vendredi 21 février 2020

Rencontre du type littéraire





Je n’avais encore jamais expérimenté la rencontre en librairie déserte, ça manquait à mon répertoire. Excepté deux libraires, un camarade éditeur et mon meilleur ami, mon public se résumait en effet à une sexagénaire qui passait par là, laquelle m’a paru tout de suite, bien entendu, follement sympathique. Je commençai à lire comme si elle était une salle comble, il n’y avait pas de raison. Et bientôt je me transformai en juke-box littéraire : sans se lasser, elle lançait une date, je lui servais l’entrée correspondante les yeux dans les yeux, elle réagissait au quart de tour, riant à toutes mes blagues, un triomphe. Puis la conversation s’engagea, et nous comprîmes que nous avions, c’était ma chance, affaire à une hypermnésique. Elle nous certifia par exemple qu’elle pouvait nous dire quel temps il faisait le 6 mars 1992 à 17h30 (sa mémoire était surtout météorologique : un Funes hygrométrique). Je ne sais plus si c’est avant ou après que, soudain grave, elle nous mit en garde contre le 19 janvier (une date funeste à tous les coups, elle s’appuyait sur vingt années d’observation) qu’un livre du rayon Ésotérisme, sans intervention extérieure, tomba par terre avec fracas (et une librairie vide est une formidable caisse de résonance). En tout cas c’est ensuite qu’Igor me demanda pourquoi l’échec et la catastrophe avaient une si grande place dans mon travail (les meilleurs amis sont cruels). J’ai esquivé en évoquant l’irrésistible drôlerie du tragique. J’avais lu pour elle pendant une heure sans ménager ma peine, elle semblait tout à fait conquise, mais la dame est repartie sans acheter mon livre. Les inconnus aussi sont cruels. À vrai dire, tout cela m’avait mis d’excellente humeur.