1887, 6
Mai. — C’était en mai. Après des jours
d’appréhension infinie, d’inquiétude et de trouble incessant, car je n’avais
jamais vu naître autour de moi (ni frères ou sœur, célibataires, ne m’avaient
révélé l’adorable prodige de la nativité), novice enfin dans cette angoisse, je
vis naître au plein jour, par une journée humide et chaude, mon fils Jean.
Je
l’aimais d’emblée. À la minute même de sa vie, que je sentais fragile.
Qu’il était peu de chose et humain ! Et dans mon cœur,
quelle pitié ! Je crois pouvoir dire que tout l’amour paternel dépend de cet
instant suprême où nous est révélée la vie en sa condition la plus pitoyable.
C’est vraiment, durant plusieurs jours et des mois, l’infinie faiblesse du
moribond.
Il avait les yeux imprégnés d’éclat nocturne, la bouche fine, et
quelques jours après, bonne. Des mains admirablement belles. Ce fut une joie.
Une joie forte et saine et vraie. Une secousse ressentie aux entrailles, comme
si ma force, lasse et usée, eut repris nouveau ressort. La conscience de cet
être qui va être, cet attachement subit et nécessaire, me domina entièrement.
Et ne parlons pas ici de sacrifice ; le dévouement spontané qui naît au cœur à
telle heure, est une chose subie, une loi de nécessité. On ne peut pas laisser
éteindre la vie, et tout en le nouveau-né appelle secours. Après viendront les
rêves et toutes les créations puissantes de son propre charme. La première
heure, encore une fois, éveille l’âme, le premier cri crie pitié.
Ensuite,
parut tout le cortège des ressemblances. Était-ce en lui ? Était-ce en moi ? La
face de l’enfant est-elle un miroir changeant où se mirent et viennent vivre de
mystérieuses souvenances ? Il nous rappela tour à tour l’image incertaine de
saint Vincent de Paul, Talleyrand, un vieil oncle, ma sœur avant lui défunte,
et ses deux grand-mères, et ses beaux yeux aussi ceux de mon père à sa fin, tel
que je le vis malade, en cette même chambre où il mourut.
Ce premier mois de l’enfant, on le dit n’avoir point de
révélations bien profondes, et non comparables aux surprises qui bientôt après
vont venir. Celui de Jean me donna le souci calme et toujours présent de son
souffle. La maison tout entière me semblait emplie d’un mystère ; au loin,
comme auprès du berceau silencieux où il ne pleurait pas, l’on sentait palpiter
l’inconnu surprenant, le principe d’une vie. Et ces jours furent à la fois
anxieux, très doux et quasi religieux.
Au dehors, dans la campagne,
Peyrelebade étant un hameau pour ainsi dire, il avait conquis la place, et l’on
ne m’abordait plus que pour me dire, avant tout bonjour : “Il dort ? Comment
est-il ?” Toute sympathie simple et vraie du paysan qui, depuis longtemps,
jamais n’avait vu naître en nos murs. Les enfants me disaient : “Où est le
petit monsieur ?” Ils venaient aussi s’approcher du berceau orné de gaze rose ;
ils se soulevaient sur la pointe de leurs pieds pour l’apercevoir ; et ils me
demandaient pourquoi, comme eux, il n’était pas grand. Puis, le premier
sourire. Il vint très tôt, dans le sommeil, en son deuxième mois, à une sortie
; il était tenu par sa mère, assise sur un banc ; j’attirai ses yeux en
l’appelant, il me fixa longtemps et me sourit avec des yeux en larmes. Elles me
gagnèrent. À partir de ce jour, l’enfant quel qu’il soit, prélude à un poème.
On en lira bientôt les strophes une à une, et son charme dominateur vous suivra
partout. Il faut avoir vu naître pour lire ce verset de la vie si tendre,
sensible, où toutes les grâces vont venir : l’amour instinctif de la lumière,
la joie à tout ce qui se meut, le goût du mouvement et la curiosité de tout ce
qui se masse aux yeux : arbres, grands ciels, toutes les choses étincelantes
vont lui parler. Jean eut toujours une extase devant la verdure, et ses pleurs
rares furent évités vite en le plaçant sous le marronnier du jardin.
Odilon Redon, À soi-même
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire