lundi 28 juillet 2008

Irréel enchantement





« Cette musique me semblait quelque chose de plus vrai que tous les livres connus. Par instants je pensais que cela tenait à ce que ce qui est senti pour nous de la vie, ne l’étant pas sous forme d’idées, sa traduction littéraire, c’est-à-dire intellectuelle, en rend compte, l’explique, l’analyse, mais ne le recompose pas comme la musique... Dans la musique de Vinteuil, il y avait ainsi de ces visions qu’il est impossible d’exprimer et presque défendu de contempler, puisque, quand au moment de s’endormir on reçoit la caresse de leur irréel enchantement, à ce moment même […] les yeux se scellent et […] on s’endort. » 
 

Proust cité par Lockspeiser in Debussy, sa vie et sa pensée, p. 366





mercredi 23 juillet 2008

L'ombre légère de ta vie







À UN POÈTE MINEUR DE 1899



La tristesse qui guette à l’heure où le jour fuit

Te demandait un vers. Tu voulus d’une lente

Ligne lier ton nom à la date dolente

Où l’or va se mêlant à l’imprécise nuit.

Dans la lueur qui se soumet et qui s’échange

De quel amour tu dus polir l’étrange vers

Qui, jusqu’à la dispersion de l’univers,

Saurait seul confirmer l’heure d’azur étrange !

Y parvins-tu jamais ? De toi, mon vague aîné,

Que savoir et que dire ? Es-tu mort ? Es-tu né ?

Mais je veux que l’oubli rende à ma solitude

L’ombre légère de ta vie, et ton espoir,

Embué par le mien d’un peu de lassitude,

Qu’en quelques mots humains puisse tenir le soir.

Jorge Luis Borges


lundi 14 juillet 2008

Brûler le bois de sa harpe





14. Signes de richesse
 Des larmes laissées par des chandelles de cire qui ont coulé.
 Des voix qui lisent.
Tombée et abandonnée, une épingle de tête ornée de fleurs.
 Des sons d’une flûte dont on joue dans le pavillon à étages.

 

16. Choses qui font naître un sentiment de tristesse et de solitude 
Un bourg dans les montagnes, la foire levée et partie.
 Jouer de la flûte à dos de bœuf.
 Une musique vulgaire battue par un tambour d’une seule baguette.

 

19. Choses qui choquent le bon goût
 Un saule pleureur dont les branches ont été émondées.
 Pour faire un bouillon de grue brûler le bois de sa harpe.


 
20. Choses pénibles à entendre 
Les sons de musique entendus par quelqu’un en deuil.
 La nouvelle de la mort d’un candidat qui vient juste de passer avec succès ses examens.


 
23. Choses inadmissibles
 Le militaire ou le villageois qui s’étudie à employer des expressions littéraires.

 

24. Impressions
 Des habits verts portés en hiver donnent une sensation de froid.
 On a la sensation qu’il y a quelqu’un de caché derrière des rideaux doubles.
 À voir des prunes on sent ses dents se ramollir.

 

27. Choses fort ennuyeuses 
Les objets étant bon marché, n’avoir pas d’argent pour les acheter. 

30. Extravagances qui frisent le dérangement mental 
Devenu un grand dadais lancer des cerfs-volants.

 

31. Inconvenances 
Lors du culte rendu aux défunts se laisser aller à faire de la musique.
 Entrer tout droit dans la chambre privée de quelqu'un.

 

32. Choses de travers
 Avoir de beaux vêtements sans savoir comment les porter.
 Se coucher tôt par une nuit de clair de lune.
 Alors que les fleurs sont belles, ne pas chanter de poèmes, ne pas emplir de vin sa coupe.
 Bien qu’ayant une nature raffinée, par paresse abandonner son œuvre.

 

33. Choses de mauvaise augure
 Soupirer sans raison.

 

42. Interdictions 
Il ne faut pas aller seul dans les ténèbres.
 

Li Yi-chan (813-858), Tsa-ts’ouan (Notes)





"Ayant perdu sa femme, triste et déçu, vieilli, il résolut alors de se retirer dans le bourg où il avait vu le jour et d’y attendre la mort en composant des livres. Il fit un ballot de tous ses documents et de ses notes, il prit la direction de Houai-tcheou mais il mourut en cours de route, à Tcheng-neou, à trois jours environ de marche de son pays natal. La date de sa mort est incertaine."

[extrait de la préface de Pascal Quignard]


mercredi 9 juillet 2008

Pas si seul




"ALCIBIADE. Vous avez bon courage, et ne craignez pas d’être seul contre tous.

 
TIMON. J’aurais horreur de n’être pas seul, quand je vois la bassesse, la lâcheté, la légèreté, la corruption et la noirceur de tous les hommes qui couvrent la terre.

 
ALCIBIADE. N’en exceptez-vous aucun ?

 
TIMON. Non, non, en vérité ; non, aucun, et vous moins qu’aucun autre.

 
ALCIBIADE. Quoi ! Pas vous même ? vous haïssez-vous aussi ?

 
TIMON. Oui, je me hais souvent, quand je me surprends dans quelque faiblesse.

 
ALCIBIADE. Vous faites très bien, et vous n’avez de tort qu’en ce que vous ne le faites pas toujours. Qu’y a-t-il de plus haïssable qu’un homme qui a oublié qu’il est homme, qui hait sa propre nature, qui ne voit rien qu’avec horreur et avec une mélancolie farouche, qui tourne tout en poison, et qui renonce à toute société, quoique les hommes ne soient nés que pour être sociables ?

 
TIMON. Donnez-moi des hommes simples, droits, mais en tout bons et pleins de justice ; je les aimerai, je ne les quitterai jamais ; je les encenserai comme des dieux qui habitent sur la terre. Mais tant que vous me donnerez des hommes qui ne sont pas des hommes, mais des renards en finesse et des tigres en crauté ; qui auront le visage, le corps et la voix humaine, avec un cœur de monstre comme les Sirènes, l’humanité même me les fera détester et fuir.

 
ALCIBIADE. Il vous faut donc faire des hommes exprès […] 

Il faudrait […] vous réconcilier avec vous-même, avec qui vous dites que vous êtes si souvent brouillé.

 
TIMON. Vous avez beau vous en moquer, rien n’est plus sérieux. Oui, je le soutiens, que je me hais souvent, et que j’ai raison de me haïr. Quand je me trouve amolli par les plaisirs, jusqu’à supporter les vices des hommes, et prêt à leur complaire, quand je sens réveiller en moi l’intérêt, la volupté, la sensibilité pour une vaine réputation parmi les sots et les méchants ; je me trouve presque semblable à eux, je me fais mon procès, je m’abhorre, et je ne puis me supporter.

 
ALCIBIADE. Qui est-ce qui fait ensuite votre accomodement ? Le faites-vous en tête à tête avec vous-même, sans arbitre ?

 
TIMON. C’est qu’après m’être condamné, je me redresse et me corrige.

 
ALCIBIADE. Il y a donc bien des gens chez vous !
" 

Fénelon (1651-1715), Dialogues des morts


mercredi 2 juillet 2008

Puisque la lumière l'a promis

Septième Tableau. ― Le cimetière


Il fait nuit. Clair de lune. Un cimetière de campagne. Nombreuses tombes, tertres de gazon, croix de bois, dalles funéraires, etc.

 Tyltyl et Mytil sont debout près d’un cippe.


Mytyl. J’ai peur !

Tyltyl, assez peu rassuré. Moi, je n’ai jamais peur...

Mytyl. C’est méchant, les morts, dis ?...

Tyltyl. Mais non, puisqu’ils ne vivent pas...

Mytyl. Tu en as déjà vu ?...

Tyltyl. Oui, une fois, dans le temps, lorsque j’étais très jeune...

Mytyl. Comment c’est fait, dis ?...

Tyltyl. C’est tout blanc, très tranquille et très froid, et ça ne parle pas...

Mytyl. Nous allons les voir, dis ?...

Tyltyl. Bien sûr, puisque la Lumière l'a promis...

Mytyl. Où c’est qu’ils sont, les morts ?...

Tyltyl. Ici, sous le gazon ou sous ces grosses pierres...

Mytyl. Ils sont là toute l’année ?...

Tyltyl. Oui.

Mytyl, montrant les dalles. C’est les portes de leurs maisons ?...

Tyltyl. Oui.

Mytyl. Est-ce qu’ils sortent quand il fait beau ?...

Tyltyl. Ils ne peuvent sortir qu’à la nuit...

Mytyl. Pourquoi ?...

Tyltyl. Parce qu’ils sont en chemise...

Mytyl. Est-ce qu’ils sortent aussi quand il pleut ?...

Tyltyl. Quand il pleut, ils restent chez eux...

Mytyl. C’est beau, chez eux, dis ?...

Tyltyl. On dit que c’est fort étroit...

Mytyl. Est-ce qu’ils ont des petits enfants ?...

Tyltyl. Bien sûr ; ils ont tous ceux qui meurent...

Mytyl. Et de quoi vivent-ils ?...

Tyltyl. Ils mangent des racines...

Mytyl. Est-ce que nous les verrons ?

Tyltyl. Bien sûr, puisqu’on voit tout quand le Diamant est tourné.

Mytyl. Et qu’est-ce qu’ils diront ?...

Tyltyl. Ils ne diront rien, puisqu’ils ne parlent pas...

Mytyl. Pourquoi qu’ils ne parlent pas ?...

Tyltyl. Parce qu’ils n’ont rien à dire...

Mytyl. Pourquoi qu’ils n’ont rien à dire ?...

Tyltyl. Tu m’embêtes...




Un silence.
 […] On entend sonner les douze coups de minuit.



Mytyl. Je veux m’en aller !...

Tyltyl. Ce n’est pas le moment... Je vais tourner le Diamant...

Mytyl. Non, non !... Ne le fais pas !... Je veux m’en aller !... J’ai si peur, petit frère !... J’ai terriblement peur !...

Tyltyl. Mais il n’y a pas de danger...

Mytyl. Je ne veux pas voir les morts !... Je ne veux pas les voir !...

Tyltyl. C’est bon, tu ne les verras pas, tu fermeras les yeux...

Mytyl, s’accrochant aux vêtements de Tyltyl. Tyltyl, je ne peux pas !... Non, ce n’est pas possible !... Ils vont sortir de terre !...

Tyltyl. Ne tremble pas ainsi... Ils ne sortiront qu’un moment...

Mytyl. Mais tu trembles aussi, toi !... Ils seront effrayants !...

Tyltyl. Il est temps, l’heure passe...




Tyltyl tourne le Diamant. Une terrifiante minute de silence et d’immobilité ; après quoi, lentement, les croix chancellent, les tertres s’entr’ouvrent, les dalles se soulèvent.




Mytyl, se blotissant contre Tyltyl. Ils sortent !... Ils sont là !....




Alors de toutes les tombes béantes monte graduellement une floraison d’abord grêle et timide comme une vapeur d’eau, puis blanche et virginale et de plus en plus touffue, de plus en plus haute, surabondante et merveilleuse, qui peu à peu, irrésistiblement, envahissant toutes choses, transforme le cimetière en une sorte de jardin féerique et nuptial, sur lequel ne tardent pas à se lever les premiers rayons de l’aube. La rosée scintille, les fleurs s’épanouissent, le vent murmure dans les feuilles, les abeilles bourdonnent, les oiseaux s’éveillent et inondent l’espace des premières ivresses de leurs hymnes au soleil et à la vie. Stupéfaits, ébouis, Tyltyl et Mytyl, se tenant par la main font quelques pas parmi les fleurs en cherchant la trace des tombes.




Mytyl, cherchant dans le gazon. Où sont-ils, les morts ?...

Tyltyl, cherchant de même. Il n’y a pas de morts...


Rideau.
 



Maurice Maeterlinck, L’Oiseau bleu (1908)