vendredi 1 mai 2009

Possible prend corps




« Je me retrouvai finalement en train de monter péniblement et à contrecœur ces marches. Après toutes les tergiversations, délais, prétextes et excuses que j’avais accumulés pour remettre le jour fatidique, je découvris avec un profond découragement la raison pour laquelle j’éprouvais tant de répulsion vis-à-vis de ce lieu. 
Je m’étais tenu sur ce même escalier, trois semaines plus tôt ― trois semaines seulement ! ― trois semaines qui me semblaient pourtant aussi longues que ma vie entière ! C’est à cet endroit même que j’avais jeté, d’un ton aussi désinvolte que s’il s’était agi d’une plaisanterie sans importance ou d’une boutade : “J’ai une tumeur au cerveau…” 
Je savais que cette idée n’était qu’une illusion stupide ; mon éducation et ma formation scientifique se révoltaient, mais des superstitions de ce genre m’ont hanté toute ma vie. Planté là, je ne pouvais me défaire de l’impression que mon mal n’avait commencé qu’à la seconde où je l’avais nommé. Non seulement il avait pris naissance à cet instant, mais cela en raison directe du fait que je lui avais donné un nom. Il me semblait que les choses arrivent parce qu’on en parle et qu’on les rend ainsi possibles. Tout ce que nous croyons possible prend corps. La réalité est le fruit de l’imagination humaine. Dans mon cas, j’avais laissé les recherches s’orienter sur une seule piste, et détourné ainsi l’attention des autres, dont peut-être la véritable. Je considère que je dois mentionner cette obsession, sinon le lecteur ne comprendrait pas ma mentalité ; moi aussi d’ailleurs, je la trouverais incompréhensible. La sensation d’angoisse, de terreur qui pesait sur moi en parcourant ces couloirs sonores devait être exactement semblable à celle que ressent le criminel qui retourne sur les lieux du crime. » 

Frigyes Karinthy, Voyage autour de mon crâne (1937)


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