« Ma grand-mère regardait cela, et soudain elle aperçut un dirigeable. Il survolait la route qui menait au front. C’était un objet militaire d’avant-garde, couleur de mercure, superbement bizarre, ennemi. Quand il surplombait leurs lignes, les Russes tiraient dessus, mais sans succès. Les officiers qui le scrutaient avec des jumelles distinguaient dans l’habitacle un homme courbé qui orientait vers eux un appareil à l’optique puissante, et ensuite reportait des indications sur des cartes d’état-major. Cet homme avait les yeux clairs et un front légèrement dégarni. Il s’appelait Cornelius Pfitzmann. Comptant sur son sens de l’observation rigoureuse, scientifique, les militaires lui avaient confié une mission de renseignement, alors que ses aptitudes à la navigation aérienne n’avaient pas été confirmées par une pratique soutenue ; en réalité, il s’agissait de son premier vol. Dans le civil, sa spécialité était la zoologie ; les chauves-souris, tout spécialement, le passionnaient, ainsi que certains sous-ordres de primates dont il espérait étudier la morpholgie et les moeurs après la guerre, s’il survivait. Il survécut. Il a toute ma sympathie, on comprendra pourquoi en parcourant les quelques lignes qui constituent sa biographie. J’aurais aimé introduire ici un épisode sentimental entre ma grand-mère et lui, mais le dirigeable flottait à une altitude qui interdisait toute relation, fût-elle platonique […]
À Moscou, Cornelius Pfitzmann n’eut pas le temps de visiter les hauts lieux du tourisme de masse. Tout au plus réussit-il à tournailler une demie-heure devant la statue de Dzerjinski, place Dzerjinski, car il était arrivé en avance à la convocation que les Organes lui avaient remise. On perd sa trace, puis on le retrouve en Extrême-Orient, où il contribue au déboisement. Il a vieilli. Ses passions se sont émoussées ; la zoologie le captive moins. Le soir, il s’abstient de prononcer des conférences sur la faune locale, il s’allonge et il préfère essayer de s’endormir. Finalement, un matin, un mélèze scié de travers se déséquilibre dans une direction imprévue, et Pfitzmann sent qu’il est sur la trajectoire. Il comprend que, s’il ne bondit pas sur le côté, il sera réduit en bouillie. Et il ne s’écarte pas. »
Antoine Volodine, Vue sur l'ossuaire (1997), p. 55-57
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