jeudi 30 septembre 2010

Notre bêtise




« Est-ce qu'on voit assez notre bêtise chacun à vouloir crever dans son coin au lieu de faire un effort pour crever ensemble. »

Robert Pinget, Autour de Mortin (1965)



mardi 28 septembre 2010

Comme


« Une fois qu'il sort de son bureau, il avise un pigeon blessé réfugié sur un coin de trottoir, derrière une poubelle, s'y étant traîné comme pour y mourir en paix. Gregor, penché sur lui, diagnostique une fracture d'aile et de patte mais le pigeon lui adresse un regard désabusé, comme pour lui conseiller de laisser tomber avant de détourner son œil rond. Gregor poursuivant cependant son examen, l'oiseau semble touché de cette attention, lui rend son regard puis, longuement, ils se considèrent comme s'ils allaient finir par se dire quelque chose. » 

Jean Echenoz, Des Éclairs, p. 83



dimanche 26 septembre 2010

Des Éclairs


J’ai lu deux fois depuis sa sortie le nouveau livre de Jean Echenoz. C’est un enchantement.
 

Chacun préfère savoir quand il est né, tant que c’est possible. On aime mieux être au courant de l’instant chiffré où ça démarre, où les affaires commencent avec l’air, la lumière, la perspective, les nuits et les déboires, les plaisirs et les jours.
 

Deux phrases et pour ma part je suis déjà dans un fauteuil, soupirant d’aise. La note juste d’emblée résonnera jusqu’au bout ; Des Éclairs est un concentré de jubilation littéraire. Il y a ces moments rutilants, beaux comme du Villiers de l’Isle-Adam (nommément cité page 17) :
 

Sous ses impulsions et à distance, comme par passes magnétiques, des étincelles grésillent bientôt de toutes parts, projetant de vifs éclats et, par intermittence, se propagent à travers l’air dans toutes les directions lancées par les longs bras de Gregor — prolongés de très longs doigts parmi lesquels deux pouces interminables — vers les lampes qui entreprennent de scintiller frénétiquement. (p. 62) 


Mais avec ça, tout le confort moderne. Gregor, le héros de Des Éclairs, mesure deux mètres (et encore, sans compter le huit-reflets qu’il a sur la tête dans l’extrait ci-dessus) ; ce géant prodigieux n’en est pas moins, comme Ravel et Émile avant lui (tiens, on dirait des poupées russes, comme rangées par ordre de taille, on se souvient que Ravel est tout petit, est-ce à dire que les livres s’emboîtent ?), extraordinairement proche de nous — à Noël, par exemple :
 

Il n’a plus goût à rien pendant cette période, il n’a même plus le moindre avis solide. S’il ne neige pas, il le regrette et trouve que c’est dommage ; ç’aurait au moins, tant qu’on y est, fait joli dans le tableau. Mais si, obéissant à ses regrets, la neige se met alors à tomber, tout de suite c’est encore plus dommage car elle devient aussitôt de la boue. Même chose pour les cadeaux. Lui en fait-on un, il est minable. Ne lui en fait-on pas, n’en parlons pas. Ne parlons pas non plus des repas que les gens se tuent à organiser, se mettant en quatre pour en perfectionner le menu : plus c’est beau et plus ç’a l’air bon, plus toute chose a le goût du carton. (p. 131-132) 


Mais si, obéissant à ses regrets... (que c’est beau ! l’air de rien ! et c’est tout le temps comme ça !) Des Éclairs est à la fois une méditation sur le temps et une machine à rêves comme Hollywood ne l’est plus depuis longtemps ; un théâtre d’ombres, une lanterne magique, une succession de dioramas précis qu’on survole sur l’épaule de l’auteur — épaule qui se hausse souvent, se voûte parfois et puis se carre, jusqu’à la fin de l’histoire, qui vient trop tôt évidemment, quoiqu’à son heure, car
 

Il convient de passer vite à autre chose.
 

est-il dit au chapitre 8 — la vie est un drôle de manège. En attendant les autres choses relisons Des Éclairs, et puis Ravel, et puis Courir, et admirons les variations, les échos, les symétries, la série étant close — c’est très satisfaisant pour l’esprit, même si : 

[…] trois, beau nombre, on le sait, qui marche en toute occasion […] 

lit-on page 46 — mais ne soyons pas dupes de cette malicieuse modestie…





vendredi 17 septembre 2010

Vues imprenables




"La vie de chaque homme vue de loin et de haut, dans son ensemble et dans ses traits les plus saillants, nous présente toujours un spectacle tragique ; mais si on la parcourt dans le détail, elle a le caractère d'une comédie. Le train et le tourment du jour, l'incessante agacerie du moment, les désirs et les craintes de la semaine, les disgrâces de chaque heure, sous l'action du hasard qui songe toujours à nous mystifier, ce sont là autant de scènes de comédie. Mais les souhaits toujours déçus, les vains efforts, les espérances que le sort foule impitoyablement aux pieds, les funestes erreurs de la vie entière, avec les souffrances qui s'accumulent et la mort au dernier acte, voilà l'éternelle tragédie. Il semble que le destin ait voulu ajouter la dérision au désespoir de notre existence, quand il a rempli notre vie de toutes les infortunes de la tragédie, sans que nous puissions seulement soutenir la dignité des personnages tragiques. Loin de là, dans le large éventail de la vie, nous jouons inévitablement le piètre rôle de comiques." 

Arthur Schopenhauer


vendredi 10 septembre 2010

Lucky


— It reminds me a joke... Everything reminds me a joke, if I’m lucky.




"Ça me rappelle un blague... Tout me rappelle une blague, si je suis en veine."

B. S. Johnson in Fat Man on a Beach (1973) 


mercredi 8 septembre 2010

La plus belle part





[8 septembre 1904]


Le nombre des choses qu’il n’y a pas lieu de dire augmente pour moi chaque jour. 

[19 septembre 1905]


Faire sentir immanquablement qu’on pourrait en dire davantage ; la plus belle part de l’art d’écrire est là.

 

[2 octobre 1905]


Le temps fuit. Le ciel trouble s’emplit déjà d’hiver. Mon chien dort à mes pieds. Angoissé, je reste devant la feuille blanche, où l’on pourrait tout dire, où je n’écrirai jamais que quelque chose.

André Gide, Journal


mardi 7 septembre 2010

Comme il sied





« Le silence en effet est tel par moments que la terre semble être sans habitants. Voilà où mène l’amour de la généralisation. Il suffit de ne plus entendre, dans son trou, pendant quelques jours, d’autre bruit que celui des choses, pour qu’on commence à se croire le dernier du genre humain. Si je me mettais à crier ? Ce n’est pas que je veuille attirer l’attention sur moi, ce serait seulement pour essayer de savoir s’il y a quelqu’un. Mais je n’aime pas crier. J’ai parlé doucement, je suis allé doucement, toujours, comme il sied à qui n’a rien à dire ni ne sait où aller. » 

 
Beckett, Malone meurt