mercredi 26 août 2009
Conclusion fâcheuse
« Quand je ne suis pas trop triste pour en écouter, ma consolation est dans la musique, j'ai complété le théâtrophone par l'achat d'un pianola. Malheureusement on n'a pas justement les morceaux que je voudrais jouer. Le sublime XIVe quatuor de Beethoven n'existe pas dans leurs rouleaux. À ma réquisition ils ont répondu que "jamais un seul de leurs quinze mille abonnés depuis dix ans ne leur avait demandé ce quatuor." Je n'ai pas démêlé s'ils en tiraient une conclusion fâcheuse à l'égard de leurs quinze mille abonnés ou bien du quatorzième quatuor. »
Marcel Proust à Madame Straus, le lundi 5 janvier 1914
dimanche 23 août 2009
Réalisme répugnant
[Marcel Proust à Robert de Billy, printemps 1909]
Je ne sais ce que vous devez penser de moi de ne pas avoir encore répondu à votre lettre délicieuse [...] Mais une fatalité, qui est précisément celle de l’Éducation sentimentale et qui fait que mêlés l’un et l’autre à tant de vies balzaciennes la nôtre se contente (Dieu merci !) d’être plutôt flaubertiste, a fait que j’attendais pour vous dire l’émotion que m’avaient causée vos pages de pouvoir vous annoncer que le petit instrument était en lieu sûr. Or il m’arrivait enfin mais d’un modèle extrêmement savant, muni de deux bourses d’un prix exorbitant pour la mienne, d’une forêt de poils, etc. Ce réalisme répugnant et dispendieux ne m’a pas semblé faire l’affaire. N’était-ce pas plutôt un plus idéaliste succédané que voulait la veuve de l’homme de Dieu. La forme grossièrement imitée elle saurait mieux l’imaginer elle-même dans le plaisir offert par un instrument plus élémentaire et meilleur marché qui prétendrait plutôt à suppléer, voire à imaginer, qu’à décrire. Bref j’ai renvoyé cette pièce d’anatomie. Et l’autre, le simple, toujours annoncé, qui me fit envoyer à sa recherche de jeunes cohortes dans des lieux trop bien faits pour elles, je ne l’ai pas encore reçu. Comme il eût été plus expéditif de m’offrir moi-même. “On ne bande pas tous les jours” comme me disait le duc de Castries, mais enfin […]
samedi 22 août 2009
J'ignore le nombre de mes châteaux
« Pau était fort brillant à cette époque où un grand seigneur espagnol, qui descendait d'Henri IV et ressemblait parfaitement à la statue qu'on a dressée de ce monarque sur la place Royale, faisait, lui et sa famille, la pluie et le beau temps. À cheval sur les Pyrénées françaises et ibères, ces hidalgos venaient exposer, dans la cité élégante et gobeuse, le nimbe démesuré de leurs chapeaux catalans, leurs collerettes de dentelles, leurs pourpoints et culottes de velours, leurs bas de soie et leurs souliers à boucles. Tous, hommes et femmes, étaient parfaitement beaux. Les fils avaient ce profil d'aigle, ce teint mat, cette moustache d'eau-forte que l'on prête à ces héros de Cervantes qui mettent à mal les jeunes filles honnêtes. Don Luis et don Tristan, que j'ai connus jusqu'à récemment, sont morts ruinés comme il convient à des princes aussi magiques. Mais leur belle emphase n'était point éteinte par la gêne et voici ce que racontait don Luis au moment que sa cape et ses espargates bâillaient le plus au soleil d'or de ses noires dernières années.
En Espagne, nous contait-il d'un air avantageux, ma fortune est aussi grande que ma noblesse. J'ignore le nombre de mes châteaux. J'excursionnais aux environs de Salamanque lorsque dans une plaine assez aride, je fus tout à coup séduit par une allée d'arbres gigantesques. Cette allée, large de quarante mètres, était formée d'une quadruple rangée de chênes. Il faisait chaud. Ravi, je m'enfonçai sous cette voûte végétale, décidé à poursuivre jusqu'au bout. Quel ne fut point mon étonnement, en constatant que ce tunnel de feuillage ne mesurait pas moins de huit kilomètres de longueur ! Il m'amena devant un château de marbre au perron monumental. Le majordome me reçut princièrement dans cette demeure merveilleuse dont le maître, me dit-il, était absent. Seul, au bout d'une immense table, je déjeunai de carpes, d'un faisan, de fruits, et m'abreuvai d'un vin d'ambre.
— Comment, demandai- je au sommelier, peut-on recevoir avec une telle prodigalité, dans un vallon désert, un hôte que l'on n'attend pas ?
— C'est que, me répondit-il, nous avons affaire à des maîtres royaux. Ils n'ont jamais daigné mettre les pieds dans ce château ; mais, il y a quatre siècles, leurs aïeux ont donné l'ordre que chaque jour, matin et soir, des repas somptueux fussent ici préparés de telle sorte que tous les voyageurs soient hébergés comme vous l'êtes. Nous dressons quotidiennement vingt couverts, et il ne nous vient pas dix visiteurs par an !
— Quel est, demandai-je, l'opulent hidalgo à qui ce fief a l'honneur d'appartenir ?
— Mais au comte Luis de Barrante, qui habite la France.
Et don Luis concluait :
— J'étais chez moi, mais je ne le compris qu'en m'entendant nommer ! »
Francis Jammes, Mémoires (1921)
jeudi 20 août 2009
Candidature spontanée
À l’attention de Monsieur Bernard Fixot
Monsieur,
Je ne vous raconterai pas de salades : je n’avais pas une
très grande idée des livres de monsieur Guillaume Musso, sans avoir pris la
peine d’en lire un, ce qui est mal. Ce jeune auteur “passionné de littérature”
souffre sans doute de ces terribles a priori et on le comprend. Or j’ai eu
tantôt l’occasion de feuilleter son roman intitulé Sauve-moi, paru en
2005 et dont il s’est vendu, dit-on, plus de deux millions d’exemplaires. Force
m’est de reconnaître que c’est encore plus mauvais que je ne pensais, et que
je ne puis lire désormais sans ricaner, dans un article du Figaro consacré à
votre poulain :
"Le travail sur le texte. Guillaume Musso s'inscrit
parfaitement dans cette rude école Fixot. Car il faut accepter de travailler et
de travailler encore sur le texte."
Monsieur, c’est une plaisanterie et je sais de quoi je
parle. Depuis près d’une dizaine d’années, j’ai l’honneur contestable de
travailler, en qualité de rewriter, pour le compte d’une maison bien connue
spécialisée dans la romance à l’eau de rose. J’estime peu ce genre mais
j’applique tout mon zèle et ma conscience professionnelle, la seule forme de
conscience valable selon certains, à faire en sorte que ces romans écrits à la
chaîne, et traduits de même, paraissent au pays de Molière dans un français
correct. Quelle ne fut pas ma surprise de lire, en tête de la deuxième page de Sauve-moi :
"Juliette
lança un bras aléatoire vers la table de nuit qui projeta le radio-réveil sur
le sol."
Cette phrase, un rewriter digne de ce nom ne l’aurait pas
laissée passer. J’en conclus logiquement que votre correcteur — car je ne peux
imaginer que vous n’en employez pas un — est un
jean-foutre et un incompétent. La maladresse de la construction vous aura sauté
aux yeux : tel que c’est écrit, on est en droit de penser que c’est la table de nuit qui a projeté le
radio-réveil sur le sol. Une telle interprétation est exclue, sans même parler
de réalisme, car la suite du texte n’accorde à cette table de nuit aucun rôle
particulier : elle n’est clairement pas douée de vie. Il eût été pourtant si
facile ― scandaleusement
facile, même ― d’écrire :
Juliette lança vers la table de nuit un bras
aléatoire qui projeta le radio-réveil sur le sol.
Dans un premier temps. Car notre correcteur consciencieux se
serait ensuite penché sur le cas de ce “bras aléatoire”. Ce raccourci est un
effet plus que douteux. Monsieur Musso aura voulu dire que son héroïne ― “espiègle”, “sexy " et
"mutine”, comme il la qualifiera dans les paragraphes suivants, avec un
brio auquel mon gagne-pain m’a habitué ― a lancé vers notre table de nuit un bras sans en déterminer au préalable la
direction,
autrement dit d’une
façon hasardeuse. Aléatoire n’est pas tout à
fait un synonyme de hasardeux. Le mot a pu
avoir un certain chic mais il n’en reste pas moins qu’il signifie “soumis au
hasard”. On dira par exemple que le succès d’un livre est aléatoire (dans des
proportions que s’efforce d’ailleurs de rendre raisonnables votre directeur du
marketing). Peut-on écrire sérieusement, Monsieur, “Juliette lança vers la
table de nuit un bras soumis au hasard qui projeta le radio-réveil sur le sol”
? Je ne le pense pas. Nous aurions corrigé ainsi :
Juliette
lança, d’une façon hasardeuse, vers la table de nuit, un bras, qui projeta le
radio-réveil sur le sol.
Mais nous n’en aurions pas fini. Projeter, en effet, est
impropre dans le contexte. À tout le moins, c’est une exagération. Ce verbe
signifie “jeter loin en avant, avec force”. Ce n’est pas ce que semble faire
notre bras, aléatoire ou pas. Ou bien Juliette est dotée d’une force surhumaine
et incontrôlable, ce que la suite du texte n’indique pas.
Juliette
lança, d’une façon hasardeuse, vers la table de nuit, un bras, qui fit tomber
le radio-réveil sur le sol.
Voilà tout de suite qui paraît plus plausible. Mais alors ― soudain, comme dirait monsieur Musso ― nous nous avisons de la superfluité de
ce “sur le sol”. Où, ailleurs que sur le sol, notre radio-réveil pourrait-il
tomber en effet ? De savoureux cas particuliers sont toujours possibles, mais en
l’occurrence nous sommes dans la chambre très banale d’une
jeune femme très banale et c’est donc sur le sol,
nécessairement, que choit le radio-réveil. Comme nos corrections précédentes
ont quelque peu alourdi la phrase originale, c’est d’autant plus volontiers que
nous sacrifierons cette précision inutile.
Juliette
lança, d’une façon hasardeuse, vers la table de nuit, un bras, qui fit tomber
le radio-réveil.
Cela, je l’avoue, ne me satisfait pas. Je vois bien que
toutes ces incises entravent la lecture et foutent par terre la rapidité
cavalière voulue par monsieur Musso. C’est que j’ai trop cherché à respecter
l’original. Pas la peine de se voiler la face : cette phrase était complètement
naze et il faut la refaire entièrement.
Juliette
lança à l’aveuglette un bras vers le radio-réveil et le fit tomber de la table
de nuit.
N’est-ce pas infiniment plus clair ? Toute l’erreur de
monsieur Musso consistait à faire de la table de nuit la cible du bras de
Juliette, alors que c’était le radio-réveil qu’elle visait, fût-ce approximativement.
La moindre des choses que l’on soit en droit d’exiger d’un auteur ayant le
front de commencer un livre par une telle péripétie, c’est que celle-ci soit
exprimée en bon français. Nul besoin de vous dire que le reste du livre est à
l’avenant, et nécessiterait un travail similaire à celui que je viens ― gratuitement ― d’effectuer. C’est pourquoi, au nom
d’une certaine idée de la dignité éditoriale et alléché par l’appât du gain, je
vous prie de considérer etc.
mardi 18 août 2009
Stance
[...] Au dehors, silence. La vieille forêt
où dorment les écureuils et les piverts
rappelle ces beaux dessins qui ornent
quelque botanique d’une autre époque
donnée en prix à des personnes mortes. […]
Francis Jammes, De l’Angelus de l’aube à l’Angelus du soir
lundi 17 août 2009
Un seul but
[…] Robert Walser, quant à lui, nous frappe, tout d’abord, par sa négligence tout à fait inhabituelle et difficilement descriptible. En examinant ses écrits, la dernière chose que l’on découvre est l’importance, chez lui, de la futilité, la persévérance que dissimule son étourderie. Il n’est pas facile d'en faire l’analyse. Car, habitués à trouver les énigmes du style dans des oeuvres d’art plus ou moins élaborées et mûrement méditées, nous sommes ici, au contraire, confrontés à une dépravation de la langue au moins apparemment involontaire, mais qui est pourtant attirante et fascinante ; à un laisser-aller présentant tantôt les traits de la grâce, tantôt ceux de l’amertume. Apparemment involontaire, venons-nous de dire. On s’est parfois demandé si c’est réellement le cas. Mais c’est là une querelle inutile ; on s’en rend compte lorsqu’on pense à l’aveu de Walser disant qu’il n’a jamais corrigé une ligne de ses écrits. Certes, rien n’oblige à le croire, mais on y a tout intérêt. On se contentera alors de penser qu’écrire et ne jamais se corriger est la parfaite interpénétration d’une absence totale d’intention et de la plus haute préméditation. Fort bien. Mais cela n’empêchera certainement personne d’analyser cette négligence stylistique. Nous l’avons déjà dit : elle a toutes les formes imaginables. Nous pouvons ajouter : à l’exception d’une seule, à savoir celle, la plus courante, qui ne s’intéresse qu’au contenu, et à rien d’autre. Pour Walser, la forme du travail est si peu secondaire que tout ce qu’il a à dire est totalement éclipsé par l’importance de l’acte d’écrire lui-même. On dirait presque que cela est balayé dans l’acte d’écrire. Cela demande explication. A y réfléchir, on rencontre quelque chose de très suisse chez cet écrivain : la pudeur. On raconte l’histoire suivante à propos d’Arnold Böcklin, de son fils Carlo, et de Gottfried Keller : un jour, ils étaient, comme souvent, au cabaret. Leur table d’habitués était depuis longtemps célèbre en raison du caractère taciturne et renfermé des buveurs. Cette fois encore, la tablée restait silencieuse. C’est alors, au bout d’un long moment, que le jeune Böcklin fit remarquer : “Fait chaud” ; un quart d’heure plus tard, le vieux renchérit : “Pas un souffle.” Keller, de son côté, attendit un moment, puis se leva en disant “Je ne boirai pas avec des bavards.” La pudeur paysanne à l’égard du langage, ici poussée jusqu’à l’excentricité, c’est tout Walser. Dès qu’il prend la plume, c’est l’état d’esprit du desperado qui s’empare de lui. Tout lui paraît désespéré, un flot de paroles se déverse, chaque phrase n’ayant qu’un seul but : faire oublier la précédente […]
Walter Benjamin, Robert Walser (1929)
dimanche 16 août 2009
La septième
« De cette période, j'ai retenu plusieurs choses, sept entre autres. La première, c'est que, dans les tilleuls de la place Royale, il existe un insecte très élégant, aux élytres coriaces et grenus, aux longues antennes de biche et que l'on nomme à tort cigale. La deuxième, c'est que, dans le mystère des parcs, les enfants ramassent une gousse appelée par eux crème et dont ils se barbouillent les babines. La troisième, c'est qu'un grand lycéen, bête comme à son âge, peut étirer entre son pouce et l'index la peau qui recouvre sa pomme d'Adam tout en me lançant avec mépris ces trois mots : "De la gomme !" La quatrième, c'est que le mélancolique roulement des tambours, dans la paix d'or des soirées, s'appelle la retraite. La cinquième, c'est que l'on tue avec une fronde un oiseau juché sur un toit comme l'était le passereau du roi David. La sixième, c'est que l'on est heureux d'écouter couler la fontaine de Trespoëy sous les feuilles de l'été, de boire de son eau précieuse. Et la septième, c'est que l'on souffre souvent sans savoir le dire. »
Francis Jammes, Mémoires
samedi 15 août 2009
Errant dans l'eau des yeux
Je trouve un grand charme aux phrases de Pierre Parlant (lisez Pas de deux, c’est une petite merveille). J’ai découvert ce matin Régime de Jacopo, un très mince livre paru en mars aux éditions Contre-Pied, en fait un extrait d’un “ouvrage en cours d’écriture” intitulé Ma durée Pontormo et inspiré par le journal du peintre. De Rancé à Ravel, le genre éminemment mélancolique de la “vie” me passionne, dans ce qu’il a de précipité. Il me semble que Parlant promet de le renouveler joliment. J’ai tiré de cette petite vingtaine de pages sans début ni fin où l’auteur avec son héros “rêva d’une surface sans bord” (ce sont les derniers mots du fragment) quelques lignes qui me semblent donner déjà une idée de l’art de Parlant, et du parti musical qu’il tire, entre autres finesses de rythme, de l’accent suspensif du point-virgule, perpétuelle attacca, liaison ou rupture selon ― art radical et classique, ambigu comme la mémoire et puisamment évocateur comme elle :
le jour suivant rendit le bouquet froid en compensant sa trace timide avec un rose étroit mais soutenu ; depuis une semaine une suite de taches au plafond l’intriguait (de la suie détrempée contre l’envie de peindre) ; une fois dehors il marchait vite ; une durée nouvelle creusait localement des places, des rues ; c’est alors qu’il se fit construire une maisonnette ; sang détaché ; mardi, écrivit-il dans son journal, il y avait eu un orage terrible ; il copia deux citations tandis qu’une autre lui échappait irrémédiablement ; vaisseau de gris violet ; souple et liquide ; il y entrerait par une fenêtre ; un pur reflet ; [...] ; il nota l’insistance d’une ombre sur le talus, une dominante passée par infusion ; ou une perdix ; zigzag constant de sa pensée ; du jaune fouetté plus pâle ; terre brûlée ; épais sirop de la soirée ; [...] ; il décrocha sa veste ; il observait ses selles ; poussa un sac de chaux ; la boutonna ; la qualité du temps autour des choses l’étourdissait souvent ; il planta quelques clous dans une petite galette qu’il avait pourtant mise de côté pour le repas du soir ; avoir une âme, pensa-t-il ; grésillement ; leva un blanc douteux ; un autre blanc opaque ; rose surfait quant au détail ; il redoutait la teinte de la bile [...] ; perdit pas mal de temps à mélanger les choses ; ce vert, sans doute l’avait-il trouvé par écrasement fortuit d’une plante sur le support ; il le garda ; mortier bâtard dans l’auge ; [...] ;
la robe se froissa ; malgré les années, il s’étonnait encore de la teneur variable des journées ; le blanc cassé ; cresson gelé dans la bassine ; il imaginait sans effort la solitude de tout le monde, posait tous les soirs son habit sur la chaise ; coïncidence dans le couloir ; dès novembre il y régnait un froid de loup ; [...] ; il lui fallait une bouteille, dit-il, immédiatement, quelque chose de noble, rouge ponceau ; il marchait vite ; l’ajustement civil des représentations l’irritait tout comme le gênaient les filaments minuscules errant dans l’eau des yeux quand il fixait le ciel ; c’était un nom facile à retenir ; il marchait vite ;
vendredi 14 août 2009
Pourquoi nous extasier
"J'ai
débarqué sur cette terre le 2 décembre 1868, à quatre heures du matin. Nul
homme abordant sur un nouveau Latium n'avait traversé un tel océan : ni Énée,
dont Virgile décrit les péripéties ; ni Gama, dont l'audace, s'il faut l'en
croire, faisait trembler la plaine sous-marine ; ni Colomb, dont les matelots
craignaient que le désert liquide ne fût à la fin une cataracte sombrant dans
l'infini. Pourquoi nous extasier sur un voyage polaire ou tropical, accompli
par des explorateurs qui ont traversé quelques degrés, et qu'est-ce de boucler
l'Alaska ou même les Indes Occidentales à l'aide de kayaks ou de caravelles
lorsque, sur un berceau, nous franchissons le néant ?
"
Francis Jammes, Mémoires, incipit
dimanche 9 août 2009
Or rien n’est plus charmant
[Marcel Proust à Madame Straus, fin mai 1911]
« Je suis très malheureux de ne pas vous voir et deux ou trois autres personnes. Mais sans cela les gens me plaignent de choses qui ne sont pas si tristes et dont la plus cruelle leur semble d’être obligé de rester sans les voir. Or rien n’est plus charmant. D’autant plus que ceux que j’ai entr’aperçus le soir où je suis sorti pour aller à Saint-Sébastien m’ont paru très empirés. Les plus gentils ont versé dans l’intelligence et hélas pour les gens du monde l’intelligence, je ne sais pas comment ils font, n’est qu’un multiplicateur de la bêtise, qui l’amène à une puissance, à un éclat inconnus. Les seuls possibles sont ceux qui ont eu l’esprit de rester bêtes. »
samedi 8 août 2009
Tout-Impuissant
Entendu un joli mot bête. Une sœur de [...], très pieuse, va consoler Madame [...] de la mort de ses deux fils, et lui parle de Dieu : «Non, dit la dame, je n’y crois plus. Si Dieu existait, il aurait empêché cette guerre.» «Mais ma chère, répond la sœur de [...] (et il faut imaginer le sérieux de ses grands yeux), écoutez, il n’a peut-être pas pu.»
Marcel Proust à Lucien Daudet, le dimanche 8 août 1915
vendredi 7 août 2009
La litanie de vos chevilles
[À un ami réchappé d’un accident d’automobile :]
« En ce moment je ne peux quitter mon lit, j’espère aller vous voir bientôt. C’est toujours délicieux de vous voir, mais maintenant c’est plus doux encore et chacun de vos membres miraculeusement protégés, vos belles mains si douces qui parfois quand j’émets un doute sur votre amitié cherchent les miennes dans un mouvement d’éloquence persuasive, votre corps tout entier dont la démarche, interrompue aujourd’hui, mais non modifiée, est la seule que je connaisse entièrement dépouillée d’habitudes conventionnelles, rapide au-devant de ce qu’elle désire ou dont elle se sait désirée, et vos yeux surtout au bas desquels il fait si vite si sombre si une tristesse a passé dans votre cœur, mais au fond desquels se déchirent et s’azurent, dans une instantanéité lumineuse, de si magnifiques éclaircies, tout votre corps maintenant je voudrais venir le voir et le toucher pour avoir trop oublié qu’il est la condition indispensable de toute cette spontanéité spirituelle qui est vous et que nous aimons et pour laquelle nous devons adorer l’intégrité de ce symbole de vous-même, de ce corps où habite votre esprit, de ces mains où comme dans un métal unique et bon conducteur, court votre étreinte. Alors on remercie les forces physiologiques obscures qui ont résisté au choc, les bons génies cachés dans les profondeurs des muscles et des nerfs qui vous ont gardé à nous. Il me semble que c’est votre esprit et votre cœur que j’ai trop exclusivement aimés jusqu’à aujourd’hui et maintenant je goûterais une joie pure et exaltante, comme le chrétien qui mange le pain et boit le vin et chante venite adoremus, à dire près de vous la litanie de vos chevilles et les louanges de vos poignets. Hélas on a été si cruel et toujours si incompréhensif pour moi, que ce sont des choses que j’oserais à peine dire, à cause des travestissements et des équivoques qui naîtraient dans d’autres pensées. Mais vous qui me connaissez et touchez avec l’intelligence infaillible la réalité palpable de ce que je suis, vous comprenez tout ce qu’a de purement moral et de saintement paternel ce que je vous dis. »
Marcel Proust à Georges de Lauris Versailles,
le mercredi 7 octobre 1908
samedi 1 août 2009
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