcel Proust à Madame Straus

Vendredi 6 novembre 1908



dimanche 20 septembre 2009

Irréductiblement paradoxale





« Car la musique ne dit rien et on ne dit jamais rien sur la musique. Dire sur elle est insensé. Alors, on n'en dit rien. Jamais. A défaut de pouvoir la dire, on en parle. Mais parler de musique semble toujours nous plonger dans l'obscurité tant son sujet se dérobe. La musique se parle mais condamne à la glose tout commentaire. On n’y voit rien non plus. Pas d’image objective certaine, pas de contenu, pas d’objet. Ce n’est pas pour autant qu’elle ne désigne rien mais, lorsqu’elle se tait, à chaque fois, ne subsiste en nous qu’un sentiment vif, presque incommode, délicatement douloureux. Comme une peine. La musique luit et se dissipe, telle une illusion. Secrètement, elle résonne. Mais son écho vient toujours trop tard. La musique, c’est le deuil incessant de l’instant.
 Roland Barthes disait : “La musique, c’est ce qui ne revient jamais”... Nous pourrions ajouter, c’est toujours avant. En somme, c’est toujours déjà fini. Écouter la musique, c’est comme une menace. La menace que cela soit “encore déjà fini”. Alors, on s’obstine. On écoute à nouveau. Et puis, ça n’est encore plus là. Et même, moins qu’avant. Et ça recommence […]

 Mais composer n’est pas écouter [ …] 
Lorsqu’un oiseau vole, l’air se divise autour de lui en minces filets. Chacune de ces invisibles traces en produit d’autres, et d’autres encore, qui se divisent à l’infini, engendrant de fines chaînes de tourbillons. L’air est sillonné d’innombrables surfaces vibrantes dont les périodes ne cessent jamais d’en devenir d’autres. Tout comme ces tourbillons d’air, composer, c’est se réjouir de cet infini mouvement. C’est un acte vitaliste. L’enjeu de la musique, son ravissement vrai, c’est devenir. Devenir une autre. La musique est un pur monde de devenirs, où tout est mouvement et retourne au mouvement qui l’a engendré. Composer, c’est ne jamais commencer, ni recommencer, ni finir. Composer, c’est continuer. »
 

Pascal Dusapin, Composer
leçon inaugurale au Collège de France (2007)


mercredi 16 septembre 2009

Cette antipathie séculaire


Les Mémoires de Jammes, encore. Mais c’est qu’ils sont exquis. Le Poète a vingt ans : 





Il me souvient d'un certain général Grivet, retiré à Ogenne-Camptort, et qui, durant tout le déjeuner, et aux courses ensuite, ne cessa de répéter que le beau Danube bleu est une invention des poètes, et que ses eaux bourbeuses ne roulent que des chiens morts. Il pensait m'être désagréable. 



Il fait d'étonnantes rencontres : 

Comme on venait de s'attabler dans la vaste cour intérieure, nous vîmes entrer un personnage bien singulier. Il était revêtu du mieux taillé des habits noirs, — on en portait encore. Sur sa large poitrine ballaient d'exotiques décorations, dragons d'or, soleils d'émeraude, pompons d'épinard. Il tenait d'une main un sceptre de jade, et, de l'autre, un jonc phénomène. Il souleva sa coiffure qui avait la forme d'un abat-jour et qui ne reposait sur le crâne que par une armature de liège et de cuir. Il embrassa mon beau-frère et ma sœur d'un air rituel. Il devait sans doute leur présenter ses hommages, car l'on voyait, sous ses bajoues, aller et venir sa barbe de bonze. J'omettais de dire qu'il était chaussé d'escarpins vernis couronnés de choux de soie noire. Ce convive avait nom Adolphe Poeymirau, il était le cousin de l'époux et le frère aîné du général qui s'illustra, durant la Grande Guerre, sur les fronts français et marocain. Adolphe, à cette époque déjà lointaine, était quelque chose au Tonkin comme qui dirait garde des sceaux. Les dames d'Hanoï venaient consulter ce célibataire endurci sur la manière dont il faut barder le filet de bœuf, flamber les bécassines, vaniller la crème à la Chantilly. Il demanda un fauteuil pour s'asseoir à la place d'honneur, changea son lorgnon pour d'énormes lunettes, et commença de manger. Les enfants qui étaient autour de la table ne le quittaient pas des yeux. Effrayés d'abord par ce personnage rabelaisien, ils ne furent bientôt plus qu'étonnés. L'un d'eux commença de s'esclaffer en le voyant, entre deux rouges bords vidés chacun d'une haleine, remonter sa montre qui avait plutôt la dimension d'une pendule. Puis les autres s'enhardirent, et tous d'éclater de rire enfin, en le voyant projeter dans sa bouche grande ouverte un petit four après l'autre, jusqu'à la douzaine, et sans qu'il parût seulement y mordre au passage.
 Il est mort au Tonkin d'une indigestion, et j'ai retenu le mot charmant d'une vieille et austère théologienne de ses parentes qui l'aimait bien, encore que la vie d'un tel colonial lui parût bien scabreuse : « Ce pauvre Adolphe doit être au Ciel, car Dieu n'a jamais dû le prendre au sérieux ! » 

... et prend de merveilleuses leçons d'élégance :
 

Une demeure des environs d'Orthez, où je me rendais bien volontiers aussi, était celle de mon vieil ami Amaury de Cazanove. Il était bien plus âgé que moi, d'une vingtaine d'années, et, malgré ce prénom, il était fort noble, de famille et de caractère. Il avait ce don, que je prise fort chez les gens de race, de parler sur le même ton, des mêmes choses, et avec le même sentiment, au dernier des roturiers et au plus titré des aristocrates. Il tranchait en cela avec ces douteux hobereaux qui se gobent entre eux, marquent de la distance aux bourgeois, et affectent, avec le paysan et le peuple, une trivialité de langage que ceux-ci, dans leur for intérieur, jugent bébête. Je crois d'ailleurs qu'à de tels symptômes on peut diagnostiquer la bâtardise ou l’emprunt. Cazanove n'avait pas le sens du ridicule, et c'est pourquoi il ne l'était point. Poète en gentilhomme et, souvent, plus qu'en amateur, il goûtait sans l'ombre d'une jalousie, à cœur ouvert, les vers des autres. Je l'ai entendu essayer de convertir à son enthousiasme tour à tour, dans le même après-midi, un député, un négociant, un charcutier et un huissier, en leur déclamant d'une voix de trompette un sonnet de José-Maria de Hérédia. 
Il le leur récitait en plein air, le chapeau sur l'oreille, chaussé de bottes à éperons, tenant d'une main sa cravache et de l'autre sa pipe d'écume culottée comme un croquemort.
J'observai que le député — qui était du commun — avait honte, il lui tardait que cette manifestation prît fin ; le négociant souriait avec indulgence ; seuls le charcutier et l'huissier hochaient la tête d'un air convaincu, admettaient que puisque les poètes existent, il ne les faut point négliger. Que de fois j'ai plaint de tout mon cœur le jeune homme au front candide qui va livrer ses essais au public d'un salon ! 
Il n'en est pas au troisième hémistiche que le tintement d'une pincette ou d'une théière se fait discrètement entendre en signe de protestation.
 Ce petit charivari en sourdine provient de mouvements réflexes qui ont leur siège dans cette antipathie séculaire qui faisait mettre par Platon les poètes à la porte de sa République. Cazanove était admirable. Il faisait abstraction de l'hostilité sournoise. Et, si je la lui signalais, il me répondait avec sa manière de grand seigneur, et au sujet de n'importe qui : « Il est charmant. »



dimanche 13 septembre 2009

Feutres et coussinets






Et si ma vie n’était qu’un cliché ? Ce soupçon me prend parfois. Le poète, ses chats et son piano, tss, quel lieu commun navrant et quel manque d’imagination. Quand j’aurais pu jouer de l’épinette des Vosges et avoir un alligator, m’investir dans le bugle et élever des pandas.

Mais non, ce serait tomber dans une excentricité pénible. Et piano et chats sont de moindres maux, des dégâts collatéraux : poète, c’est l’erreur dont tout procède ; d’emblée, la mesure du grotesque est comble. Ce n’est après qu’affaire de décorum.




Tout de même, le mien sent la mite. Une bohème qui a traîné partout. Un piano et des chats, je vous le demande, il ne manque plus qu’un poêle à bois. Tu n’es qu’un imbécile heureux.



mercredi 9 septembre 2009

Bien se porter et voir la bête


« Les propriétaires de cet immeuble, absents presque toute l’année, avaient nom M. et Mme Dulys. Ils étaient millionnaires et fort âgés. Lui, portait l’impériale, avait un nez bossu, fumait la pipe près de son chien blanc que le foyer rendait rose. Elle, était d’une telle ladrerie qu’elle n’admettait point que l’on se servît de papier chez elle pour ce que je ne veux pas dire, dans la crainte d’avoir à faire vider sa fosse trop souvent. Elle correspondait à l’aide d’enveloppes timbrées, portant une adresse, mais ne contenant aucune lettre, pour en économiser la feuille. On reconnaîtra mon écriture, disait-elle, on saura ainsi que je me porte bien. Enfin, elle obligea son pauvre mari à manger un pingouin, qu’elle avait acquis d’un paysan pour la somme de cinquante centimes, au cours d’un rude hiver. On me demandera comment un paysan a pu tuer un pingouin manchot, d’un coup de pierre, sur le bord du gave d’Orthez. Je n’en sais rien, mais j’ai vu la bête. » 

Francis Jammes, L’amour, les muses et la chasse 
(Mémoires II, 1922)



mercredi 26 août 2009

Conclusion fâcheuse





« Quand je ne suis pas trop triste pour en écouter, ma consolation est dans la musique, j'ai complété le théâtrophone par l'achat d'un pianola. Malheureusement on n'a pas justement les morceaux que je voudrais jouer. Le sublime XIVe quatuor de Beethoven n'existe pas dans leurs rouleaux. À ma réquisition ils ont répondu que "jamais un seul de leurs quinze mille abonnés depuis dix ans ne leur avait demandé ce quatuor." Je n'ai pas démêlé s'ils en tiraient une conclusion fâcheuse à l'égard de leurs quinze mille abonnés ou bien du quatorzième quatuor. » 

Marcel Proust à Madame Straus, le lundi 5 janvier 1914


dimanche 23 août 2009

Réalisme répugnant


[Marcel Proust à Robert de Billy, printemps 1909] 

Je ne sais ce que vous devez penser de moi de ne pas avoir encore répondu à votre lettre délicieuse [...] Mais une fatalité, qui est précisément celle de l’Éducation sentimentale et qui fait que mêlés l’un et l’autre à tant de vies balzaciennes la nôtre se contente (Dieu merci !) d’être plutôt flaubertiste, a fait que j’attendais pour vous dire l’émotion que m’avaient causée vos pages de pouvoir vous annoncer que le petit instrument était en lieu sûr. Or il m’arrivait enfin mais d’un modèle extrêmement savant, muni de deux bourses d’un prix exorbitant pour la mienne, d’une forêt de poils, etc. Ce réalisme répugnant et dispendieux ne m’a pas semblé faire l’affaire. N’était-ce pas plutôt un plus idéaliste succédané que voulait la veuve de l’homme de Dieu. La forme grossièrement imitée elle saurait mieux l’imaginer elle-même dans le plaisir offert par un instrument plus élémentaire et meilleur marché qui prétendrait plutôt à suppléer, voire à imaginer, qu’à décrire. Bref j’ai renvoyé cette pièce d’anatomie. Et l’autre, le simple, toujours annoncé, qui me fit envoyer à sa recherche de jeunes cohortes dans des lieux trop bien faits pour elles, je ne l’ai pas encore reçu. Comme il eût été plus expéditif de m’offrir moi-même. “On ne bande pas tous les jours” comme me disait le duc de Castries, mais enfin […]


samedi 22 août 2009

J'ignore le nombre de mes châteaux


« Pau était fort brillant à cette époque où un grand seigneur espagnol, qui descendait d'Henri IV et ressemblait parfaitement à la statue qu'on a dressée de ce monarque sur la place Royale, faisait, lui et sa famille, la pluie et le beau temps. À cheval sur les Pyrénées françaises et ibères, ces hidalgos venaient exposer, dans la cité élégante et gobeuse, le nimbe démesuré de leurs chapeaux catalans, leurs collerettes de dentelles, leurs pourpoints et culottes de velours, leurs bas de soie et leurs souliers à boucles. Tous, hommes et femmes, étaient parfaitement beaux. Les fils avaient ce profil d'aigle, ce teint mat, cette moustache d'eau-forte que l'on prête à ces héros de Cervantes qui mettent à mal les jeunes filles honnêtes. Don Luis et don Tristan, que j'ai connus jusqu'à récemment, sont morts ruinés comme il convient à des princes aussi magiques. Mais leur belle emphase n'était point éteinte par la gêne et voici ce que racontait don Luis au moment que sa cape et ses espargates bâillaient le plus au soleil d'or de ses noires dernières années.
 
En Espagne, nous contait-il d'un air avantageux, ma fortune est aussi grande que ma noblesse. J'ignore le nombre de mes châteaux. J'excursionnais aux environs de Salamanque lorsque dans une plaine assez aride, je fus tout à coup séduit par une allée d'arbres gigantesques. Cette allée, large de quarante mètres, était formée d'une quadruple rangée de chênes. Il faisait chaud. Ravi, je m'enfonçai sous cette voûte végétale, décidé à poursuivre jusqu'au bout. Quel ne fut point mon étonnement, en constatant que ce tunnel de feuillage ne mesurait pas moins de huit kilomètres de longueur ! Il m'amena devant un château de marbre au perron monumental. Le majordome me reçut princièrement dans cette demeure merveilleuse dont le maître, me dit-il, était absent. Seul, au bout d'une immense table, je déjeunai de carpes, d'un faisan, de fruits, et m'abreuvai d'un vin d'ambre.


— Comment, demandai- je au sommelier, peut-on recevoir avec une telle prodigalité, dans un vallon désert, un hôte que l'on n'attend pas ?
 
— C'est que, me répondit-il, nous avons affaire à des maîtres royaux. Ils n'ont jamais daigné mettre les pieds dans ce château ; mais, il y a quatre siècles, leurs aïeux ont donné l'ordre que chaque jour, matin et soir, des repas somptueux fussent ici préparés de telle sorte que tous les voyageurs soient hébergés comme vous l'êtes. Nous dressons quotidiennement vingt couverts, et il ne nous vient pas dix visiteurs par an ! 

— Quel est, demandai-je, l'opulent hidalgo à qui ce fief a l'honneur d'appartenir ?

— Mais au comte Luis de Barrante, qui habite la France.

Et don Luis concluait :

— J'étais chez moi, mais je ne le compris qu'en m'entendant nommer ! »

 

Francis Jammes, Mémoires (1921)



jeudi 20 août 2009

Candidature spontanée




À l’attention de Monsieur Bernard Fixot

Monsieur,

Je ne vous raconterai pas de salades : je n’avais pas une très grande idée des livres de monsieur Guillaume Musso, sans avoir pris la peine d’en lire un, ce qui est mal. Ce jeune auteur “passionné de littérature” souffre sans doute de ces terribles a priori et on le comprend. Or j’ai eu tantôt l’occasion de feuilleter son roman intitulé Sauve-moi, paru en 2005 et dont il s’est vendu, dit-on, plus de deux millions d’exemplaires. Force m’est de reconnaître que c’est encore plus mauvais que je ne pensais, et que je ne puis lire désormais sans ricaner, dans un article du Figaro consacré à votre poulain :

"Le travail sur le texte. Guillaume Musso s'inscrit parfaitement dans cette rude école Fixot. Car il faut accepter de travailler et de travailler encore sur le texte."

Monsieur, c’est une plaisanterie et je sais de quoi je parle. Depuis près d’une dizaine d’années, j’ai l’honneur contestable de travailler, en qualité de rewriter, pour le compte d’une maison bien connue spécialisée dans la romance à l’eau de rose. J’estime peu ce genre mais j’applique tout mon zèle et ma conscience professionnelle, la seule forme de conscience valable selon certains, à faire en sorte que ces romans écrits à la chaîne, et traduits de même, paraissent au pays de Molière dans un français correct. Quelle ne fut pas ma surprise de lire, en tête de la deuxième page de Sauve-moi :

"Juliette lança un bras aléatoire vers la table de nuit qui projeta le radio-réveil sur le sol."

Cette phrase, un rewriter digne de ce nom ne l’aurait pas laissée passer. J’en conclus logiquement que votre correcteur — car je ne peux imaginer que vous n’en employez pas un — est un jean-foutre et un incompétent. La maladresse de la construction vous aura sauté aux yeux : tel que c’est écrit, on est en droit de penser que c’est la table de nuit qui a projeté le radio-réveil sur le sol. Une telle interprétation est exclue, sans même parler de réalisme, car la suite du texte n’accorde à cette table de nuit aucun rôle particulier : elle n’est clairement pas douée de vie. Il eût été pourtant si facile scandaleusement facile, même d’écrire :

Juliette lança vers la table de nuit un bras aléatoire qui projeta le radio-réveil sur le sol.

Dans un premier temps. Car notre correcteur consciencieux se serait ensuite penché sur le cas de ce “bras aléatoire”. Ce raccourci est un effet plus que douteux. Monsieur Musso aura voulu dire que son héroïne “espiègle”, “sexy " et "mutine”, comme il la qualifiera dans les paragraphes suivants, avec un brio auquel mon gagne-pain m’a habitué  a lancé vers notre table de nuit un bras sans en déterminer au préalable la direction, autrement dit d’une façon hasardeuse. Aléatoire n’est pas tout à fait un synonyme de hasardeux. Le mot a pu avoir un certain chic mais il n’en reste pas moins qu’il signifie “soumis au hasard”. On dira par exemple que le succès d’un livre est aléatoire (dans des proportions que s’efforce d’ailleurs de rendre raisonnables votre directeur du marketing). Peut-on écrire sérieusement, Monsieur, “Juliette lança vers la table de nuit un bras soumis au hasard qui projeta le radio-réveil sur le sol” ? Je ne le pense pas. Nous aurions corrigé ainsi :

Juliette lança, d’une façon hasardeuse, vers la table de nuit, un bras, qui projeta le radio-réveil sur le sol.

Mais nous n’en aurions pas fini. Projeter, en effet, est impropre dans le contexte. À tout le moins, c’est une exagération. Ce verbe signifie “jeter loin en avant, avec force”. Ce n’est pas ce que semble faire notre bras, aléatoire ou pas. Ou bien Juliette est dotée d’une force surhumaine et incontrôlable, ce que la suite du texte n’indique pas.

Juliette lança, d’une façon hasardeuse, vers la table de nuit, un bras, qui fit tomber le radio-réveil sur le sol.

Voilà tout de suite qui paraît plus plausible. Mais alors soudain, comme dirait monsieur Musso nous nous avisons de la superfluité de ce “sur le sol”. Où, ailleurs que sur le sol, notre radio-réveil pourrait-il tomber en effet ? De savoureux cas particuliers sont toujours possibles, mais en l’occurrence nous sommes dans la chambre très banale d’une jeune femme très banale et c’est donc sur le sol, nécessairement, que choit le radio-réveil. Comme nos corrections précédentes ont quelque peu alourdi la phrase originale, c’est d’autant plus volontiers que nous sacrifierons cette précision inutile.

Juliette lança, d’une façon hasardeuse, vers la table de nuit, un bras, qui fit tomber le radio-réveil.

Cela, je l’avoue, ne me satisfait pas. Je vois bien que toutes ces incises entravent la lecture et foutent par terre la rapidité cavalière voulue par monsieur Musso. C’est que j’ai trop cherché à respecter l’original. Pas la peine de se voiler la face : cette phrase était complètement naze et il faut la refaire entièrement.

Juliette lança à l’aveuglette un bras vers le radio-réveil et le fit tomber de la table de nuit.


N’est-ce pas infiniment plus clair ? Toute l’erreur de monsieur Musso consistait à faire de la table de nuit la cible du bras de Juliette, alors que c’était le radio-réveil qu’elle visait, fût-ce approximativement. La moindre des choses que l’on soit en droit d’exiger d’un auteur ayant le front de commencer un livre par une telle péripétie, c’est que celle-ci soit exprimée en bon français. Nul besoin de vous dire que le reste du livre est à l’avenant, et nécessiterait un travail similaire à celui que je viens gratuitement d’effectuer. C’est pourquoi, au nom d’une certaine idée de la dignité éditoriale et alléché par l’appât du gain, je vous prie de considérer etc.