lundi 24 juin 2013

Et que sait-il celui-là qu’il veut me dire

« Quand enfin je me suis risquée à en prendre un, à l’ouvrir, à le regarder, il était si pauvre, si à côté que je l’ai remis sur sa pile. À côté. Oui, tout était à côté. De quoi parlait-il, ce livre ? Je ne sais pas. Je sais que c’était à côté. À côté des choses, à côté de la vie, à côté de l’essentiel, à côté de la vérité […] 
N’ai-je plus rien à trouver dans les livres ? Sont-ils tous répétition futile, description jolie et imagée, suite de mots sans poids ? 
Mon découragement en face des livres a duré très longtemps. Des années. Je ne pouvais pas lire parce qu’il me semblait savoir d’avance ce qui était écrit dans le livre, et le savoir autrement, d’une connaissance plus sûre et plus profonde, évidente, irréfutable. 
De même que je baissais les yeux pour ne pas voir les visages parce que les visages se dénudaient sous mes yeux, parce que je voyais tout des gens au travers de leur visage dès que j’arrêtais mon regard sur eux, et cela me gênait au point d’être obligée de baisser les yeux, de même je m’écartais des livres parce que je voyais au travers des mots. Je voyais la banalité, la convention, le vide. J’y voyais l’habileté. Et que sait-il celui-là qu’il veut me dire ? Et pourquoi ne le dit-il pas ? Tout était faux, visages et livres, tout me montrait sa fausseté et j’étais désespérée d’avoir perdu toute capacité d’illusion et de rêve, toute perméabilité à l’imagination, à l’explication. Voilà ce qui, de moi, est mort à Auschwitz. Voilà ce qui fait de moi un spectre. À quoi s’intéresser quand on décèle la fausseté, quand il n’y a plus de clair-obscur, quand il n’y a plus rien à deviner, ni dans les regards ni dans les livres ? Comment vivre dans un monde sans mystère ? Comment vivre dans un monde où le mensonge se colore en couleur aveuglante et se sépare immédiatement de la vérité, comme dans ces mélanges qui se décomposent, où chaque ingrédient reprend sa couleur et sa densité propres ? » (p. 15-17) 

« Je ne peux pas regarder les gens sans interroger leur visage. Depuis que je suis rentré, c’est ainsi. J’interroge leurs lèvres, leurs yeux, leurs mains. À leurs yeux, à leurs lèvres, à leurs mains, je demande. Devant tous ceux que je rencontre, je me demande : M’aurait-il aidé à marcher, celui-là ? M’aurait-il donné un peu de son eau, celui-là ? […] 
Ceux dont je sais au premier regard qu’ils m’auraient aidé à marcher sont si peu… Je me dis que je suis stupide. Je n’ai plus besoin qu’on m’aide à marcher, je n’ai plus besoin qu’on me donne à boire, je n’ai plus besoin qu’on partage son pain avec moi. Maintenant c’est fini. Je ne peux me retenir d’interroger les visages et les mains, les mains et les yeux. C’est une quête misérable. Ce ne sont plus ces questions-là qu’il faut poser aux gens qu’on rencontre dans la vie, mais ceux dont j’ai vu les lèvres s’amincir, le regard se ternir, je n’ai plus rien à leur dire. Je me dis : c’est stupide, il faut passer outre. Je me dis que vraiment cela n’a plus d’importance, aujourd’hui. Qu’est-ce qui a de l’importance, aujourd’hui ? Il reste que je connais des êtres plus qu’il n’en faut connaître pour vivre à côté d’eux et qu’il y aura toujours entre eux et moi cette connaissance inutile. » (p. 42-43) 

« Mes paroles vont sur un étroit chemin dont elles ne doivent pas s’écarter sous peine de toucher à des régions où elles deviendraient incompréhensibles. Les mots n’ont pas le même sens. Tu les entends dire : « J’ai failli tomber. J’ai eu peur. » Savent-ils ce que c’est, la peur ? Ou bien : « J’ai faim. Je dois avoir une tablette de chocolat dans mon sac. » Ils disent : j’ai peur, j’ai faim, j’ai froid, j’ai soif, j’ai sommeil, j’ai mal, comme si ces mots-là n’avaient pas le moindre poids. Ils disent : je vais voir des amis. Des amis… Des gens chez qui on va dîner ou jouer au bridge. L’amitié, qu’en savent-ils ? Tous leurs mots sont légers. Tous leurs mots sont faux. Comment être avec eux quand on ne porte que des mots lourds, lourds, lourds ? » (p. 60-61) 

Charlotte Delbo, Auschwitz et après III, Mesure de nos jours

(Minuit, 1971)



jeudi 13 juin 2013

Revanche du marin facétieux


J’ai donc lu Le Club des Neurasthéniques, Éric Dussert ayant eu tout récemment la bonne idée de ressusciter — dans sa collection L’Alambic, qu’abritent les excellentes éditions de L’Arbre Vengeur — ce feuilleton paru dans les colonnes du journal Paris-Midi d’août à octobre 1912 et jamais jusqu’ici réuni en volume, il y a des honneurs qui savent se faire attendre. 

René Dalize, né chevalier René Dupuy des Islettes en 1879, est l’aîné et le plus proche ami d’Apollinaire, qui lui a dédié Calligrammes. Officier de marine, mais « marin facétieux », descendant du poète créole Dupuy des Islets (amant de Joséphine et introducteur du menuet aux Antilles), il initia à l’opium une partie notable de l’intelligentsia […] Incorporé en 1914, il meurt en 1917. Mal enterré, sa sépulture a disparu, résume le rabat de sa couverture. Le père répandant une danse et le fils une drogue, soit dit en passant, il y a là quelque chose de très satisfaisant pour l’esprit. C’est sous le pseudonyme de Franquevaux que Dalize signa Le Club…, qui ne l’est pas moins. Il s’agit d’un roman d’aventures, de Paris à Haïti en passant par la Louisiane, en vingt épisodes. Amuser ses contemporains paraît avoir été son premier objectif et un siècle plus tard il l’atteint encore ; c’est pourtant un monde disparu qu’il évoque, ou plutôt un monde sur le point de disparaître. La Grande Guerre approche et on ne rira plus, ou différemment : c’est pendant l’entracte de Parade — révèle l’érudite postface de l’éditeur — qu’Apollinaire apprendra la mort sous les drapeaux de son ami. 

Claude-Alain Mercœur, Marie Fortuney, Jean Cannabis, Nadia Oldensky, le vicomte Adhémar de la Rocheblette, la comtesse Orfang des Neiges, le professeur Morhange et le colonel Taillevent : tels sont les noms plaisamment caractéristiques des huit membres du Club, un neuvième, Zingler, mourant de la peste au début du récit, signe pour les survivants qu’il est temps de fuir l’Europe, où cette intéressante épidémie progresse à grands pas *. Seulement voilà, fuir, c’est beaucoup d’embarras, pour un neurasthénique, et ce n’est qu’à la fin d’un hilarant onzième chapitre (comme de juste titré Faux départ) que nos blasés geignards parviennent enfin à s’éloigner sensiblement du Havre, à bord du luxueux yacht de Sir John Painreagh, Duke of Laverdure, prétendant au fauteuil vacant de Zingler et dont l’adoption solennelle par le Club sera, running gag, repoussée de chapitre en chapitre jusqu’à la dissolution de ce dernier, au terme de parodiques péripéties (duel, naufrage, course-poursuite, éruption volcanique) : car bien sûr toute cette agitation aura convaincu ces neuf suicidaires d’opérette (la motion d’un suicide collectif ayant été votée par eux dès le second chapitre — pas question pour ces dandys de trépasser avec la masse —, le passage à l’acte se voit perpétuellement ajourné lui aussi) des joies de l’action, du grand air et de la dépense : obligés de vivre, ils prennent goût à l’existence. L'insomniaque fourbu dort comme une souche, l'opiomane sevré prend du poids. Dalize cependant ne se contente pas d’assener à ses personnages une naïve leçon de bon sens (quoiqu’un certain premier degré sous le troisième soit un de ses charmes), on devine dans l’alerte moquerie une vraie tendresse pour ces douillets velléitaires et hystériques. C’étaient ses amis, sans doute, au retour de lointains voyages. On le sent entre deux mondes. 

Mais la vraie vie, qui est toujours ailleurs, a parfois la forme d’un obus, et son dernier mot, qu’elle a toujours de même, fut de fendre le crâne de l’auteur. Pour s’en consoler, dieu merci, il y a l’opium de la littérature. 

— Parbleu, fit le colonel, ça commence à danser... Heureusement que j'ai découvert un procédé infaillible contre le mal de mer.

— Vous avez donc déjà navigué, colonel ?

— Moi, jamais. J'ai inventé ça chez moi, dans mon cabinet. 

* Le roman débute, anticipation légère, le 7 mai 1915. On se pince : René Dalize mourra le 7 mai 1917.




mercredi 12 juin 2013

Que d’agitation dans les nombres




« Par une journée d’été, le fou pêche dans un lac et subit une fascination. Il subit la fascination de l’eau, la grande étendue à la surface miroitante, et les nombres l’envahissent, issus des flots. Les deux poches de la vessie natatoire, les quatorze vessies natatoires extirpées intactes des entrailles des poissons capturés, les cinq corneilles dans le ciel, les vingt-sept kayaks qui défilent, les trois millions de vaguelettes, un martin-pêcheur. Qu’en augurer ?
 
Que nagent dans l’air les bulles irrégulières libérées de l’obscurité verte des rochers de schiste, propose-t-il. Devant lui, le plan d’eau en miroir, le fil ténu comme un cheveu, le flotteur sensitif et tous les habitants de la coulisse des eaux. Et les songeries se mêlent aux soucis. Songeur, il énumère.
 
Les vingt-cinq mille picaillons. Les trois nuages. Les trente-sept vessies. Une brème. Trois vies (une vie, n’est-ce pas trop peu ?). Trois pies et un geai. Un écureuil roux. Une vipère. Les neuf branches principales du chêne au-dessus de sa tête. Onze canetons. Les vingt-cinq mille picaillons m’échappent du fait de la sentence de trois docteurs en philologies diverses. Les trois nuages passent. Les neuf branches bougent. La brème replonge. Que d’agitation dans les nombres. Que de métamorphoses dans les flots. Qu’en augurer ? » 

Eugène Savitzkaya, Fou trop poli (2005)


lundi 10 juin 2013

Si tu avançais un jour ta main vers eux




« Trouver ta lettre ce matin après tout ce silence me fait trembler de peur : je pressens des injures abominables, des menaces, des ultimatums d’oubli éternel. Je redoute que tu mettes tout ton talent — comme le fait Duvert, par exemple, lorsqu’il est mauvais — au service d’un fiel dont on ne peut pas se remettre. Mais il faut bien être courageux de temps en temps et j’ouvre l’enveloppe : il en sort, d’entre ton écriture illisible et chérie, cette petite photo couleurs dont j’avais rêvé, de toi en pantalon rose, aveuglé et bougon, mais près d’un bosquet de fleurs bien colorées. Quelle récompense d’avoir parfois des idées futiles et capricieuses. J’ai bien eu raison de te photographier la dernière fois que je t’ai vu — n’y a-t-il déjà pas deux ans ? car tu as drôlement changé. Tu es même un peu bouclé à ce qu’il semble. Je préfère ne pas me demander qui a le droit de toucher ces cheveux, puisque ce n’est pas moi et que la journée est belle et que je ne veux pas être morose. Moi personne n’a le droit de toucher mes cheveux, ne parlons même pas d’une casquette ou d’un béret : aucune main, même la plus adorée. Je réviserais sans doute cet interdit, mon doux Eugène, si tu avançais un jour ta main vers eux. Il est probable que ce jour-là je serai chauve. » 

Hervé Guibert, Eugène Savitzkaya, Lettres à Eugène (2013)



vendredi 7 juin 2013

Cri vieux de cent ans




« — Demain ! Toujours demain ! Parbleu, dit Mercœur, mais c'est aujourd'hui que nous aurions besoin d'exister ! » 

René Dalize, Le Club des Neurasthéniques (1912)