vendredi 4 juin 2010
Exclusivement
« C’est un vide d’une qualité particulière qui s’installe lorsque dans une ville étrangère on compose en vain un numéro pour tenter de joindre quelqu’un au bout du fil. Quand personne ne daigne décrocher, la déception revêt une importance capitale, comme s’il s’agissait d’un jeu de roulette où il en va effectivement de la vie et de la mort. Et une fois que j’avais récupéré ma monnaie dans le bas de l’appareil, que me restait-il donc à faire sinon continuer à errer sans but dans les rues jusqu’à la nuit tombée. Très souvent j’avais l’impression, vraisemblablement à cause du surcroît de fatigue, d’apercevoir marchant devant moi quelqu’un de connaissance. Ces hallucinations, car il n’y a pas d’autre terme qui convienne, me donnaient à voir exclusivement des personnes auxquelles je n’avais plus pensé depuis des années, des disparus pour ainsi dire. Y compris certains dont je pouvais affirmer qu’ils n’étaient plus en vie, comme Mathild Seelos ou le greffier de la mairie, le manchot Fürgut. Un jour, dans la Gonzagagasse, je crus même reconnaître le poète Dante, menacé du bûcher et banni de sa ville. Coiffé de son célèbre bonnet, un peu plus grand que les autres passants et cependant ignoré d’eux, assez longtemps il me précéda de quelques pas, mais comme je me hâtais pour le rattraper, il tourna dans la Heinrichsgasse et le temps que j’atteigne le coin de la rue, il avait disparu. »
W. G. Sebald, Schwindel. Gefühle
(Vertige. Sensation, 1990)
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