Septième
Tableau. ― Le cimetière
Il fait nuit. Clair de lune. Un cimetière
de campagne. Nombreuses tombes, tertres de gazon, croix de bois, dalles
funéraires, etc.
Tyltyl et Mytil sont debout près d’un cippe.
Mytyl. ― J’ai peur !
Tyltyl, assez peu rassuré. ― Moi, je n’ai
jamais peur...
Mytyl. ― C’est méchant,
les morts, dis ?...
Tyltyl. ―Mais non,
puisqu’ils ne vivent pas...
Mytyl. ― Tu en as déjà vu
?...
Tyltyl. ― Oui, une fois,
dans le temps, lorsque j’étais très jeune...
Mytyl. ― Comment c’est
fait, dis ?...
Tyltyl. ― C’est tout blanc,
très tranquille et très froid, et ça ne parle pas...
Mytyl. ― Nous allons les
voir, dis ?...
Tyltyl. ― Bien sûr, puisque
la Lumière l'a promis...
Mytyl. ― Où c’est qu’ils
sont, les morts ?...
Tyltyl. ― Ici, sous le
gazon ou sous ces grosses pierres...
Mytyl. ― Ils sont là toute
l’année ?...
Tyltyl. ― Oui.
Mytyl, montrant les dalles. ― C’est les portes
de leurs maisons ?...
Tyltyl. ― Oui.
Mytyl. ― Est-ce qu’ils
sortent quand il fait beau ?...
Tyltyl. ― Ils ne peuvent
sortir qu’à la nuit...
Mytyl. ― Pourquoi ?...
Tyltyl. ― Parce qu’ils sont
en chemise...
Mytyl. ― Est-ce qu’ils
sortent aussi quand il pleut ?...
Tyltyl. ― Quand il pleut,
ils restent chez eux...
Mytyl. ― C’est beau, chez
eux, dis ?...
Tyltyl. ― On dit que c’est
fort étroit...
Mytyl. ― Est-ce qu’ils ont
des petits enfants ?...
Tyltyl. ― Bien sûr ; ils
ont tous ceux qui meurent...
Mytyl. ― Et de quoi
vivent-ils ?...
Tyltyl. ― Ils mangent des
racines...
Mytyl. ― Est-ce que nous
les verrons ?
Tyltyl. ― Bien sûr,
puisqu’on voit tout quand le Diamant est tourné.
Mytyl. ― Et qu’est-ce
qu’ils diront ?...
Tyltyl. ― Ils ne diront
rien, puisqu’ils ne parlent pas...
Mytyl. ― Pourquoi qu’ils
ne parlent pas ?...
Tyltyl. ― Parce qu’ils
n’ont rien à dire...
Mytyl. ― Pourquoi qu’ils
n’ont rien à dire ?...
Tyltyl. ― Tu
m’embêtes...
Un
silence.
[…] On entend sonner les douze coups de
minuit.
Mytyl. ― Je veux m’en aller !...
Tyltyl. ― Ce n’est pas le
moment... Je vais tourner le Diamant...
Mytyl. ― Non, non !... Ne
le fais pas !... Je veux m’en aller !... J’ai si peur, petit frère !... J’ai
terriblement peur !...
Tyltyl. ― Mais il n’y a pas
de danger...
Mytyl. ― Je ne veux pas
voir les morts !... Je ne veux pas les voir !...
Tyltyl. ― C’est bon, tu ne
les verras pas, tu fermeras les yeux...
Mytyl, s’accrochant aux vêtements de Tyltyl. ― Tyltyl, je ne peux pas !... Non, ce n’est pas possible !...
Ils vont sortir de terre !...
Tyltyl. ― Ne tremble pas
ainsi... Ils ne sortiront qu’un moment...
Mytyl. ― Mais tu trembles
aussi, toi !... Ils seront effrayants !...
Tyltyl. ― Il est temps,
l’heure passe...
Tyltyl
tourne le Diamant. Une terrifiante minute de silence et d’immobilité ; après
quoi, lentement, les croix chancellent, les tertres s’entr’ouvrent, les dalles
se soulèvent.
Mytyl, se blotissant contre Tyltyl. ― Ils sortent !... Ils sont là !....
Alors
de toutes les tombes béantes monte graduellement une floraison d’abord grêle et
timide comme une vapeur d’eau, puis blanche et virginale et de plus en plus
touffue, de plus en plus haute, surabondante et merveilleuse, qui peu à peu,
irrésistiblement, envahissant toutes choses, transforme le cimetière en une
sorte de jardin féerique et nuptial, sur lequel ne tardent pas à se lever les
premiers rayons de l’aube. La rosée scintille, les fleurs s’épanouissent, le
vent murmure dans les feuilles, les abeilles bourdonnent, les oiseaux
s’éveillent et inondent l’espace des premières ivresses de leurs hymnes au
soleil et à la vie. Stupéfaits, ébouis, Tyltyl et Mytyl, se tenant par la main
font quelques pas parmi les fleurs en cherchant la trace des tombes.
Mytyl, cherchant dans le gazon. ― Où sont-ils, les
morts ?...
Tyltyl, cherchant de même. ― Il n’y a pas de
morts...
Rideau.
Maurice Maeterlinck, L’Oiseau bleu (1908)