À l’attention de Monsieur Bernard Fixot
Monsieur,
Je ne vous raconterai pas de salades : je n’avais pas une
très grande idée des livres de monsieur Guillaume Musso, sans avoir pris la
peine d’en lire un, ce qui est mal. Ce jeune auteur “passionné de littérature”
souffre sans doute de ces terribles a priori et on le comprend. Or j’ai eu
tantôt l’occasion de feuilleter son roman intitulé Sauve-moi, paru en
2005 et dont il s’est vendu, dit-on, plus de deux millions d’exemplaires. Force
m’est de reconnaître que c’est encore plus mauvais que je ne pensais, et que
je ne puis lire désormais sans ricaner, dans un article du Figaro consacré à
votre poulain :
"Le travail sur le texte. Guillaume Musso s'inscrit
parfaitement dans cette rude école Fixot. Car il faut accepter de travailler et
de travailler encore sur le texte."
Monsieur, c’est une plaisanterie et je sais de quoi je
parle. Depuis près d’une dizaine d’années, j’ai l’honneur contestable de
travailler, en qualité de rewriter, pour le compte d’une maison bien connue
spécialisée dans la romance à l’eau de rose. J’estime peu ce genre mais
j’applique tout mon zèle et ma conscience professionnelle, la seule forme de
conscience valable selon certains, à faire en sorte que ces romans écrits à la
chaîne, et traduits de même, paraissent au pays de Molière dans un français
correct. Quelle ne fut pas ma surprise de lire, en tête de la deuxième page de Sauve-moi :
"Juliette
lança un bras aléatoire vers la table de nuit qui projeta le radio-réveil sur
le sol."
Cette phrase, un rewriter digne de ce nom ne l’aurait pas
laissée passer. J’en conclus logiquement que votre correcteur — car je ne peux
imaginer que vous n’en employez pas un — est un
jean-foutre et un incompétent. La maladresse de la construction vous aura sauté
aux yeux : tel que c’est écrit, on est en droit de penser que c’est la table de nuit qui a projeté le
radio-réveil sur le sol. Une telle interprétation est exclue, sans même parler
de réalisme, car la suite du texte n’accorde à cette table de nuit aucun rôle
particulier : elle n’est clairement pas douée de vie. Il eût été pourtant si
facile ― scandaleusement
facile, même ― d’écrire :
Juliette lança vers la table de nuit un bras
aléatoire qui projeta le radio-réveil sur le sol.
Dans un premier temps. Car notre correcteur consciencieux se
serait ensuite penché sur le cas de ce “bras aléatoire”. Ce raccourci est un
effet plus que douteux. Monsieur Musso aura voulu dire que son héroïne ― “espiègle”, “sexy " et
"mutine”, comme il la qualifiera dans les paragraphes suivants, avec un
brio auquel mon gagne-pain m’a habitué ― a lancé vers notre table de nuit un bras sans en déterminer au préalable la
direction,
autrement dit d’une
façon hasardeuse. Aléatoire n’est pas tout à
fait un synonyme de hasardeux. Le mot a pu
avoir un certain chic mais il n’en reste pas moins qu’il signifie “soumis au
hasard”. On dira par exemple que le succès d’un livre est aléatoire (dans des
proportions que s’efforce d’ailleurs de rendre raisonnables votre directeur du
marketing). Peut-on écrire sérieusement, Monsieur, “Juliette lança vers la
table de nuit un bras soumis au hasard qui projeta le radio-réveil sur le sol”
? Je ne le pense pas. Nous aurions corrigé ainsi :
Juliette
lança, d’une façon hasardeuse, vers la table de nuit, un bras, qui projeta le
radio-réveil sur le sol.
Mais nous n’en aurions pas fini. Projeter, en effet, est
impropre dans le contexte. À tout le moins, c’est une exagération. Ce verbe
signifie “jeter loin en avant, avec force”. Ce n’est pas ce que semble faire
notre bras, aléatoire ou pas. Ou bien Juliette est dotée d’une force surhumaine
et incontrôlable, ce que la suite du texte n’indique pas.
Juliette
lança, d’une façon hasardeuse, vers la table de nuit, un bras, qui fit tomber
le radio-réveil sur le sol.
Voilà tout de suite qui paraît plus plausible. Mais alors ― soudain, comme dirait monsieur Musso ― nous nous avisons de la superfluité de
ce “sur le sol”. Où, ailleurs que sur le sol, notre radio-réveil pourrait-il
tomber en effet ? De savoureux cas particuliers sont toujours possibles, mais en
l’occurrence nous sommes dans la chambre très banale d’une
jeune femme très banale et c’est donc sur le sol,
nécessairement, que choit le radio-réveil. Comme nos corrections précédentes
ont quelque peu alourdi la phrase originale, c’est d’autant plus volontiers que
nous sacrifierons cette précision inutile.
Juliette
lança, d’une façon hasardeuse, vers la table de nuit, un bras, qui fit tomber
le radio-réveil.
Cela, je l’avoue, ne me satisfait pas. Je vois bien que
toutes ces incises entravent la lecture et foutent par terre la rapidité
cavalière voulue par monsieur Musso. C’est que j’ai trop cherché à respecter
l’original. Pas la peine de se voiler la face : cette phrase était complètement
naze et il faut la refaire entièrement.
Juliette
lança à l’aveuglette un bras vers le radio-réveil et le fit tomber de la table
de nuit.
N’est-ce pas infiniment plus clair ? Toute l’erreur de
monsieur Musso consistait à faire de la table de nuit la cible du bras de
Juliette, alors que c’était le radio-réveil qu’elle visait, fût-ce approximativement.
La moindre des choses que l’on soit en droit d’exiger d’un auteur ayant le
front de commencer un livre par une telle péripétie, c’est que celle-ci soit
exprimée en bon français. Nul besoin de vous dire que le reste du livre est à
l’avenant, et nécessiterait un travail similaire à celui que je viens ― gratuitement ― d’effectuer. C’est pourquoi, au nom
d’une certaine idée de la dignité éditoriale et alléché par l’appât du gain, je
vous prie de considérer etc.
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