mardi 13 décembre 2011
Cette histoire qu'elle respire
« Je continuais de regarder très attentivement à travers mes meilleures lunettes le corps de ma mère et les minutes passèrent. Pas le moindre mouvement perceptible [...] Sans oxygène, le cerveau meurt dans plusieurs minutes, des changements irréversibles s’y étant déroulés. Et combien ça devait être certain que ma mère ne respirait plus ! Je verrais le moindre mouvement, certes, songeais-je. Lunettes et attention soutenue. En effet, n’exagérerais-je pas le moindre mouvement ? sinon l’inventer ! La preuve n’était-ce pas ce jour d’été, il y eut bien des années, où je flânai dans le bas de la ville. En passant un établissement de pompes funèbres, à l’angle sud-ouest des rues Bleecker et Sullivan, lequel était complètement au rez-de-chaussée, pas même une seule marche, et dont les portes à double battant étaient tout ouvertes, je regardai de la rue à l’intérieur où je vis dans la salle d’exposition un cercueil ouvert occupé. Que ce fut invitant, attirant que d’entrer et de jeter un coup d’œil sur le défunt (qui peut-être s’ennuyait tout seul) ! La propriétaire apparente de l’entreprise était en train de balayer diligemment le trottoir là-devant et son mari présumé, également à l’extérieur, près de l’entrée, faisait le badaud. J’entrai, personne ne disant rien ni ne semblant déconcerté, même si je n’étais pas vêtu en deuil (hors mon habituelle face de carême). Je me mis à côté du cercueil et regardais de près la vieille femme ridée en bière, ses mains liées par un rosaire, et chose assez inquiétante, car les morts sont censés être... morts, plus je la regardais, plus j’avais l’impression qu’elle respirait encore et régulièrement, ne fût-ce qu’assez superficiellement ! Au bout de peut-être dix minutes, le propriétaire entra et m’approcha. Lorsqu’il fut à mes côtés — étant donné que toute personne embaumée, et ayant donc son sang remplacé par un liquide plus ou moins germicide, est définitivement morte — je lui demandai :
— Est-ce qu’elle est embaumée ?
— Oui, fit-il.
Alors, cette histoire qu’elle respire, ça doit être une fiction de mon imagination, me dis-je dans un éclair. Il me posa une question à son tour :
— Est-ce que vous êtes un membre de la famille ?
— Non. Je ne puis pas rester ?
— Ben, non. Pas de nécrophiles !
Je me traînai de l’endroit. À une rue de distance, je regardai en arrière (je n’avais pas d’Eurydice). Le croque-mort m’observait. Mon propre cadavre, nullement exsangue (pour le moment), parvint à tourner le coin et à se déplacer d’une distance de deux rues vers l’ouest jusqu’à l’avenue des Amériques pour être avalé par une bouche de métro. Rentré à la maison une heure plus tard, je téléphonai (compulsivement) à l’établissement funéraire et dis au zig :
— Cette vieille en bière chez toi, elle respirait, espèce de salopard ! et je raccrochai sans attendre de réponse. (C’était ma bonne action du jour.) »
Louis Wolfson, Ma mère, musicienne..., p. 197-198
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