Hier soir sur la Canebière.
Une dépêche de 1933.
Ce genre de digressions savoureuses — et d’autres moins déliées, plus brutales : ainsi, alors qu’il est question d’âge, cette parenthèse : ("Visitez la peau ! Ses rides, ses bourrelets, ses varicosités, sa couperose ! Une expérience inoubliable !") — est une des choses qu’on trouve en abondance dans Envoyée spéciale, le généreux nouveau roman de Jean Echenoz. On y trouve aussi pas mal de running gags (en quoi et pas seulement il est désopilant), dont on suit la progression au long du livre comme au champ de course — mais ils gagnent tous au passage de la ligne. On y trouve surtout, ou d’abord, en apparence, un roman d’espionnage, dont les premiers mots sont d’ailleurs : “Je veux une femme”. Cette femme, nous l’aurons vite : c’est Constance — le nom n’est pas innocent, il en faut, de la constance, pour bâtir un roman, semble nous dire l’auteur de Lac, qui intervient du reste assez souvent pour commenter les limites de son omniscience (celle-ci n’en a pas, en vérité, et c’est bien le souci : il sait tout, il peut tout — “ça ou autre chose” — et c’est en même temps ridicule et jouissif). Ladite Constance est une héroïne sans visage, idéale, à la fois indifférente et portée sur la chose (bref, un fantasme, c’est la moindre des consolations pour un romancier une fois de plus accablé, quels que furent ses triomphes passés, par les problèmes techniques de son entreprise, ce terrain décidément miné qu'il lui faut encore traverser), quand le héros emprunte, lui, les traits de l’acteur Billy Bob Thornton, notamment son sourire inquiétant, on le voit tout de suite (une utilité se paiera la tête de Jean Bouise — c’est un casting international, pour un récit que ne l’est pas moins : nous irons en effet jusqu’en Corée du Nord, pays tragique qui prête à rire et patrie du mensonge, de l’arbitraire, on comprend que le romancier s'y intéresse). Constance, au contraire, se dérobe. Elle est libre et énigmatique comme la fantaisie de l’écrivain : on ne sait pas pourquoi elle s’embarque dans cette histoire (bon, d’accord, on l’a menacée avec une perceuse, mais rapidement cent occasions de fuir s’offrent à elle, qu’elle dédaigne toutes), elle a l’air de se foutre de tout, au fond elle paraît un peu triste, un peu absente. Sans doute la conscience de la malédiction qui la frappe — l’éternel retour à la première page de l’existence bornée qu’elle mène dans l’espace des trois cents qui suivent (elle sait tellement qu'elle n'est qu'un être de papier qu'elle passe une bonne partie de l'intrigue à lire le dictionnaire : ça la captive comme un album de photos de famille). Malédiction heureuse, toutefois, pour le lecteur, qui pourra relire, en pleurant de rire, ce roman-malgré-tout, somme de l’art désinvolte et précis d’Echenoz (désenchantement merveilleux du monde et vertiges de la mise à plat sont quelques-unes de ses ressources paradoxales), Echenoz qui ne perd pas une occasion, lui, de creuser cet espace de l’intérieur. (Plaisir spécifique, ici : que l’action se passe de nos jours : Envoyée spéciale (dans le monde contemporain, donc) confère à des mots comme Albator, skinny, clé USB ou Patrick Hernandez une dignité — littéraire, la seule qui vaille ? — qu’ils n’avaient encore pas. Il y a là un effet de réel d’autant plus délectable qu’il accompagne, littéralement, un feu d’artifices.)
"Née à Domrémy (Lorraine) vers 1412, Jeanne d’Arc (entendre d’Arche, ses ancêtres ayant dû vivre près d’un pont ; rien de noble dans cette particule, donc, ce n’est au fond qu’une Jeanne Dupont) était la fille d’un laboureur et si elle gardait occasionnellement des moutons, elle n’était pas vraiment une bergère, comme le voudra la légende, elle s’occupait surtout du ménage à la maison et de filer le coton. Elle est très pieuse, elle l’est même tellement qu’au village les jeunes de son âge se moquent d’elle, lâche-nous la grappe avec ton missel. Elle a aussi de l’énergie à revendre, et la langue bien pendue. Alors qu’elle a seize ans, deux saintes et un archange lui parlent, dit-elle. C’était un temps où Dieu s’occupait encore de politique, et même ne cachait pas un faible pour la France. Sa mission ? Bouter hors les Anglais, c’est-à-dire les repousser sur leur caillou et qu’ils y restent, merci bien, d’autant qu’à l’époque ils prennent leurs aises, se partageant Paris avec les Bourguignons, ainsi que conduire le dauphin (futur Charles VII) sur le trône, que se disputent deux duchés rivaux faute d’un roi qui ait toute sa tête (Charles VI dit le Fol, papa démissionnaire du précédent). Or, en sus de cette quasi guerre civile, la Guerre de Cent Ans s’éternise et le soldat français est démoralisé. Il n’attendait qu’une demoiselle chaude comme la braise, la coupe au bol et la nuque rase jusqu’aux oreilles pour le galvaniser. Avec la Pucelle à leur tête, rien n’arrête nos vaillants guerriers, et le siège d’Orléans est levé. Le 17 juillet 1429, Charles est sacré roi à Reims, Jeannette rayonne, il a vingt-six ans. Las, capturée par les Bourguignons au mois de mai suivant tandis que, chef de guerre free-lance, car Charles est mol, elle cherche à libérer Compiègne, Jeanne est vendue aux Anglais pour une somme rondelette, et son procès pour hérésie commence. Sur la foi d’une fausse promesse, elle accepte d’abord d’abjurer ses erreurs, puis comprenant qu’on l’a bernée elle persiste et signe, c’est bien Dieu qui arma mon bras. On la condamne donc au bûcher (vingt-cinq ans plus tard — les lenteurs, déjà, de l’administration —, le pape Calixte III la fera réhabiliter). Craignant que ses reliques ne soient l’objet d’un culte, le cardinal de Winchester ordonne qu’on la brûle trois fois de suite. Le 30 mai 1431, la première flambée la tue par intoxication au monoxyde de carbone, la deuxième fait exploser sa boîte crânienne sur le public, la troisième a raison du cœur et des entrailles, organes humides. Le peu qui reste est jeté dans la Seine, Jeanne avait dix-neuf ans. La légende n’a cessé depuis de souffler sur ses cendres et lui a prêté mille visages, sans craindre les grands écarts, de Shakespeare à Nathalie Quintane et même de Bresson à Besson."