« Je me souviens, j'éprouvais le besoin de parler des
villes, j'étais la proie d'une nostalgie urbaine. Souvenir de notre gare
centrale, du sifflement des trains, de l'odeur des salles d'attente. Comme nous
sommes paradoxaux ! À me demander pourquoi j'avais pris le train l'an dernier
au lieu de rester sur le quai. Cette marotte de partir...
"Vous parlez tout seul ? me dit le cocher.
— Faites excuse, c'est toujours à propos des gares.
— Il me semble que vous êtes fatigué. Tenez, je viens de
vous préparer cet oreiller."
Le brave homme avait abattu une chauve-souris, cousu
ensemble les ailes et bourré le tout de feuilles et de plantes aromatiques. Son
geste était d'ailleurs intéressé, il pensait cuire l'oreiller le lendemain. En
effet, nous n'avions plus de vivres. Mais je ne parlerai pas de ces étranges
beignets.
"La vie n'est faite que de bizarreries, dis-je, de
rencontres, de déceptions.
— Comme c'est vrai !
— À force d'être dépendant des autres on perd son
indépendance.
— Pardon ?
— Je regrette que nous ayons faussé compagnie au sultan.
— Mais aussi, cette façon de nous congédier !
— N'est-ce pas ?
— Et ces matières qui n'en sont pas, et notre idéal, cher
ami..."
Un troupeau d'éléphants passait sur l'autre rive. Le grand
lac devint noir. »
Robert Pinget, Graal Flibuste (1956)
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