vendredi 31 août 2012
Berceuse
« [...] la dissolution du temps, la dissolution du réel, l'irrépressible nostalgie de ce qui n'est pas, de ce qui n'est plus ; et par-dessus tout, cette berceuse inlassablement répétée, pour se consoler soi-même. »
Philippe Beaussant, François Couperin
jeudi 30 août 2012
J'emmerde l'Art
Erik Satie, Première Gnossienne. (Version maison, live 2007)
Danseuses javanaises, exposition universelle, Paris, 1889.
vendredi [23 août 1918]
Chère Valentine.
Je souffre trop. Il me semble que je suis maudit.
Cette vie de “mendigot” me répugne.
Je cherche & voudrais trouver une place ― un emploi, quelque minime qu’il soit.
J’emmerde l’Art ; je lui dois trop de “rasoireries”.
C’est un métier de “con” ― si j’ose dire, que celui d’artiste.
Pardonnez-moi, chère Amie, ces justes expressions ― très justes.
J’écris à tous. Personne ne me répond, même un mot amical.
Zut !
Vous, ma chère Amie, qui avez toujours été bonne pour votre vieil ami, voyez donc, je vous supplie, s’il ne serait pas possible de le placer dans un lieu où il gagnerait son pain ?
N’importe où. Les besognes les plus basses ne me répugneraient pas, je vous le certifie.
Voyez au plus vite : je suis à bout & ne puis attendre.
L’Art ? Voici un mois & plus que je n’ai pu écrire une note.
Je n’ai plus aucune idée, ni n’en veux avoir. Alors ?
Votre vieux camarade : Erik Satie
dimanche 26 août 2012
Une joie profonde et large
Gustave Flaubert à Louise Colet, le 26 août 1846
C’est une attention douce que tu as de m’envoyer chaque matin le récit de la journée de la veille. Quelque uniforme que soit ta vie, tu as au moins quelque chose à m’en dire. Mais la mienne est un lac, une mare stagnante, que rien ne remue et où rien n’apparaît. Chaque jour ressemble à la veille ; je puis dire ce que je ferai dans un mois, dans un an, et je regarde cela non seulement comme sage, mais comme heureux. Aussi n'ai-je presque jamais rien à te conter. Je ne reçois aucune visite, je n'ai à Rouen aucun ami ; rien du dehors ne pénètre jusqu’a moi. ll n’y a pas d'ours blanc sur son glaçon du pôle qui vive dans un plus profond oubli de la terre. Ma nature m’y porte démesurément, et en second lieu, pour arriver là, j'y ai mis de l'art. Je me suis creusé mon trou et j’y reste, ayant soin qu'il y fasse toujours la même température. Qu'est-ce que m’apprendraient ces fameux journaux que tu désires tant me voir prendre le matin avec une tartine de beurre et une tasse de café au lait ? Qu’est-ce que tout ce qu’ils disent m’importe ? Je suis peu curieux des nouvelles ; la politique m’assomme ; le feuilleton m’empeste ; tout cela m’abrutit ou m’irrite […]
Oui, j’ai un dégoût profond du journal, c'est-à-dire de l'éphémère, du passager, de ce qui est important aujourd’hui et de ce qui ne le sera pas demain. Il n’y a pas d'insensibilité à cela ; seulement je sympathise tout aussi bien, peut-être mieux, aux misères disparues des peuples morts auxquelles personne ne pense maintenant, à tous les cris qu’ils ont poussés, et qu’on n’entend plus. Je ne m’apitoie pas davantage sur le sort des classes ouvrières actuelles que sur les esclaves antiques qui tournaient la meule, pas plus ou tout autant. Je ne suis pas plus moderne qu'ancien, pas plus Français que Chinois, et l'idée de la patrie, c'est-à-dire l’obligation où l'on est de vivre sur un coin de terre marqué en rouge ou en bleu sur la carte, et de détester les autres coins, en vert ou en noir, m’a paru toujours étroite, bornée, et d’une stupidité féroce. Je suis le frère en Dieu de tout ce qui vit, de la girafe et du crocodile comme de l’homme, et le concitoyen de tout ce qui habite le grand hôtel garni de l'Univers. […]
Nous avons fait hier et aujourd’hui une belle promenade ; j’ai vu des ruines, des ruines aimées de ma jeunesse, que je connaissais déjà, où j’étais venu souvent avec ceux qui ne sont plus. J’ai repensé à eux, et aux autres morts que je n'ai jamais connus et dont mes pieds foulaient les tombes vides. J'aime surtout la végétation qui pousse dans les ruines : cet envahissement de la nature, qui arrive tout de suite sur l'œuvre de l'homme quand sa main n’est plus là pour la défendre, me réjouit d’une joie profonde et large. La vie vient se replacer sur la mort ; elle fait pousser l’herbe dans les crânes pétrifiés et, sur la pierre ou l'un de nous a sculpté son rêve, réapparaît l’Eternité du Principe dans chaque floraison des ravenelles jaunes. ll m’est doux de songer que je servirai un jour à faire croître des tulipes. Qui sait ! l’arbre au pied duquel on me mettra donnera peut-être d'excellents fruits ; je serai peut-être un engrais superbe, un guano supérieur.
vendredi 24 août 2012
Réflexions décousues sur les coups de sept heures du soir
Je prenais le frais au bar du coin de la rue, plongé dans le deuxième volume du journal des Goncourt — je devrais plutôt dire du Goncourt, car depuis déjà près de deux cents pages le pauvre Jules est mort. Je me trouvais donc simultanément dans la moiteur d’un 23 août 2012 finissant et les premiers jours du printemps 1871, le fracas intermittent du tramway derrière moi et le bruit de la canonnade des Versaillais contre les Communards (Edmond dit Communeux, du haut de tout son mépris de classe) ; et c’est alors qu’une énième réflexion antisémite du dernier des Goncourt (comme disait Léon Bloy) déambulant sur les boulevards, oh, rien de bien méchant, en l’occurrence
Quelques groupes autour de petites tables de jeux, tenues par des figures qu’on sent juives
m’en fit faire une, de réflexion, à propos de mon indulgence devant de tels propos, compte tenu de l’époque, du milieu, patin, couffin — et sur le fait que les trois quarts de ce que note l’inconsolable Edmond tomberaient aujourd’hui sous le coup de la loi, à tout le moins susciteraient une violente réprobation si, par exemple, il tenait un blog ; car il est non seulement antisémite mais aussi misogyne, antidémocrate et j’en passe, une horreur. Bon. Je me disais ça, et j’étais au fond assez fier d’avoir assez de recul pour passer outre et me régaler du reste, quand ma voisine de table, une bonne femme en robe à fleurs qui comme moi sirotait seule un demi tout en grignotant des bretzels, s’exclama :
— Incroyable, c’est incroyable, ah elles ne se gênent pas, mais où va-t-on, etc.
Je levai brièvement la tête. Deux jeunes et jolies femmes arabes passaient, légèrement voilées de blanc (c’était ma foi assez seyant). Ma voisine continuait de ronchonner, et son indignation était nettement dirigée vers moi ; elle me prenait à témoin et espérait que j’abondasse. Et mon premier mouvement, la première chose que j’eus envie de faire sur le moment, fut de lui répliquer quelque chose comme « Ta gueule, connasse », ce que ma bonne éducation bien entendu m’interdisait. Ainsi, me dis-je, je passais son racisme à Edmond au nom de la relativité et de la littérature, et j’avais — très fugitivement, je suis un non-violent — le désir d’éclater la tête de ma voisine sur le trottoir (en premier lieu, pour être honnête, parce qu’elle dérangeait ma lecture, les gens sont d’une impolitesse). Et cela me laissa tristement rêveur. Puis je commandai une autre bière et je me remis à lire :
Je ne vois autour de moi que des biches, écrivait Edmond, qui fuient épouvantées, ou des buffles, écoutant, dans leur immobilité étonnée, cet orage et ce tonnerre, qui durent toujours, toujours, toujours.
lundi 20 août 2012
La parure
"— Voyez-vous, dit Gautier en s'approchant de nous, l'immortalité de l'âme, le libre arbitre, tout cela, c'est très drôle de s'occuper de cela jusqu'à vingt-deux ans ; mais après, c'est fini. On doit s'occuper à tirer son coup sans attraper trop de vérole, bien arranger son arrangement, avoir des dessins à peu près passables... et puis surtout, bien écrire. Voilà l'important, des phrases bien faites ; et puis quelques métaphores, oui, quelques métaphores, ça pare l'existence."
[Journal des Goncourt, 24 août 1860]
mercredi 15 août 2012
Leçon de la mouche
« Quant à moi, une seule mouche me ridiculise. Mon impatience, ma rage puérile et mon impuissance, il suffit d’une mouche dans ma chambre et j’en fais aussitôt péniblement étalage. Toute ma personnalité d’emprunt, élégante et altière, très au-dessus de tout ça et du reste, détachée, pénétrée ou imbue des plus hautes philosophies orientales et prétendument disposée à accueillir la mort même avec un fin sourire supérieur, comme un incident dérisoire, à peine remarquable, se lézarde d’un coup et se brise lamentablement parce qu’une mouche est entrée dans ma chambre par la fenêtre. Le taon abolit le tao. Ma sérénité à toute épreuve ne supporte vraiment que les ciels roses des crépuscules d’été, voilà quelle leçon je reçois de la mouche et ce qu’elle m’apprend sur mon compte. »
Éric Chevillard, Le Vaillant petit tailleur (2003)
jeudi 9 août 2012
La plus énorme des ambitions
« Il nous revient à l’esprit cette ambition, la plus énorme des ambitions qui soient entrées dans la tête d’un mortel depuis que le monde est ; la plus impossible, la plus irréalisable, la plus monstrueuse, la plus olympienne des ambitions ; celle que Louis XIV et Napoléon n’ont pas eue à eux deux, celle qu’Alexandre n’aurait pu assouvir à Babylone ; une ambition défendue à un pape, à un empereur, à un dictateur, au maître le plus maître : l’ambition de Balzac, qui était de péter dans le monde. »
Journal des Goncourt, 13 octobre 1855
mercredi 1 août 2012
La viande me lève
Bureau de L’Artiste. — Gautier, face lourde, tous les traits tombés, un empâtement des lignes, un sommeil de la physionomie, une intelligence échouée dans un tonneau de matière, une lassitude d’hippopotame, des intermittences de compréhension : un sourd pour les idées, avec des hallucinations d’oreille, écoutant par derrière lui quand on lui parle devant. Épris aujourd’hui de ce mot que lui a dit Flaubert ce matin, la formule suprême de l’École, qu’il veut graver sur les murs, à ce qu’il dit : De la forme naît l’idée. Son caudataire, un agent de change toqué d’Egypte, arrivant toujours avec quelque plâtre de basalte égyptien sous le bras, grave avec de très graves phrases, un Prudhomme d’après Champollion, qui expose à l’Europe et aux auditeurs son système de travail : se coucher à huit heures, se lever à trois, prendre deux tasses de café noir et aller en travaillant jusqu’à onze. Ici Gautier sortant comme un ruminant d’une digestion et interrompant Feydeau : « Oh ! cela me rendrait fol ! Moi, le matin, ce qui m’éveille, c’est que je rêve que j’ai faim. Je vois des viandes rouges, des grandes tables avec des nourritures, des festins de Gamache. La viande me lève. Quand j’ai déjeuné, je fume. Je me lève à sept heures et demie, ça me mène à onze heures. Alors je traîne un fauteuil, je mets sur la table le papier, les plumes, l’encre — le chevalet de torture. Et ça m’ennuie ! Ça m’a toujours ennuyé d’écrire, et puis, c’est si inutile !… Là, j’écris comme ça, posément, comme un écrivain public… Je ne vais pas vite — il m’a vu écrire, lui — mais je vais toujours, parce que, voyez-vous, je ne cherche pas le mieux. Un article, une page, c’est une chose de premier coup. C’est comme un enfant : ou il est fait ou il n’est pas fait. Je ne pense jamais à ce que je vais écrire. Je prends ma plume et j’écris. Je suis homme de lettres, je dois savoir mon métier. Me voilà devant le papier, c’est comme le clown sur le tremplin… Et puis, j’ai une syntaxe très en ordre dans la tête. Je jette mes phrases en l’air, comme des chats ; je suis sûr qu’elles retomberont sur leurs pattes. C’est bien simple : il n’y a qu’à avoir une bonne syntaxe, je m’engage à montrer à écrire à n’importe qui. Je pourrais ouvrir un cours de feuilleton en vingt-cinq leçons. Tenez, voilà de ma copie, pas de rature ! »
Journal des Goncourt, 3 janvier 1857
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